B. Les ambiguItÉs des rÉsultats de l’enquÊte de pratique dominicale de mars 1954

Il a été dit plus haut que le recensement de pratique dominicale effectué le 21 mars 1954 a été un véritable événement dans le diocèse, mobilisant plusieurs centaines d’équipes de curés et de laïcs et apportant un éclairage à prétention scientifique sur le dynamisme du catholicisme dans l’agglomération. À y regarder de plus près, les résultats obtenus et certaines des conclusions qui en sont tirées auraient pu mettre en cause toute politique de construction massive de nouveaux lieux de culte. Trois points en particulier retiennent l’attention.

En premier lieu, les chiffres de la pratique religieuse tels qu’ils apparaissent après dépouillement mécanographique dévoilent une très grande disparité selon les paroisses de l’agglomération, puisque les pourcentages de pratique s’échelonnent pratiquement sans solution de continuité de 43,9 % pour celle du Point-du-Jour à 5,3 % pour celle de Sainte-Jeanne-d’Arc-de-Parilly900. En termes de communes, le constat est semblable : il existe un écart de près de vingt-sept points entre la commune qui compte le plus important pourcentage de pratique et celle qui est la moins pratiquante901. L’auteur mêle alors deux hypothèses sensiblement différentes pour expliquer les taux particulièrement bas de certaines paroisses : « Ne serait-ce pas que nos églises sont trop peu nombreuses et qu’on n’y célèbre pas assez de messes ? L’hypothèse mériterait d’être vérifiée, particulièrement à Lyon » 902. Si c’est dans les faits la première proposition qui sera retenue et qui conduira à une politique de chantiers diocésains, il est intéressant de relever que la seconde hypothèse est rapidement abandonnée, alors même qu’une étude poussée de la distribution des horaires des messes dans l’agglomération fait l’objet de deux chapitres dans les deux premiers tomes de publication des résultats. Jean Labbens l’admet : « Si l’on assurait plus de messes, si l’on coordonnait effectivement les horaires, si ces derniers étaient plus judicieux et mieux adaptés au rythme de la vie urbaine, on verrait sans doute augmenter le nombre des pratiquants »903. Pourtant, cette variable est oubliée aussitôt pour faire place à une affirmation non démontrée, lieu commun de l’aveu même du sociologue, qui remettrait presque en cause l’utilité et la légitimité même de l’enquête de pratique religieuse : « Mais ne faudrait-il pas encore dépasser ces perspectives et dire tout bonnement, tout "bêtement" même, si l’on veut (mais encore faut-il le dire), que la déchristianisation se produit là où, faute d’avoir suivi l’évolution démographique, le clergé, les chrétiens, les offices religieux, etc.… font défaut ? Si Lyon apparaît comme l’une des moins déchristianisées de nos villes, c’est peut-être surtout que l’équipement religieux y est plutôt supérieur à ce que l’on rencontre ailleurs. Raison de plus pour améliorer ce qui existe, parer aux déficiences et prévoir »904.

Le second point qui pose question concerne les échanges inter-paroissiaux. Les résultats font apparaître en effet que 30 % des pratiquants du 21 mars 1954 se sont rendus dans une chapelle ou dans une église paroissiale qui n’est pas celle qui leur correspond canoniquement. Jean Labbens juge ces flux « d’une ampleur considérable et généralement insoupçonnée », d’autant qu’ils affectent positivement et négativement (en termes quantitatifs) toutes les paroisses sans exception905. Ce constat aurait pu conduire le sociologue à conclure à une relative mais bien réelle « déterritorialisation » de la pratique dominicale. Certes, ce changement de paroisse peut correspondre en réalité à un choix relevant de la commodité : il peut s’agir de se rendre au lieu de culte le plus proche, même si celui-ci est situé hors du territoire paroissial. Il reste que les motivations des fidèles « mouvants »906 sont sans doute plus diversifiées et laissent penser qu’une part non négligeable de fidèles est prête à parcourir de plus grandes distances que celle qui sépare le domicile de l’église canonique907. Construire des églises dans tous les quartiers est-il dès lors absolument nécessaire ?

Enfin, des doutes sur la pertinence d’un équipement religieux tous azimuts sont visibles dans l’étude de la répartition géographique des pratiquants dans l’agglomération. Jean Labbens constate un phénomène qu’il juge de premier ordre : la très forte concentration de la pratique dominicale à l’intérieur des limites communales de Lyon et plus spécialement dans certaines quartiers de la ville : « On voit ainsi fort nettement que la pratique dominicale se concentre d’une manière qui n’a pratiquement rien à voir avec la concentration de la population. Les zones où l’on pratique sont, comme on pouvait s’y attendre, les quartiers de Fourvière et de Saint-Jean traditionnellement voués à la piété, mais aussi le Centre et les Brotteaux »908 . La vitalité religieuse d’une population, même en présence d’un lieu de culte, ne se décrète pas. Implanter des églises sur le seul critère de l’accroissement démographique d’un quartier, c’est donc s’exposer au risque de lieux de culte en partie inutilisés.

