I. Les caractéristiques théoriques de l’urbanisme religieux

A. Le planning paroissial : une préoccupation de la sociologie religieuse des années 1950 et 1960.

1. La géographie paroissiale : un ressort de l’action de l’Église dans l’espace urbain

Telles qu’elles se présentent dans le cadre de l’ODPN, celui de l’Archevêché ou chez les prêtres du diocèse, les réflexions géographiques et pastorales sur la localisation des églises nouvelles s’insèrent dans un contexte plus général de questionnements sur la sociologie paroissiale, et en particulier sur le planning paroissial. Quelques exemples de publications peuvent servir d’illustration.

En 1953, le jésuite Virton de l’Action populaire1007 consacre un tiers de son ouvrage portant sur les enquêtes de pratique religieuse à « la vie chrétienne en fonction de l’emplacement des paroisses »1008. Sur plusieurs pages, il décrit, à partir des chiffres sur l’urbanisation de la France donnés par Pierre George1009, le « schéma théorique d’extension urbaine et de déplacement relatif des paroisses ». Étudiant le cas d’une ville idéale et homogène appelée « Ixeville », l’auteur préconise l’implantation de nouvelles églises pour suivre la croissance urbaine, mais à condition que cette extension de la ville soit achevée, sans quoi les erreurs de localisation risquent de s’avérer nombreuses et dommageables. Une solution plus prudente consiste selon lui à ériger des chapelles de secours, conçues comme des annexes des lieux de culte déjà existants et dont l’implantation provisoire permet de ménager l’avenir1010. Le père Virton, non sans relativiser la métaphore, compare la stratégie de localisation des églises à celle d’un établissement commercial à succursales multiples : l’entreprise se préoccupe de l’implantation de ses maisons, des besoins insatisfaits de sa clientèle, du rendement de l’opération et des possibilités offertes par le personnel à sa disposition1011. Ce qui pourrait être traduit en termes plus pastoraux : réponse à un besoin de lieu de culte exprimé par une jeune communauté qui ne sait où se rassembler pour prier, efficacité du quadrillage pour éviter les doublons dans le maillage paroissial et mise en application de cette stratégie en fonction du nombre de prêtres disponibles1012.

Autre illustration de l’importance accordée au planning paroissial : dans un numéro spécial de la revue Chronique sociale de France consacré à la sociologie religieuse en 1955, Jean Chélini1013 considère la « mauvaise géographie paroissiale » comme un des facteurs de la « médiocre » pratique religieuse en ville1014. Dans l’inventaire détaillé qu’il dresse des « facteurs généraux d’influence sur la pratique religieuse urbaine », il retient en effet en premier lieu l’inadaptation de la structure ecclésiastique à la ville en croissance. Selon le jeune sociologue et historien, la distribution des paroisses ne correspond plus aux quartiers, du fait de l’urbanisation brutale depuis le milieu du XIXème siècle. En décalage par rapport au tissu urbain, la paroisse « cesse d’être un cadre urbain vivant pour devenir un cadre administratif arbitraire ». Les démembrements successifs pour en créer de nouvelles, ou au contraire la passivité des autorités religieuses face à la croissance urbaine expliqueraient en partie selon lui la faiblesse de la croyance religieuse dans les grandes agglomérations. Jean Chélini en appelle à imiter l’Institut catholique des recherches sociales-ecclésiastiques existant aux Pays-Bas1015 pour mettre en place une véritable « politique paroissiale cohérente ».

La même année, le Guide de l’enquête urbaine publié par EH demande aux enquêteurs de s’intéresser de près à l’organisation spatiale de la paroisse. Dans l’étude de l’équipement cultuel des quartiers urbains, la délimitation des paroisses doit être précisée (au besoin sous la forme d’un croquis) afin d’évaluer le degré d’adaptation au quartier. La distance entre les lieux de culte (comprise idéalement « entre 500 à 800 mètres pour l’ensemble des habitants ») est également une source d’informations pour apprécier les besoins de la population1016.

Dans un tout autre registre, il est intéressant de voir comment un géographe des religions envisage au même moment la question de la localisation des églises. Dans la synthèse magistrale qu’il propose pour la collection « Géographie humaine »1017, Pierre Deffontaines accorde une grande importance à l’étude minutieuse du choix des emplacements de lieux de culte. Il analyse d’une manière très fine le site des églises médiévales dans les plans d’agglomérations, en particulier les places, qui font l’objet de plusieurs planches1018. Pierre Deffontaines affirme qu’ « à l’origine des villes, il n’y avait que la religion qui fût capable d’imposer un plan »1019. Il fait donc du premier urbanisme un dispositif d’ordre religieux.

