Le sociologue et historien du catholicisme souhaite dans cet article896 analyser la manière dont les catholiques français ont abordé le problème de la « ville tentaculaire » ou « industrielle » depuis les années 1930 et le début des Chantiers du Cardinal. Délaissant volontairement une histoire des idées sur ce problème, il consacre son étude à l’ « évolution des techniques sociales mises en œuvre », et en particulier « les techniques d’équipement », qu’il distingue des « techniques d’action ». Avec beaucoup de finesse, Émile Poulat remet en perspective les grandes étapes de construction d’églises, en particulier en région parisienne, afin de comprendre les raisons de la crise de la paroisse urbaine qui agite les diocèses français depuis la publication de La France, pays de mission ? 897. Seules les conclusions de l’article nous intéressent ici, car elles constituent, au moment même où l’ODPN lyonnais lance ses vastes chantiers, une critique lucide du « tout construire ».
Émile Poulat considère que le malaise vécu par certains curés de paroisses vient avant tout du monopole de l’action religieuse à l’échelle locale que ceux-ci entendent conserver sans concession. L’affirmation est discutable (et discutée on l’a vu par Étienne Fouilloux), mais elle est intéressante au sens où elle révèle un type de causalité récurrent chez les observateurs et les acteurs de la période pour rendre compte des difficultés de l’apostolat en ville : la coexistence des deux modes d’évangélisation (la paroisse dite « territoriale » et l’Action catholique) est vécue sur le mode du conflit. La concurrence de fait entre stratégies ecclésiales a pu contribuer à penser la paroisse urbaine sur le mode de la crise.
Cependant, Émile Poulat propose parallèlement une autre interprétation de la crise de la paroisse urbaine. Le sociologue attribue l’engouement pour la construction d’églises nouvelles à une erreur de diagnostic sur ce qu’est spatialement la ville moderne. L’Église fait fausse route, explique-t-il, lorsqu’elle considère l’espace urbain comme un territoire uniforme, aisé à arpenter et à fragmenter en cellules de base. La connaissance des populations par l’enquête de pratique dominicale est loin d’épuiser la complexité des réalités géographiques et sociologiques urbaines. « Expliqué par le manque de lieux de culte, l'absentéisme religieux de la population est devenu un problème topographique, un problème de trop grandes distances qu'il fallait réduire en multipliant les circonscriptions de base. À l'inverse de la campagne, où le bourg s'oppose aux terres, il semblait que l'agglomération urbaine effaçait toute différenciation à mesure que la construction l'envahissait, et qu'il suffisait, par conséquent, de "lotir", de "quadriller" correctement ce terrain homogène pour qu'une présence religieuse y fût assurée efficacement. La ville apparaissait ainsi comme une zone d'extrême concentration humaine où, par suite, le ministère sacerdotal était plus lourd, où l'éventail des conditions sociales pouvait être plus large, mais qui ne différait pas de la somme des paroisses qui se lapartageaient. Cet espace urbain découpable à volonté, c'était chaque paroisse qui le restructurait, selon deux dimensions : les catégories biologiques d'âge et de sexe, et les degrés dans la dévotion ». C’est la découverte de cette illusion, peut-être davantage que la découverte de la ville elle-même, qui expliquerait aussi le sentiment de crise de la paroisse urbaine898. Émile Poulat ne condamne pas en 1960 toute politique d’équipement religieux. Mais il en montre les limites, surtout lorsqu’elle s’effectue, de la part des catholiques, sans une réflexion approfondie et à nouveaux frais sur ce que signifie l’urbanisation moderne899.
Émile Poulat, « La découverte de la ville par le catholicisme français contemporain », Annales, novembre-décembre 1960, 16ème année, p. 1168-1179.
Dans cet article, Émile Poulat cite de nombreux auteurs sur ce sentiment de crise de la paroisse (note 1 p. 1179). Ces citations peuvent compléter utilement le tableau esquissé plus haut: « Que les paroisses soient en crise, c'est un fait qu'il est devenu difficile de nier » (Y. Daniel et G. Le Mouel, Paroisses d'hier…paroisses de demain, p. 129) ; « La mort enserre la paroisse. Elle s'infiltre de tous côtés à la fois » (L-J. Lebret, Union des Œuvres. Congrès national de Lille, 1948, p. 30) ; « Aujourd'hui, la paroisse est en crise », par Mgr Bernareggi, Lettre pastorale de 1952, p. 8).
Émile Poulat, « La découverte de la ville… », op. cit., p. 1178-1179.
« En réalité, la crise est au niveau de la représentation religieuse traditionnelle de l'espace urbain. Peu à peu l'idée allait naître qu'il n'est pas un tissu découpable en fractions homogènes, mais une réalité beaucoup plus complexe, aux niveaux multiples et aux aspects contradictoires » (Idem, p. 1179).