Le concept de justice est la quatrième composante dans l’expression idéal-typique de la mission telle que la propose David J. Bosch. Dans le cas de l’équipement religieux, celle-ci n’apparaît pas exactement comme le missiologue l’entend, à savoir comme un élément « humanitaire »992. La justice transparaît dans les sources non pas au sens de la morale théologique mais comme l’expression d’une certaine équité dans l’accès au lieu de culte.
La responsabilité déjà évoquée des chrétiens du « centre » géographique et symbolique de la ville à l’égard des croyants des périphéries de l’agglomération trouve ici confirmation lorsqu’il s’agit de justifier la construction de nouvelles églises993. L’aménagement de l’espace diocésain est d’abord conçu par l’autorité diocésaine et par l’ODPN comme une posture : celle du sursaut, face à un risque de dislocation du territoire. En affirmant que « les lieux de culte sont les plus indispensables là où la population est la plus démunie ! », l’Archevêché instaure une hiérarchie dans les besoins en lieux de culte : priorité est donnée aux marges les plus déshéritées de l’espace urbain994. L’autorité diocésaine en vient à encourager un système de péréquation qui dépasse la charité traditionnelle pour s’inscrire dans une démarche plus laïque : « Ce n’est donc pas une quête que nous venons vous recommander. C’est à un impôt de solidarité librement acquitté, et d’un caractère exceptionnel, que nous vous convions, en vous demandant de consentir, au détriment de votre patrimoine, un sacrifice que l’enjeu justifie »995. La justice est entendue ici comme la réduction d’inégalités dans l’accès aux lieux de culte.
Des parallèles utiles sur le plan heuristique peuvent être proposés à titre d’hypothèses avec les problématiques de l’aménagement du territoire au même moment. A la fin des années 1960, le titre prêté par les services de la DATAR à un document interne, « Scénario de l’inacceptable » (1968-1971), pourrait très bien s’appliquer au cas des chantiers diocésains : il s’agit dans les deux cas de montrer ce que risque de devenir l’espace français si rien n’est fait pour enrayer les évolutions prévisibles jugées néfastes. De la même façon, la responsabilité du centre à l’égard des périphéries est un des modèles politiques à l’œuvre dans la prospective de Jean-François Gravier dans Paris et le désert français. Ce volontarisme peut s’expliquer sans doute par une volonté de rattrapage des espaces les plus démunis avec pour ligne de mire une égalisation effective des équipements régionaux. Mais il peut être lu plus profondément comme une recherche de compensation, et pas uniquement matérielle, dans une situation d’injustice : les banlieusards sont perçus par les autorités religieuses comme les victimes d’un éloignement du centre, pris dans son acception géographique mais aussi ecclésiologique. En jouant sur les mots, les efforts de consolidation du maillage paroissial ont pu également être pensés comme un message de consolation pour ces populations996. Universalisme, recherche de l’unité, transformation des réalités au sens d’une quasi-démiurgie sont des utopies que les autorités ecclésiales et autorités civiles partagent les unes et les autres dans leur volonté commune d’aménager des territoires.
Le problème historique de la construction des lieux de culte pose la question d’une doctrine que se serait constituée l’Église en matière de représentation et de structuration de l’espace qu’elle entend christianiser. Thibault Tellier évoque par exemple une possible « doctrine urbaine des autorités catholiques » en matière d’implantation religieuse997. Le cas lyonnais pour l’époque contemporaine permet-il d’apporter quelques éclairages ?
Les contours théoriques et méthodologiques d’une « idéologie spatiale » ont été esquissés en géographie. Anne Gilbert propose en particulier de la définir comme « un système d’idées et de jugements, organisé et autonome, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité dans l’espace »998. Même si ce concept est séduisant par certains aspects - en insistant en particulier sur le rôle si important dans l’Église du discours intellectuel et normatif dans le domaine de l’action -, il ne paraît pas approprié.
On peut en effet faire apparaître au moins deux obstacles à son utilisation concernant l’Église, et plus précisément dans le rapport de l’institution ecclésiale à l’espace. D’une part, les pratiques précèdent et conditionnent dans bien des cas le discours des autorités religieuses en matière de construction de lieux de culte : ce sont souvent les prêtres et les équipes de laïcs sur place qui, localement et empiriquement, décident de l’opportunité d’un lieu de culte999. Très souvent, l’ODPN n’a fait en outre que répondre à une demande de curés bâtisseurs ou de fidèles inquiets d’une croissance urbaine qui oublie Dieu dans leur quartier. Autrement dit, les justifications qui viennent d’être données dans le cadre de ce chapitre sont souvent concomitantes de pratiques sur le terrain, faites d’échecs, d’essais ou de retournements, qui nuancent fortement le caractère lisse et linéaire des explications fournies par les autorités religieuses. La justification de la construction de lieux de culte n’est donc pas seulement une affaire doctrinale et intellectuelle, elle se nourrit en permanence des réalités et du discours des acteurs locaux.
D’autre part, les logiques territoriales qui animent les responsables de l’Église diocésaine ne sont en rien autonomes. Elles sont plutôt à lire comme un des prolongements de la mission, elle-même prenant appui sur une théologie. Le rapport de l’Église à l’espace - et par là à la ville en tant qu’entité spatiale - est indissociable d’une vision du monde à considérer comme un tout. Le terme de doctrine, bien que stimulant comme modèle, paraît par conséquent inadéquat pour caractériser le discours qui légitime dans le diocèse de Lyon une politique de construction de nouveaux lieux de culte.
Il faut souligner enfin le sens que prend ce volontarisme catholique du point de vue du rapport de l’Église à l’Histoire. Loin de se replier sur des positions fixistes au nom d’un ordre qui ne devrait pas changer en dépit des mutations qu’impose la modernité, les catholiques lyonnais illustrent la préoccupation d’une prise en charge du futur. L’urbanisation est considérée dans son irréversibilité (au moins à court et moyen terme), dans son accélération et dans son caractère cumulatif : la ville s’étale et les limites de l’agglomération reculent. C’est donc bien l’historicité des sociétés urbaines qui est prise en compte dans le cas d’une politique de construction d’églises nouvelles. La stratégie nettement perceptible d’une tentative de participer à l’aménagement des quartiers neufs témoigne sans équivoque d’une attention et d’une ouverture sur la ville en train de se faire. La question de la localisation des nouveaux lieux de culte que nous souhaitons à présent aborder traduit la prise en compte aiguë de la complexité de la ville moderne.
David J. Bosch, Dynamique de la mission…, op. cit., p. 16.
Voir chapitre 4.
« Quête annuelle pour les églises nouvelles », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 4 octobre 1968.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, lettre du cardinal Gerlier à ses diocésains le jour de la fête du Christ-Roi, 29 octobre 1961.
Nous nous inspirons dans ce paragraphe de l’analyse stimulante que propose le géographe Jacques Lévy dans l’article « Aménagement du territoire » dans Michel Lussault et Jacques Lévy (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003, p. 64-68.
L’auteur reste cependant prudent : il appose des guillemets à « doctrine urbaine » et nuance immédiatement son propos par l’expression « si l’on peut dire » (Thibault Tellier Le temps des HLM : la saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, coll. « Mémoires/culture, 2007, p. 151).
Anne Gilbert, « L’idéologie spatiale : conceptualisation, mise en forme et portée pour la géographie », L’Espace géographique, 1, 1986, p. 57-66.
Voir chapitre 7.