Le principal concept autour duquel s’articule la justification des chantiers diocésains est celui de mission. L’ « élan missionnaire », les « valeurs missionnaires », l’ « apostolat missionnaire » sont des expressions récurrentes dans les sources émanant de l’Archevêché. Ce leitmotiv semble aller de soi : c’est une « conviction essentielle »940, sans qu’il soit pratiquement besoin de l’expliciter. Pourtant, cette justification par la mission est moins simple qu’il n’y paraît. De quelle mission parle-t-on ? Car il y a mission et mission. Si l’expérience des prêtres-ouvriers en est la pointe avancée et le symbole, elle n’épuise pas la signification d’un élan marqué par une grande diversité d’approches. L’Action catholique entend ainsi, elle aussi, servir la mission, mais dans un engagement qu’elle juge moins marqué par les risques de cléricalisme. Un père Loew ne se reconnaît pas dans une mission qui serait à la fois trop éloignée de la paroisse et trop proche du militantisme communiste941.
Certes, les valeurs sont les mêmes : importance fondamentale de l’envoi, primat du sacrifice et du dévouement, ouverture radicale sur l’altérité. Il reste que la nature des contacts opérés avec les milieux en question, le degré d’immersion dans ces masses ou encore le rapport à l’autorité sont très variables. Yvon Tranvouez l’a bien montré dans le cas brestois pour l’après-guerre : au moment où se met en place la Mission générale de Brest qu’ils ont contribué à préparer, les prêtres des baraques ne se reconnaissent plus dans ce modèle pastoral trop clérical et trop éloigné des préoccupations des populations ouvrières942. L’affirmation d’un large consensus autour du mot « mission » dans les années 1940 et 1950 cache en réalité des équivoques sur les choix tactiques ou stratégiques à adopter943. D’autre part, il n’est pas inintéressant de remarquer que ce discours sur la mission pour justifier la construction de nouveaux lieux de culte commence à entrer en crise précisément au début des années 1960, dans un contexte de décolonisation et de redéfinition progressif du modèle missionnaire vers l’engagement pour le développement et la question du tiers monde944.
L’analyse de cette partie part de l’hypothèse que les caractéristiques fondamentales de la mission chrétienne contemporaine recoupent de façon assez satisfaisante les arguments théologiques et pastoraux mis en avant par l’ODPN et l’Archevêché lyonnais entre la fin des années 1950 et le milieu des années 1960 (fin du concile Vatican II). Le spécialiste de missiologie David J. Bosch identifie quatre « motifs » ou « éléments missionnaires » qui serviront d’armature à la démonstration : l’élément « de conversion », ou le souci du salut des hommes ; l’élément « eschatologique », qui souligne l’attente de l’avènement du règne de Dieu ; l’élément de « plantatio ecclesiae » (implantation de l’Église) ; enfin l’élément « humanitaire », ou la recherche de justice dans le monde945.
Pour reprendre une expression utilisée par l’autorité diocésaine lors d’une réunion des archiprêtres (AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « L’effort diocésain pour les nouveaux centres religieux », 2 mai 1962). Un texte similaire signé de l’abbé Bourrat, intitulé « Campagne pour les églises nouvelles » et probablement rédigé à une date proche du premier, affirme que « si cette activité [la récolte de fonds pour le financement des églises nouvelles] ne permet pas la découverte du sens chrétien de l’argent, de la générosité et d’un certain sens missionnaire de l’Église, on aura passé à côté ».
Denis Pelletier, Les catholiques en France…, op. cit., p. 92-93.
« Par bien des côtés, ils sont encore dans l’esprit des paroisses missionnaires imaginées par l’abbé Michonneau, et dans la logique de la Mission ouvrière qui se met alors en place en France dans quelques secteurs pilotes associant étroitement paroisse et Action catholique. Mais à certains égards leur réflexion rejoint celle des PO : la mission n’exige pas d’abord de changer le monde mais de changer de monde » (Yvon Tranvouez, « Brest 1944-1958 : pays de mission ? », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Alain Michel, Georges Mouradian et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France, 1937-1970, Paris, Éditions de l’Atelier, 2001, p. 33-46, citation p. 43).
Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000, en particulier chap. 4 et 6. S’appuyant sur un article de Michel de Certeau paru dans la revue Études, l’auteur développe en effet l’idée d’une « résistance par équivoque », dans laquelle « le mot "mission" fonctionne comme un mot de passe qui suffit à donner légitimité sans qu'on ait besoin d'expliciter le contenu qu'on y met. Communauté de vocabulaire sans doute, mais qui couvre la diversité des discours. Ils sont nombreux à utiliser les mêmes mots mais ils ne disent pas les mêmes choses: chacun investit le langage à sa façon. C'est ainsi que le discours officiel se trouve subverti par des discours divergents mais qui fonctionnent sur le même registre » (p. 166).
Voir Claude Prudhomme et Jean-François Zorn, « Crises et mutations de la mission chrétienne », dans Jean-Marie Mayeur, Charles et Luce Pietri, André Vauchez, Marc Vénard (dir.), Histoire du christianisme, t. 13 : Crises et Renouveau (de 1958 à nos jours), Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 343-373.
David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires, Paris, Éditions Karthala, Haho et Labor et Fides, 1995 , p. 16 (paru en anglais sous le titre original Transforming Mission en 1991).