Le mystère du Dieu fait Homme est également mobilisé par l’ODPN pour justifier la construction de nouveaux lieux de culte. Comme l’Incarnation qu’elle entend rendre visible, la fondation d’un lieu de culte est perçue comme un enracinement de la Transcendance dans un espace à l’origine profane. Par cet ancrage dans une réalité terrestre, l’église matérialise l’ « être-là » et l’ « être-avec » de Dieu. L’église ne renvoie pas à la condition humaine, elle en est la marque même. C’est la théologie que développe Henri Denis dans une réflexion sur la paroisse et en particulier sur son rapport au territoire : « La paroisse manifeste l'enracinement visible de l'Église […]. Il n'y a donc pas de relations à Dieu sans attaches humaines. Et la première attache humaine de l'homme, c'est son corps. Mais quand je dis "mon corps" (ce mode d'exister de la conscience incarnée), je dis en même temps mes parents, je dis une hérédité, je dis aussi un sol, un lieu, un paysage, et, sur le plan culturel, je dis une langue, un travail, une civilisation. […]. On saisit comment les lieux d'habitation de l'homme sont comme une dimension de sa personne. On a vu comment le droit canon y insistait (cf. can. 216, par. 4). Notre méthode ici sera différente : nous chercherons les divers sens de cette territorialité […]. L'Église (continuant le Christ, avec lui), pour mettre les hommes en relation avec leur Sauveur, s'installe là où les hommes habitent. Elle épouse leur situation fondamentale d'être au monde. Elle habitera là où habitent les hommes. Contentons-nous pour l'instant d'avoir dégagé le principe de la territorialité de la paroisse : c'est le mode concret de l'enracinement de l'Institution du Salut parmi les hommes »956.Certes, la réflexion du théologien ne porte pas ici sur les églises, mais sur les paroisses. Cependant, ces quelques lignes, diffusées auprès du clergé diocésain par le canal de la Semaine religieuse, traduisent une volonté d’explicitation de la démarche de construction qui ne se résume décidément pas à un simple chantier. Le lieu de culte porte la marque d’une identité ou d’une appartenance qui passe aussi par le corps du fidèle, saisi comme un mode fondamental de construction de soi et d’une communauté.
On peut, de ce point de vue, rapprocher utilement ce qui vient d’être dit par Henri Denis de l’analyse que développe l’anthropologue du religieux Mircea Eliade à la même époque. Eliade n’entend pas traiter de l’Incarnation mais, explique-t-il, pour vivre dans le monde, il faut d’abord le fonder, et aucun monde ne peut surgir dans le chaos d’un espace profane caractérisé par son homogénéité et la dispersion de ses lieux. Dès lors, pour habiter ces lieux, l’homme religieux doit prendre une décision conçue comme vitale, celle d’instaurer un « point fixe », « axe central de toute orientation future ». Cet acte fondamental est décrit comme une re-création du monde, assumée par la communauté comme par l’individu qui choisissent d’investir ce territoire. Cette fondation originelle introduit une rupture dans l’espace sans laquelle, soutient Eliade, rien ne peut se faire ni commencer957.
Henri Denis, « La paroisse », texte rédigé à Francheville entre le 24 septembre et le 8 novembre 1957 et repris intégralement dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 28 mars 1958. Le canon cité par Henri Denis affirme en effet : « Sans indult apostolique spécial il est interdit d’établir des paroisses fondées sur la diversité des langues ou des nationalités des fidèles habitant la même ville ou le même territoire. Il en est de même des paroisses restreintes à des fidèles unis par des liens purement familiaux ou personnels. Si des paroisses constituées d’après les caractères sus-indiqués existent quelque part, on n’y peut rien changer, sans avoir d’abord consulté le Saint-Siège » (Code de droit canonique, 1917).
Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965 pour la traduction française, réédité dans la collection « Folio Essais » en 1987, p. 25 et suivantes.