L’analyse de Jean Labbens dépasse le stade de la seule observation. À ses yeux, l’expression collective de la foi religieuse n’échappe pas aux lois de la sociologie urbaine, et notamment à celle de la séparation des fonctions dans la ville : « Et nous rencontrons ainsi, appliqué à la pratique dominicale, un phénomène bien connu des urbanistes et des sociologues : de même que dans nos villes, certains commerces, certains modes d’activités ou de loisirs se concentrent en des quartier bien définis, de même la pratique dominicale se concentre en des points précis »909. Certes, on trouve dans cette idée l’analyse que fait par exemple Pierre George en 1952 sur la spécialisation fonctionnelle des agglomérations occidentales dans leurs quartiers les plus récents: « La ville comporte généralement beaucoup plus l'empreinte de la division du travail née de la Révolution industrielle que la campagne […]. La concentration des fonctions de production et d'échange et les spéculations immobilières ont conduit, en ville, à une séparation d'autant plus radicale du logement et du lieu de travail que la ville s'inscrit dans le cadre d'une économie évoluée. […]. Globalement, la construction urbaine s'affirme comme une construction spécialisée »910. Jean Labbens paraît donc en phase avec l’état de la réflexion sur la ville développée par les géographes français.

Il reste que la sociologie anglo-saxonne semble avoir également joué un rôle dans les interprétations de Labbens. Le sociologue lyonnais se réfère à l’écologie urbaine développée par les chercheurs de l’École de Chicago dans les années 1920-1940. Pour preuve, Jean Labbens revient sur ce qu’il appelle la « fonctionnalisation caractéristique de la vie urbaine » dans un ouvrage paru un an après la création de l’ODPN, dans lequel il utilise le mot « écologie » à plusieurs reprises. Un extrait un peu long de cet ouvrage témoigne clairement du lien que Jean Labbens établit entre spécialisation des activités dans la ville, détermination du comportement religieux par cet environnement urbain (qui est une des caractéristiques fondamentales des analyses de l’École de Chicago) et, par voie de conséquence, relativité d’un équipement religieux homogène : « Si la religion prend ou tend à prendre, elle aussi, un aspect fonctionnel, elle aura, elle aussi, son ou ses quartiers de prédilection. Seul le fait que l’étude des villes s’est effectuée généralement en dehors de toute préoccupation religieuse et, parfois, a été conduite par des chercheurs portés à sous-estimer l’importance des facteurs religieux, a pu dissimuler cette réalité qui s’impose à la logique et que les faits confirment amplement. S’il existe un quartier des ministères, des ambassades, des banques, du commerce de luxe, un quartier des "puces" également, nul n’ignore que l’on trouve aussi dans nos villes un quartier des couvents, des chapelles, de lieux de culte, des magasins d’objets pieux, des librairies catholiques, etc. Les études entreprises sur la pratique dominicale en milieu urbain montrent que ce n’est pas seulement les édifices mais la pratique elle-même qui se concentre en certains points nettement définis et localisés en des limites fort étroites. D’importantesconséquences découlent de là et qui se découvrent aisément par analogie […]. La vision que l’on prend du phénomène religieux, la place que, sans le savoir, on lui attribue spontanément, inconsciemment peut-être, mais très réellement, n’est-elle point ainsi liée à des facteurs d’ordre écologique ? »911. Dès lors, s’il est des lieux voués plus que d’autres à la pratique religieuse, la question se pose d’une répartition équilibrée des lieux de culte sur l’ensemble du territoire urbain.

