2. Maintenir les conditions de possibilité d’une vie religieuse, y compris pour les générations à venir.

Le lieu de culte est perçu comme le moyen indispensable de l’évangélisation. La matérialité de l’église est conçue comme un préalable à toute forme d’apostolat. En ce sens, les autorités religieuses se sentent investies d’une responsabilité historique : l’avenir spirituel du diocèse passe nécessairement par l’extension et la densification du réseau des paroisses. Plusieurs indices dans la documentation en témoignent. Lorsque Paul Winninger vient assurer une série de conférences dans le diocèse pour présenter son ouvrage et ses thèses, la Semaine religieuse le présente comme celui qui pourra répondre à l’« angoissante question » : « Au XXème siècle, l’Église va-t-elle perdre les villes ? »977. Quelques semaines plus tard, le discours du cardinal Gerlier sur le thème de l’emprunt diocésain prend un accent prophétique : « Faute de procurer les terrains nécessaires à l'implantation des nouvelles paroisses dans les banlieues de toutes nos grandes villes, l'avenir religieux de milliers de familles risquerait d'être gravement compromis »978. Ne pas construire, ce serait renoncer à l’annonce de l’Évangile dans les périphéries urbaines. Sans lieux de culte, cadre et support de toute vie spirituelle, comment proclamer la vérité chrétienne ?

La présence de l’Église dans les nouveaux espaces urbanisés n’est jamais perçue comme définitivement acquise. Elle est un idéal vers lequel tend l’évêque du lieu, objet d’une vigilance qui ne doit jamais désarmer. En témoigne cette réflexion du cardinal Gerlier à destination des fidèles du diocèse : « Il est remarquable l’effort magnifique que nous constatons de tous côtés pour édifier de nouveaux quartiers […]. Mais dans ce déploiement de maisons, d’écoles, de services, le Maître Divin a-t-il toujours sa place ? Hélas ! C’est que bien des quartiers risquent si l’on n’y songe pas 979 , de n’avoir pas leur église, et d’être ainsi privés de l’élan spirituel sans lequel on ne saurait faire face aux redoutables problèmes que pose l’état actuel du monde »980. L’expression « si l’on n’y songe pas » est symptomatique de l’attitude adoptée par l’archevêque et le personnel de l’ODPN face à la croissance urbaine : il faut une prise de conscience toujours renouvelée du manque et de l’insuffisance pour ne pas se laisser distancer par le rythme de l’urbanisation. L’équipement religieux est assimilé à une lutte, non seulement contre le temps, mais aussi et avant tout contre soi-même, comme si l’inachèvement obligé du réseau de paroisses conduisait l’évêque à un perpétuel labeur sur le mouvement même de sa pensée pastorale. On pourrait quasiment parler d’acte compulsif tant le non-accomplissement de cet effort de connaissance et d’aménagement semble générer angoisse et culpabilité. Le texte du cardinal Gerlier appelle un second commentaire : les pouvoirs publics et les initiatives privées pourvoient aux besoins des nouveaux quartiers, mais « si l’on n’y songe pas » - le « on » étant l’Eglise et plus particulièrement l’archevêque - rien ne se fera dans le domaine spirituel. Autrement dit, nul autre organisme ou institution ne pensera cette question à la place de l’autorité diocésaine. D’une certaine manière, c’est un prolongement de la loi de séparation de 1905 : c’est à l’Église, non à la puissance publique, de créer les conditions d’exercice du culte dans les espaces où tout est à faire et à aménager.

Créer les conditions de possibilité d’une vie religieuse conduit l’Église de Lyon à justifier sa politique d’équipement en lieux de culte en s’appuyant sur l’argumentaire traditionnel de la jeunesse de l’Église. Le thème médiéval de la vieillesse du monde, selon lequel les hommes courent à leur perte faute de connaître et de reconnaître Dieu, est opposé à la fraîcheur et à l’actualité supposées du message chrétien. À ce titre, l’expression « paroisses nouvelles », dans laquelle l’adjectif est davantage mis en valeur que dans l’expression plus attendue « nouvelles paroisses », est une illustration de cette « cure de jouvence » revendiquée. Celle-ci s’apparente moins à une innovation radicale - toujours suspecte dans l’Église - qu’à une sorte d’aggiornamento. Mgr Mazioux fait le rapprochement entre la légitimité de l’ODPN et les espoirs du concile Vatican II dont l’ouverture s’effectue deux semaines plus tard (11 octobre 1962) : « En cette grande année du concile, ne devons-nous pas nous réjouir malgré notre lourde tâche - ou peut-être à cause d’elle - à la pensée que nous participons ensemble à ce rajeunissement de l’Église par la mise en place de structures nouvelles ; matérielles certes, elles sont cependant indispensables à la fondation de communautés chrétiennes vivant au rythme d’une civilisation qui a grand besoin d’un "supplément d’âme" »981. A contrario, le vieux monde « risque de s’effondrer »982 faute de connaître le message évangélique. Ces dernières phrases montrent que la construction de nouveaux lieux de culte répond à une troisième exigence inhérente à la mission : transformer la civilisation par la foi.

Notes
977.

« ODPN », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 27 mars 1959.

978.

« Pour les paroisses nouvelles : notre emprunt diocésain », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 8 mai 1959.

979.

C’est nous qui soulignons.

980.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, appel du cardinal Gerlier dans la brochure Paroisses nouvelles, non datée, 1960 ou 1961 probablement.

981.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, circulaire n°23 (aux curés bâtisseurs) de l’ODPN, 28 septembre 1962.

982.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « En avant dans le courage et la confiance », par le cardinal Gerlier, dans Paroisses nouvelles, supplément au numéro 757 de L’Essor du 23 avril 1961.