La thèse de Walter Christaller publiée en 1933 sur les lieux centraux en Allemagne du Sud1083 présente également des analogies frappantes avec la centralité telle qu’elle est définie par l’Église de Lyon dans ses projets d’implantation d’églises nouvelles. Dans cet ouvrage, l’auteur expose une théorie normative de répartition et de hiérarchisation des villes selon le niveau de centralité qu’elles offrent. Walter Christaller bâtit son modèle des lieux centraux à partir de l’examen du rapport entre fonctions commerciales et de services d’une part, et distance physique entre points de peuplement d’autre part. Selon ce modèle qui suppose un espace homogène, la demande et l’offre de biens et de services s’équilibre spontanément dans l’espace régional, ce qui minimise les coûts de déplacement pour les consommateurs1084. Il en résulte sur le plan spatial des aires de marché de forme hexagonale s’emboîtant à la manière d’un pavage pour couvrir tout le territoire.
Or, ce modèle géographique est assez proche du quadrillage systématique que souhaite voir se réaliser l’Archevêché. La position spatiale du nouveau lieu de culte, si elle est bien choisie, doit permettre de rayonner sur l’espace environnant et exercer une influence jusqu’aux limites de la paroisse voisine. Ainsi, les croquis que propose le père Virton pour « Ixeville » sont comparables à ceux utilisés par Christaller1085. La distance maximale que le consommateur accepte de parcourir pour accéder à ces biens et services, compte tenu de leur coût et de celui du transport - ce que Christaller appelle la portée - rappelle la clause canonique de la distance aux lieux de culte existants pour justifier l’érection d’une nouvelle paroisse. De même, les chiffres de nouveaux logements et d’enfants scolarisables dans les nouveaux quartiers font penser au seuil d’apparition de Christaller, qu’il définit comme la masse critique de population solvable à partir de laquelle l’offre de biens et de services peut exister dans l’aire de marché de la ville.
Certes, la portée d’une telle théorie dans les milieux d’Église, même les plus éclairés et les plus familiers avec la sociologie urbaine, est à relativiser fortement. Si l’on en croit Paul Claval, l’impact de la théorie des lieux centraux est faible en France dans les années 1950, y compris auprès des universitaires1086. Les premiers à en parler, Georges Chabot en 1948 et Jean Tricart en 1954, se montrent prudents quant aux résultats auxquels parvient Christaller1087. Cependant, l’idée christallérienne de loi spatiale, que le géographe peut établir en interprétant des cartes et qui rompt avec les pratiques traditionnelles de classification des phénomènes, est largement acceptée dans la première moitié des années 1960 en France1088.
Or, dans la démarche propre au planning paroissial telle que la développe par exemple Roger Klaine, c’est bien à une recherche similaire de régularité et de corrélation entre divers phénomènes que conduit l’examen attentif de la localisation des équipements d’un quartier et des flux qui en découlent. La théorie des lieux centraux présente l’avantage de pouvoir être lue dans un sens descriptif et prescriptif (au sens où elle autorise et fonde des prévisions) et cette double interprétation possible correspond à la vision qu’a l’Église de sa présence en milieu urbain : elle s’appuie sur une réalité existante qu’elle ne peut nier mais cherche en permanence à transformer ce réel. Il est à remarquer également que cette quête de lois de l’équilibre peut s’entendre dans le registre de l’économie spatiale comme la réponse à un besoin du capitalisme concurrentiel parvenu à une certaine maturité1089. Ce qui laisse entendre que l’urbanisme religieux accepte de fait le jeu du marché - notamment foncier et immobilier - et la libre circulation des flux qui structurent l’espace urbain.
D’une manière plus générale, il semble que l’on puisse rapprocher l’intérêt que porte l’Église aux problèmes d’implantation des centres religieux, des « théories de la localisation » qui se sont développées depuis les travaux pionniers de von Thünen dans la première moitié du XIXème siècle et dont Walter Christaller est un des éminents représentants au siècle suivant. Marie-Claire Robic a montré que la théorie que développe Christaller s’inscrit dans une tradition de recherches visant à déterminer la localisation optimale d’une entité économique ou géographique dans un environnement donné1090. Cette quête de l’ optimum paraît fortement caractériser les premiers efforts, entre les années 1930 et 1950, de ce qui prend le nom à partir de 1950 d’ « aménagement du territoire ».
Walter Christaller, Die zentralen Orte in Süddeutschland. Eine ökonomisch-geographische Untersuchung über die Gesetzmäßigkeit der Verbreitung und Entwicklung der Siedlungen mit städtischen Funktionen, Iéna, Fischer, 1933.
Pour une présentation claire et contextualisée de ces travaux, voir Jean-Louis Mathieu, « Christaller, Walter » et Giuseppe Dematteis, « Centralité », dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie…, op. cit., respectivement p. 156-158 et 139-141.
P. Virton, Enquêtes de sociologie paroissiale…, op. cit, p. 27.
Paul Claval, Épistémologie de la géographie, Paris, Armand Colin, 2007 (2001 pour la 1ère édition), p. 136-137.
Georges Chabot, Les Villes : aperçu de géographie humaine, Paris, Armand Colin, 1948. Dans un ouvrage ultérieur, il introduit cependant la notion d’ « armature urbaine » empruntée à W. Christaller (Urbanisme et architecture. Études écrites et publiées en honneur de Pierre Lavédan, Paris, 1954, p. 61-74, cité par Paul Claval, Épistémologie…, op. cit., p. 137) ; Jean Tricart, Cours de géographie humaine, fascicule 2 : L’habitat urbain, Paris, CDU, 1954.
En particulier, d’après Paul Claval, parce que l’idée de loi spatiale donne accès à un statut scientifique à la géographie humaine. Cette conception est critiquée à partir de la fin des années 1960 (Paul Claval, Épistémologie…, op. cit., p. 137). L’idée de dégager des lois spatiales est présente chez d’autres géographes de l’entre-deux-guerres et contemporains de W. Christaller, comme William J. Reilly qui étudie dans les années 1930 l’attraction du commerce de détail en recherchant les zones d’influence d’une agglomération. Sur la « loi de Reilly », voir par exemple : Jean-Paul Paulet, Géographie urbaine, Paris, Armand Colin, 2000, p. 42.
Jean-Louis Mathieu, « Christaller, Walter »…, op. cit.
Marie-Claire Robic, « Walter Christaller et la théorie des "lieux centraux" : Die zentralen Orte in Süddeutschland (1933) », dans Bernard Lepetit et Christian Topalov (dir.), La ville des sciences sociales, Paris, Belin, 2001, p. 151-189.