C. Une civilisation urbaine à transformer par la foi

David J. Bosch rappelle une ambivalence fondamentale dans la missiologie contemporaine : la mission est à la fois un « oui » et un « non » de Dieu au monde. Le siècle est le théâtre de l’action et de l’engagement, il constitue le cadre de la quête du salut d’hommes qui vivent dans le monde ; mais la mission renvoie également à un au-delà qui dépasse la contingence et l’historicité des sociétés humaines983.

Les liens entre nature de la civilisation et conversion chrétienne sont donc au cœur des problématiques missionnaires. Or, dans la France d’après-guerre, la croissance urbaine n’est pas seulement perçue par les sociologues et les démographes comme un étalement spatial, mais également comme urbanisation, c’est-à-dire comme phénomène de civilisation qui touche l’ensemble des sphères de la société. Le numéro que consacre par exemple le Centre catholique des intellectuels français (CCIF) à la croissance urbaine et à la naissance des grands ensembles s’intitule de façon emblématique Vers une nouvelle civilisation urbaine. Dans l’introduction, le comité de rédaction relit l’extension des villes à la lumière des enjeux ecclésiologiques. Ce qui aurait pu rester de l’ordre du constat géographique ou sociologique - les citadins sont de plus en plus nombreux - est mis en perspective et historicisé : « Tout ce puissant mouvement d'urbanisation met en question l'avenir même de l'Église. Les catholiques, évêques, prêtres, laïcs, sauront-ils affronter cette immense transformation matérielle, sociale, psychologique ? Pour des décennies, la connaissance du Christ, la vie de la foi dépendent de la réponse qui sera donnée à cette interrogation. Faire face à cette mutation urbaine d'aujourd'hui est aussi capital qu'il l'était de faire face à la migration des campagnards vers les villes au XIXème siècle. Cette intégration du monde ouvrier que l'Église n'a pas su réaliser il y a un siècle, saura-t-elle l'accomplir aujourd'hui pour ces nouveaux urbains des cités, pour cette nouvelle classe urbaine, dont il faut christianiser les modes de vie, les besoins, les aspirations ? Autrement dit, l'Église sera-t-elle au cœur de la nouvelle civilisation ou lui restera-t-elle étrangère ? Certaines réalisations déjà en cours, la valeur decertaines expériences missionnaires, l'attention d'une hiérarchie très consciente du problème permettent sans doute quelque confiance et quelque espoir. Un point est certain : les villes nouvelles représentent une chance d'évangélisation et de rechristianisation du pays pourl'Église, c’est-à-dire pour nous tous. Saurons-nous la saisir ? »984. La ville est d’abord définie par la population qui l’habite et l’urbanisation est pensée comme une nouvelle utopie missionnaire.

Dans le diocèse de Lyon confronté plus que d’autres à la croissance urbaine, les responsables pastoraux perçoivent le bouleversement des structures et des mentalités que représente l’urbanisation. Mgr Villot pressent en 1961 l’émergence d’une nouvelle réalité urbaine, marquée par la « mégalopole » étudiée par Jean Gottmann985 : « Une civilisation nouvelle est en train de naître, qui sera caractérisée par d’immenses concentrations urbaines. Les régions rurales, même les plus éloignées des villes, savent maintenant qu’elles sont solidaires de cette évolution qui engage, sans doute pour des siècles, l’avenir spirituel de l’humanité. Ou bien la civilisation qui monte va s’ouvrir à l’Évangile ; ou bien elle va se refermer sur elle-même »986. L’urbanisation est conçue selon un modèle « systémique » qui lie campagnes et villes dans une interdépendance renforcée. Mgr Mazioux explique de même en septembre 1962 que « c’est une civilisation nouvelle que l’Église diocésaine doit préparer au baptême et à la vie eucharistique »987.

À plusieurs reprises, les responsables diocésains soulignent la temporalité propre à cette nouvelle civilisation. C’est à une accélération du temps et de l’histoire que sont confrontées les autorités religieuses sur le terrain de la ville. Le cardinal Gerlier justifie en effet l’implantation rapide de lieux de culte par la nécessité de rendre présente la figure du Christ « à des hommes qui subissent la pression matérialisante du rythme et du genre de vie urbains »988. Le journal Paroisses nouvelles appelle en décembre 1967 à « suivre la vie là où elle se forme, à prendre la cadence 989d’un monde qui s’édifie » pour donner aux nouveaux quartiers l’équipement cultuel nécessaire990.

Un texte de mai 1962 écrit sans doute par un évêque auxiliaire mérite une plus grande citation car il récapitule l’ensemble des modalités et des enjeux de cette mutation dans la société française qu’il s’agit de rendre conforme à l’idéal évangélique : « Sans doute, là comme toujours, il s’agit d’hommes à sauver. Mais les centaines de milliers d’hommes que l’Église veut atteindre, pour les évangéliser, dans les cités nouvelles qui se construisent àtravers le diocèse, font l’apprentissage de conditions de vie très différentes de celles qu’ils ont connues jusqu’ici. Leur comportement (individuel, familial, social), leur mentalité, leurs aspirations et leurs besoins de tous genres évoluent, beaucoup plus rapidement semble-t-il que partout ailleurs, vers de nouveaux modes de relations humaines, vers de nouvelles institutions sociales qui influencent déjà et influenceront de plus en plus, de façon profonde et durable les conditions de la foi et de la vie spirituelle. Sommes-nous assez convaincus que l’effort demandé au diocèse va permettre à l’Église d’être présente au cœur même de toutes ces mutations qui se préparent ? Sommes-nous assez convaincus que l’avenir spirituel de cette civilisation dépend pour une part de la présence de l’Église dans ces nouveaux secteurs de vie, de la présence des chrétiens dans ces nouvelles institutions ? »991. Sont rappelées dans cet extrait les convictions qui font de l’équipement en lieux de culte une urgence pour le diocèse : l’impératif du salut, un nouveau rapport au temps, l’émergence de nouveaux modes de fonctionnement du vivre-ensemble et les effets de ces recompositions sur la vie religieuse. S’il en était encore besoin, la construction d’églises nouvelles est justifiée par l’autorité diocésaine par un dernier argument : la nécessité d’une équité territoriale dans l’accès au lieu de culte.

Notes
983.

David J. Bosch, La dynamique de la mission…, op. cit., p. 22-23.

984.

« Vers une nouvelle civilisation urbaine », Recherches et débats, 38, 1962, p. 10.

985.

Jean Gottmann, Megalopolis…, op. cit.

986.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, Paroisses nouvelles, supplément au numéro 788 de L’Essor du 26 novembre 1961.

987.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, circulaire n°23 (aux curés bâtisseurs) de l’ODPN, 28 septembre 1962.

988.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, lettre du cardinal Gerlier à ses diocésains le jour de la fête du Christ-Roi, 29 octobre 1961.

989.

C’est nous qui soulignons.

990.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, Paroisses nouvelles, supplément au numéro 1102 de L’Essor du 8 décembre 1967.

991.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « L’effort diocésain pour les nouveaux centres religieux », 2 mai 1962.