Le géographe considère dès lors que la véritable modernité de l’urbanisme religieux a consisté en un renversement d’ordre chronologique dans la construction du lieu de culte. Le lieu de culte marquait en effet dans les temps anciens la réelle naissance d’un territoire. Du fait d’un fort déterminisme religieux lors de la fondation (lieux de miracles, éléments de topographie considérés comme sacrés…), nombre de sites de villes ne répondent pas à des avantages géographiques, mais sont pour certains au contraire des contresens physiques, voire des « scandales géographiques ». Pierre Deffontaines s’étonne de ces « idées singulières » qui ont présidé à l’emplacement de beaucoup d’agglomérations dans le passé1020. Or, désormais, l’église est implantée dans un second temps seulement, après le peuplement et l’équipement d’un quartier : « Mais c’est surtout dans les nouveaux lotissements modernes qu’on observe l’entrée tardive du bâtiment religieux, il vient se ranger sur le côté d’une place ou d’un square qui n’ont pas été tracés pour lui ; souvent même il occupe une position annexe ou excentrique, il n’est pas un édifice régulateur »1021. La construction d’un lieu de culte n’est plus liée désormais à la fondation d’une ville, comme ce fut le cas dans le récit des origines en Grèce ou à Rome1022. L’Église ne choisit plus l’emplacement en cherchant à se conformer à une décision d’ordre surnaturel. Autrement dit, au début des années 1950, il va de soi aux yeux des spécialistes de géographie que l’urbanisme religieux doit obéir à des considérations d’ordre empirique, qui prennent en compte des conditions géographiques objectives d’implantation. Qu’en est-il du côté de l’autorité diocésaine à Lyon ?

Notes
1007.

L’Action populaire est un institut de pensée et d’action sociale catholique constitué par une équipe de prêtres de la Compagnie de Jésus. Ce centre d’études, d’enquêtes, de publications et d’enseignement est cité en 1954 par le chanoine Fernand Boulard dans les « organismes utiles aux chercheurs » en sociologie religieuse (Fernand Boulard, Premiers itinéraires…, op. cit., p. 139).

1008.

P. Virton, Enquêtes de sociologie paroissiale, Paris, Spes, 1953, chapitre I.

1009.

Pierre George, La Ville…, op. cit.

1010.

P. Virton, Enquêtes de sociologie paroissiale…, op. cit, p. 25-37. La ville en question est en fait Chambéry comme il l’explique ensuite. Cette prudence dans l’équipement religieux est à mettre en relation avec la mode des églises et chapelles démontables ou polyvalentes depuis la Première Guerre mondiale. Voir en particulier : Pierre Lebrun, Le Complexe du monument. Les lieux de culte catholique en France durant les Trente Glorieuses, thèse de doctorat soutenue sous la direction de François Loyer, Université Lumière-Lyon 2, 2001, chapitres 2 et 3.

1011.

Idem, p. 37.

1012.

Cet ouvrage, ainsi qu’un second du même auteur (Les Dynamismes sociaux. Initiation à la sociologie, Éditions ouvrières, 1965, 2 vol.) est également cité en bibliographie dans la seconde édition de 1966 de Premiers itinéraires en sociologie religieuse du chanoine Fernand Boulard (op. cit., p. 146)

1013.

Le futur médiéviste Jean Chélini, né en 1931, est alors licencié d’histoire et de géographie. Il a mené une enquête de pratique religieuse en 1952-1953 sous la direction de Gabriel Le Bras dans la banlieue nord de Marseille, publiée en 1953 sous le titre Genèse et évolution d’une paroisse suburbaine marseillaise (Marseille, Imprimerie Saint-Léon). Il a également participé à l’enquête générale dans le diocèse de Marseille sous la direction de Mgr Gros et a été nommé conseiller laïque de la Commission diocésaine de sociologie et de pastorale de Marseille.

1014.

Jean Chélini, « Les facteurs d’influence sur la pratique religieuse urbaine » dans « Études de sociologie religieuse », Chronique sociale de France, cahier 1, 15 février 1955, p. 65-76 (les citations du paragraphe sont tirées des pages 71-72).

1015.

Il s’agit du Katholiek Sociaal- Kerkelijk Instituut de La Haye dirigé par le professeur G.H.L. Zeegers (note de Jean Chélini, p. 72). Nous rétablissons l’orthographe exacte. Sur cet institut qui organise en particulier en mars 1951 la troisième Conférence internationale de sociologie religieuse à Breda dont Jean Labbens fait le compte-rendu pour la revue Lumen Vitae, voir Hyacinthe Crépin, « La recherche appliquée : le cas du "Katholiek Sociaal- Kerkelijk Instituut (KASKI)" aux Pays-Bas », Social Compass, vol. 18, n° 4, 1971, p. 621-637.

1016.

Louis-Joseph Lebret et René Bride, Guide pratique de l’enquête sociale. III. L’enquête urbaine. L’analyse du quartier et de la ville, Paris, PUF, 1955, élément n° 114, fiche d’enquête U.3.M.9, folio 126.

1017.

Pierre Deffontaines, Géographie et religions, collection « Géographie humaine », n° 21, Paris, NRF-Gallimard, 1948.

1018.

Idem, p. 159-164.

1019.

Idem, p. 159.

1020.

Idem, p. 148-149.

1021.

Idem, p. 155.

1022.

Pierre Deffontaines cite les travaux classiques de Fustel de Coulanges sur la Cité antique (1866).