1. Ne pas abandonner spirituellement les nouveaux urbains

Dans les textes bibliques, les termes de « Sauveur » et de « salut » sont utilisés dans les cas d’une détresse fondamentale. En particulier, la rédemption divine intervient à propos de deux situations humaines fondamentales, la maladie et la servitude970. C’est le second motif qui semble correspondre le plus adéquatement à l’évangélisation des banlieues telle que l’envisagent l’Archevêché et l’ODPN. Au moment de la création de l’Office diocésain, le cardinal Gerlier évoque ces foyers rendus étrangers à eux-mêmes faute de ne pas connaître Dieu. La conversion est la sortie d’une aliénation : « Pourrions-nous abandonner religieusement cette série de quartiers nouveaux, peuplés de familles jeunes ayant de nombreux enfants? Les âmes ont besoin de vérité autant que les corps de nourriture. Nous manquerions à la mission que nous confie le Christ, si nous les laissions dans la détresse spirituelle qui accable tant de nos frères, et qui les prive d'un élément essentiel de vrai bonheur »971.

Dès lors, le discours des responsables pastoraux lyonnais oscille entre un optimisme joyeux - « les cités nouvelles représentent aujourd’hui une chance exceptionnelle de christianisation à saisir dans toute son ampleur » - et une angoisse face à un monde qui échappe progressivement à l’emprise de l’Église et à sa proposition de salut - « Pouvons-nous accepter que des cités entières manquent de lieux de culte, de salles de catéchisme et de presbytères ? Pouvons-nous attendre que les populations de ces cités se soient éloignées de Dieu, en vivant dans un contexte humain privé de lien visible avec l'Église et de moyens d'évangélisation ? »972. Construire des églises et ne pas laisser les fidèles dans une détresse spirituelle perçue comme un drame collectif insoutenable, c’est aussi soutenir les curés confrontés à des tâches qui, pour certains, les dépassent. Dans un rapport sur la situation des églises nouvelles en mai 1961, Mgr Mazioux évoque l’indispensable démarrage de vingt-six chantiers dans un délai réduit « sous peine de laisser longtemps encore des quartiers urbains en entier sans secours religieux, et abandonner les pasteurs au découragement »973. À terme, si l’urbanisation perdure sur le même rythme sans que des lieux de culte viennent renforcer le maillage existant, l’Archevêché craint la constitution progressive d’une ceinture de villes athées autour de Lyon, qui rappelle le mythe de la « banlieue rouge » encerclant la bourgeoisie des beaux quartiers. Le cardinal Gerlier joue sur cette peur de l’encerclement dans ses appels aux dons : « La création de paroisses nouvelles, ou tout au moins de centres religieux annexés aux anciennes paroisses s'impose donc, sous peine de voir très rapidement se constituer de véritables cités païennes en bordure de nos villes.[…].C'est une vaste et lourde entreprise, intéressant le salut de milliers de familles »974.

Les militants d’Action catholique, notamment ceux des classes moyennes et de la bourgeoisie, sont également sensibles à l’effort de conversion que permet l’implantation de nouvelles églises. À la section ACGH de La Mulatière, c’est « la progression du Royaume de Dieu sur l’ensemble du diocèse » qui constitue le véritable fondement de l’équipement religieux. Cette militante ACGF de la Loire ne dit pas autre chose, tout en constatant des degrés dans la perception intellectuelle de l’enjeu : « Dans mon foyer (milieu indépendant), favorable aux chantiers par souci d’assurer l’implantation de l’église dans les quartiers nouveaux ou dans ceux qui se développent afin d’étendre le règne de Dieu. Notre milieu favorable aussi, soit pour le même motif, soit par obéissance traditionnelle au clergé sans avoir nettement pris conscience du problème »975. Cette notion de dilatatio regni Dei est au cœur du modèle missionnaire développé par T. Gentrup au milieu des années 1920 : les chrétientés locales s’étendent par extension du noyau initial, jusqu'à englober toute l’humanité976. Il est donc intéressant de constater que le concept de mission est convoqué dans ses différentes acceptions et modèles par les militants et les responsables pastoraux. Dans tous les cas cités précédemment, la conversion n’est possible qu’à la condition qu’un lieu de culte préexiste, sans quoi l’avenir spirituel des villes se trouverait compromis.

Notes
970.

Bernard Sesboüé, article « Salut » dans Dictionnaire de spiritualité, 14, col. 251-283.

971.

« Lettre à mes diocésains au sujet de la construction et de l'équipement de nos nouvelles paroisses » par le cardinal Gerlier, Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 27 octobre 1957.

972.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « L’effort diocésain pour les nouveaux centres religieux » ; « Lettre de Son Éminence à l'occasion de la quête annuelle pour les églises nouvelles », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 14 octobre 1962.

973.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « rapport général de la réunion générale de l’ODPN du 23 juin 1961 » par Mgr Mazioux.

974.

« Lettre de Son Éminence Gerlier aux prêtres et aux fidèles de son diocèse au sujet de l'emprunt pour les paroisses nouvelles », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 17 février 1957.

975.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, réponse d’une militante d’ACGF Loire à l’enquête du CNCE, 25 janvier 1962.

976.

Voir Claude Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège…, op. cit., chap XI « Modèles ecclésiaux et action missionnaire ».