1. Créer des « Maisons de Dieu » dans les nouveaux quartiers

Les premières allusions à la construction de nouveaux lieux de culte dans le diocèse utilisent toutes la même métaphore biblique : les églises nouvelles seront les tabernacles offerts au Christ. À la Libération, cette image est en phase avec les urgences de reconstruction matérielle, mais aussi morale et spirituelle : « Il faut pourtant donner à Notre Seigneur les nouveaux centres religieux, les nouveaux tabernacles, d'où rayonnera sur le monde, couvert de tant de ruines, empoisonné de tant de haines, l'amour fraternel seul capable de le reconstruire »949. Dans les années qui suivent, l’image de l’ « église-tabernacle » est plutôt mobilisée pour signifier la nécessité d’aller vers le monde ouvrier, qui meurt de l’absence de Dieu950.

Pourtant, le choix du tabernacle n’est pas seulement lié à une homologie de forme entre l’armoire liturgique et le lieu de culte. Lieu baigné d’une sacralité redondante (il contient le ciboire, prend place habituellement au milieu de l’autel, lui-même centre de l’édifice cultuel), cet objet a l’avantage de posséder plusieurs significations qui se superposent : il est le lieu de la présence divine ; sacrifice du Dieu fait Homme, il est également la tente des Juifs de l’Antiquité où étaient enfermés d’après la tradition hébraïque l’Arche d’Alliance et les objets sacrés avant la construction du temple de Jérusalem. Il est donc le lieu provisoire et transitoire de la divinité, dans un espace qui n’a pas encore été fondé. Avant la création de l’Office diocésain en 1957, l’usage répété du terme « tabernacle » peut signifier la possibilité de lieux de culte qui ne soient pas nécessairement en dur, dans la tradition des « chapelles de secours » encore construites dans l’entre-deux-guerres. En revanche, après1957, l’Archevêché de Lyon rappellera fréquemment son intention de ne pas construire des lieux de culte provisoires951. Au début des années 1960, le terme « tabernacle » n’est en tout cas plus guère utilisé. Le glissement s’opère vers le thème de la mort et de la Résurrection du Christ, entre lesquels l’attente des disciples face au tombeau vide symbolise l’absence de Dieu dans les nouveaux quartiers.

Le journal de l’ODPN est révélateur de cette volonté de faire habiter Dieu là où, semble-t-il, on ne l’attend plus. C’est la citation de l’Évangile de Jean, « Je cherche mon Seigneur et je ne sais pas où ils L’ont mis… »952, qui est systématiquement l’épitaphe de la feuille Paroisses nouvelles. Elle rappelle la détresse de Marie de Magdala devant la pierre qui a été roulée. Il n’est pas inintéressant de remarquer que les rédacteurs n’ont pas choisi le verset 2 du même chapitre qui est quasiment identique mais formulé à la première personne du pluriel : « Ils ont enlevé du Sépulcre le Seigneur, et nous ne savons où ils L’ont mis »953. Cette énonciation paraîtrait plus conforme au projet de l’Archevêché, qui est de parler au nom d’une communauté et dans le cadre d’un projet collectif d’équipement religieux. Sans doute la formulation par le « je » a-t-elle- été jugée plus persuasive et renvoie plus directement chacun des lecteurs à sa propre conscience. Par ailleurs, la première partie de la phrase n’a pas de lien avec les chantiers diocésains.

Dans le récit évangélique, l’angoisse de Marie-Madeleine ne dure pourtant pas : Jésus est derrière elle et lui pose la même question que celle des anges (« Femme, pourquoi pleures-tu ? ») ; après un temps d’aveuglement, elle comprend qu’il est celui qu’elle venait voir954. On peut penser que la construction des églises nouvelles est perçue dans le même esprit : en faisant habiter Dieu sur les confins du territoire diocésain, les catholiques sont appelés, aux yeux des autorités religieuses, à devenir les mêmes témoins de la présence inattendue du Christ vivant. Avec l’idée, largement utilisée comme topos dans le discours catholique, que l’échec momentané et apparent est en réalité la meilleure semence pour le triomphe futur du christianisme. Mgr Mazioux formule clairement ce retournement fondamental : « Cet amas de béton et de métal qui nous vaut tant de labeurs et d’ennuis, de paroles et d’argent, ne va-t-il pas assurer la présence du Christ Sauveur au milieu des hommes ? »955.

Notes
949.

« La quête annuelle pour "Le Christ dans la banlieue" », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 11 mai 1945.

950.

En témoignent ces extraits du bulletin diocésain : « Et il est pourtant indispensable de donner au Sauveur Jésus des tabernacles au milieu de ces masses laborieuses qui souffrent si douloureusement de ne pas Le connaître et de ne pas L'aimer » (Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 19 avril 1946) ; « Il n'est plus nécessaire de redire à quels besoins urgents correspond cette quête, ni les service précieux que l' Œuvre a rendus déjà et veut rendre encore pour l’édification de paroisses nouvelles par lesquelles le Sauveur Divin peut résider au milieu de ces masses ouvrières qu'Il aime avec prédilection, et qui ont tant besoin de Lui » (Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 27 avril 1947) ; « Il s'agit rien moins que de nous aider à donner au Sauveur Jésus d'humbles tabernacles dans ces vastes agglomérations populaires qui ont tellement besoin de Lui » (Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 11 avril 1948).

951.

Voir chapitre 7.

952.

Jean 20,13.

953.

Jean 20,2. Celle du « Fils de l’Homme ne sachant où reposer sa tête » (Mathieu 8, 19-20) n’est pas non plus utilisée à notre connaissance, dans le cas lyonnais en tout cas.

954.

« En disant cela, elle se retourna, et elle vit Jésus debout; mais elle ne savait pas que c'était Jésus. Jésus lui dit : "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?". Elle, pensant que c'était le jardinier, lui dit : "Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et je le prendrai". Jésus lui dit : "Marie !". Elle se retourna, et lui dit en hébreu : "Rabbouni !" c'est-à-dire, "Maître !". Jésus lui dit : "Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu" » (Jean 20, 14-17).

955.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, circulaire n°23 (aux prêtres bâtisseurs) de l’ODPN, 28 septembre 1962.