Un dernier indice est significatif de la place de la construction des lieux de culte dans la réflexion pastorale au milieu des années 1950. Fernand Boulard qui synthétise dans Premiers itinéraires en sociologie religieuse plusieurs années d’enquêtes et d’analyses pour l’ensemble des diocèses français, n’appelle à aucun moment à un accroissement de l’équipement en lieux de culte, et privilégie au contraire une « pastorale d’ensemble », en délimitant des « zones humaines » dans lesquelles les influences sociologiques dominantes concourent à des problématiques communes pour les populations qui y résident912. « Il ne suffit pas d’ouvrir un lieu de culte, changer un curé ou prêcher une mission pour modifier sérieusement le comportement d’une population » écrit-il dans le bilan des recherches faites sur les villes. Le chanoine Boulard cite les conclusions d’Yvan Daniel devenu depuis la fin de la guerre le spécialiste de la sociologie religieuse pour la région parisienne : « On ne peut plus se laisser impressionner parce que l'on appelle des églises "pleines" : presque tout le quartier vit à côté de la paroisse. Beaucoup de paroisses risquent de rester des "paroisses d'enfants". Le nombre des ouvriers pratiquants est infime. Tout un "milieu social" est coupé de l'Église et du Christ […]. Et à côté de la paroisse, il y a le quartier… C'est pourquoi on a osé parler du "ghetto" paroissial »913. La construction de lieux de culte n’est par conséquent en rien une évidence au milieu des années 1950. Militants et simples fidèles apportent également une contribution au débat, en particulier lors de rares enquêtes où l’avis des diocésains est sollicité.

Notes
900.

Jean Labbens et Roger Daille, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule III), « annexe statistique n°2 », p. 40-41.

901.

30,75 % pour la commune de Sainte-Foy-lès-Lyon dans l’Ouest lyonnais contre 7,16 pour Vaulx-en-Velin à l’Est. Les pourcentages prennent pour référence la population municipale telle que la donne le recensement civil de 1954 (Jean Labbens et Roger Daille, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule III), « annexe statistique n°3 », p. 42).

902.

Jean Labbens, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule I), p. 37.

903.

Ibidem.

904.

Ibidem.

905.

Jean Labbens, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule II), p. 29-34.

906.

Ibidem.

907.

Le jésuite Pierre Virton avait déjà repéré ce phénomène dans plusieurs villes dans ses Enquêtes de sociologie paroissiale (Paris, Spes, 1953), par exemple à Chambéry (p. 28).C’est aussi ce que laissent entendre les résultats de deux enquêtes de pratique dominicale menées par le père Mathiot (à une date inconnue) dans la chapelle du Prado située rue Sébastien-Gryphe (7ème arrondissement de Lyon). Le père Mathiot a établi un questionnaire visant à établir les motifs pour lesquels les pratiquants fréquentent cette chapelle. 20 % des hommes et 25 % des femmes disent s’y rendre pour des raisons de « proximité », 45 et 42 % respectivement pour des raisons de « proximité et attachement ». Mais cette dernière rubrique rassemble des réponses telles que : « Parce que c’est plus près, mais aussi parce qu’on est en famille », « parce que c’est simple », « parce qu’on prie mieux », « parce que c’est plus intime ». Jean Labbens, qui reprend l’analyse du père Mathiot, ajoute : « Ce dernier adjectif paraît bien traduire le sentiment des fidèles classés dans cette catégorie. Elle exprime une sorte de commodité spirituelle : la chapelle est moins anonyme qu’une paroisse, on y éprouve davantage le coude-à-coude. La chapelle ne répond donc pas seulement à des besoins matériels mais aussi à des exigences spirituelles ». (Jean Labbens, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule II), p. 28). Pour un exemple de flux inter-paroissiaux en fonction des affinités personnelles et non du lieu de résidence (mais sur une réalité sociologique plus actuelle), voir C. Maris, « Catholiques et pratiques religieuses au Mans », dans Paul Mercator (dir.), La Fin des paroisses. Recompositions des communautés, aménagement des espaces, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 47-48. Sur ces problématiques de « territorialisation » et de « déterritorialisation du croire », voir Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, collection « Champs », 1999, en particulier chapitre 3 ; Salvatore Abbruzzese, « Catholicisme et territoire : pour une entrée en matière », Archives de sciences sociales des religions, 1999, 107 (juillet-septembre), p. 5-19 ; Colette Muller et Jean-René Bertrand, Où sont passés les catholiques ?, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, en particulier p. 39-86 et 102-103.

908.

Jean Labbens, La pratique dominicale…, op. cit. (fascicule II), p. 8.

909.

Ibidem.

910.

Pierre George, La Ville, le fait urbain à travers le monde, Paris, PUF, 1952, p. 12-14.

911.

Jean Labbens, L’Église et les centres urbains, Lyon, 1958, p. 51-53. Sur l’École de Chicago, voir le livre pionnier d’Yves Grafmeyer et Joseph Isaac, L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Éditions du Champ Urbain, 1979.

912.

Fernand Boulard, Premiers itinéraires en sociologie religieuse, Paris, Éditions ouvrières - Économie et Humanisme, 1954, en particulier chap. 6.

913.

Yvan Daniel, Aspects de la pratique religieuse à Paris, p. 111 et suivantes, cité dans Fernand Boulard, Premiers itinéraires…, op. cit., p. 65.