Chapitre 7: La question de la localisation des églises nouvelles, ou l’urbanisme religieux comme solution à la déchristianisation (1957 - 1975).

La problématique de l’urbanisme religieux dans la seconde moitié du XXème siècle a été relativement peu étudiée en France par les historiens, dans le champ de l’histoire religieuse comme dans celui de l’histoire urbaine. Le chantier a été en partie déblayé par le travail de Franck Debié et Pierre Vérot, qui présente l’immense avantage de proposer des pistes de recherche et de formuler des hypothèses1000. Le cas de Paris étudié pour des périodes antérieures peut également fournir un point de départ utile.

Précisément, Miriam Simon voit dans l’arrivée en 1931 de Mgr Touzé à la tête de l’Œuvre des nouvelles paroisses de la région parisienne un changement dans la politique d’équipement religieux. Après les initiatives éparses et ponctuelles des curés-bâtisseurs dans les années 1900-1920, l’Archevêché aurait souhaité davantage encadrer et rationaliser la construction de nouvelles églises : « Jusqu’alors, les implantations de nouveaux lieux de culte se décidaient au coup par coup, au gré des opportunités, des dons de terrains ou d’argent. À compter de cette date [1931], elles sont censées être le résultat d’une planification penséebeaucoup plus en termes spatiaux. Désireux de montrer sa maîtrise de la discipline urbanistique, le chanoine Touzé revendique une démarche raisonnée, mise en évidence par le sous-titre de la revue fondée dès juillet 1932, Christ dans la banlieue, Revue de l’Urbanisme religieux du diocèse de Paris  »1001. Miriam Simon montre cependant que la réussite de cette « planification pensée beaucoup plus en termes spatiaux » ne se décrète pas, et qu’elle doit beaucoup au bon vouloir des élus et de l’administration parisienne (Conseil municipal et préfecture de la Seine), au terme d’âpres négociations. Est-ce à dire que l’ « urbanisme religieux » n’a pas existé, cette expression ne servant qu’à désigner, sous couvert de scientificité, des implantations d’églises qui ne seraient que le fruit d’opportunités dans les espaces encore libres, au gré des aléas de la vie des diocèses ?

Pour avancer dans la réflexion, il faut sans doute revenir au terme d’ « urbanisme » tel qu’il s’entend au cours des années 1950 et 1960 en France. Il n’est pas inutile de partir de la définition qu’en propose Françoise Choay en 1965. L’urbanisme est « la discipline qui se distingue des arts urbains antérieurs par son caractère réflexif et critique, et par sa prétention scientifique »1002. Or, le dépouillement de revues spécialisées et d’archives diocésaines montre clairement que ces caractéristiques sont présentes dans la pensée des responsables religieux face au problème de l’implantation de nouveaux centres religieux après 1945. La sociologie religieuse fournit un cadre scientifique aux études de planning paroissial ou aux rapports des curés-bâtisseurs sur le terrain. Par ailleurs, une réflexion portant sur les meilleures conditions possibles d’implantation fait appel à des analyses souvent fines qui empruntent leur vocabulaire à la géographie universitaire des années 1950-1960.

Françoise Choay explique que ces propositions d’ordonnancements urbains, faute de prendre des formes concrètes d’aménagement, se déploient avant tout dans l’imaginaire. Les deux modèles d’urbanisme identifiés par l’auteur, le progressisme et le culturalisme, entendent tous deux remédier à des désordres (urbains, mais aussi sociaux ou moraux) et se situent par conséquent dans la dimension de l’utopie1003. Or, la sphère religieuse n’échappe pas à ces idéaux spatiaux faits d’images de la ville future. Les sources indiquent de façon nette que la question de la localisation des églises nouvelles renvoie effectivement à des considérations d’ordre utopique qui dépassent les seuls problèmes d’espaces encore vacants ou de délimitation des frontières paroissiales. Le diocèse de Lyon s’empare de la question des églises nouvelles pour penser la déchristianisation en termes d’inadéquation spatiale. L’espace offre la possibilité d’une réponse au détachement religieux, réel ou supposé tel, des habitants des grandes villes. Michel de Chalendar1004 donne en 1964 une portée morale et politique à l’urbanisme qui, dans notre hypothèse, exprime aussi la vision des responsables diocésains et du clergé lyonnais : « La France n’est plus à la recherche d’une politique du logement, mais d’une régénération1005 par l’urbanisme. La quantité de logements à construire impose qu’une part d’entre eux soit groupée et oblige à la création de véritables villes. Cette création urbaine elle-même incite à réformer des institutions et des habitudes, à inventer des structures adaptées à l’objet que l’on se propose d’atteindre […]. Car il faut choisir ! Le laisser-aller de la construction à la petite semaine, des lotissements d’occasion, des cités du hasard n’est plus admissible. L’urbanisme a commencé par une série de mesures de sauvegarde ; il entre aujourd’hui dans sa période volontaire. La France fait peau neuve ; la création urbaine est un des aspects de l’aménagement du territoire »1006.

Les réflexions théoriques existent dans le diocèse de Lyon, visibles dans les rapports des archiprêtres, les ordonnances d’érection de paroisses, les lettres pastorales de l’archevêque ou les circulaires de l’Office diocésain. En croisant ces différentes sources, il est possible de dégager quelques lignes directrices d’un urbanisme religieux à Lyon, qui seront présentées dans une première partie. Il s’agira notamment de comprendre ce que signifie pour le Diocèse la notion de centralité, quasiment systématiquement invoquée dans la recherche du site pour un nouveau lieu de culte.

On chercherait toutefois en vain, pour le diocèse de Lyon, une « doctrine » de l’urbanisme religieux, fondée sur un nombre arrêté de principes clairs, synthétisée dans un seul texte et établie une fois pour toutes par l’Archevêché et l’ODPN. Dans un second temps, la démonstration s’intéressera à la part inévitable de pragmatisme qui anime les responsables de la construction de nouvelles églises. Cet empirisme, qu’il faudra décrire au plus près du terrain, est le révélateur d’enjeux qui dépassent la seule question de la localisation. La quête de terrains dans les espaces en cours d’urbanisation suscite en effet des questionnements sur l’autonomie des quartiers et des communautés, sur la participation de la population à la décision d’implantation ou encore sur la fiabilité des informations recueillies.

Notes
1000.

Franck Debié et Pierre Vérot, Urbanisme et art sacré. Une aventure du XX ème siècle, Paris, Critérion, 1991.

1001.

Miriam Simon, « La construction de lieux de culte… », op. cit., p. 460.

1002.

Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie, Paris, Seuil, 1965, p. 8.

1003.

Idem, p. 15.

1004.

Auteur de Champ libre : essai sur les maisons et les villes de demain (Paris, Éditions Public-Réalisations, 1965).

1005.

C’est nous qui soulignons.

1006.

Michel de Chalendar, « Des villes au service de l’Homme », dans Vers une nouvelle civilisation urbaine, revue Recherches et Débats, 38, 1962, p. 52-66, citation p. 64-65.