La « cote d'alerte » de 5 000 habitants théorisée par Paul Winninger et largement diffusée dans les diocèses français a-t-elle constitué un critère décisif pour construire de nouvelles églises dans l’agglomération lyonnaise ? Pour Franck Debié et Pierre Vérot, la méthode du ratio paroissial optimal est directement issue des Chantiers du Cardinal créés pour la région parisienne par Mgr Verdier en 1931. Ayant fait ses preuves dans les années 1930, répondant à la fois aux exigences d’une pastorale et d’un urbanisme modernes, ce modèle parisien aurait été exporté vers les autres diocèses français après-guerre, en particulier au moment de l’ « apogée des bâtisseurs », soit d’après les auteurs entre 1955 et 19701101.
Le constat qui s’impose à la lumière des sources est pourtant que le ratio paroissial n’a jamais été considéré par l’Archevêché et l’ODPN comme une norme impérative. Ainsi, Mgr Dupuy propose dès 1959 de construire des centres religieux lorsqu’ils correspondent à « un chiffre réduit de population, 5 à 10 000 habitants en moyenne ». La construction d’un lieu de culte peut donc être décidée pour un ratio deux fois supérieur à ce que préconise Paul Winninger. À cette fourchette large s’ajoute le fait que ce ratio est aux yeux de Mgr Dupuy un critère parmi d’autres « exigences pastorales », telles qu’une distance inférieure à un kilomètre à parcourir pour les fidèles, l’homogénéité sociale du quartier considéré, ou la proximité des centres commerciaux et des écoles1102.
Dans la pratique, la population desservie par la construction d’un nouveau lieu de culte est extrêmement variable selon les cas. Si la cote de 5 000 personnes est évoquée pour les projets dans les quartiers de la Lunette à Sainte-Foy-lès-Lyon ou des Clochettes à Saint-Fons, le lieu de culte du Charréart à Vénissieux est prévu pour 3 000 habitants, celui du Chemin Barthélémy-Buyer (5ème arrondissement) pour 2 000 ; dans le quartier des États-Unis, l’église nouvelle de Saint-Jean-Apôtre doit desservir les 10 à 12 000 nouveaux arrivants1103.
Il ne faut pas en conclure que les chiffres de Winninger ne sont pas connus de Fourvière. Il a été dit plus haut que l’abbé alsacien avait réalisé une tournée de conférences dans le diocèse, sans doute à la demande de l’Archevêché, et précisément sur ce thème de l’urbanisme religieux et du ratio paroissial1104. Mais les responsables du diocèse considèrent ces chiffres comme une orientation, un horizon régulateur, non comme des valeurs à prendre au pied de la lettre. Le compte-rendu de ces conférences dans la Semaine religieuse témoigne de cette approche pragmatique : « Mais il faut aussi procéder à la création de paroisses nouvelles nombreuses et de dimensions raisonnables [on souligne]. C'est la conclusion de l'exposé de Winninger. Les exigences de l'Évangile, la tradition de l'Église, les vues de l'urbanisme actuel et du simple bon sens lui donnent une force qui emporte l'adhésion »1105. Un an plus tard, le cardinal Gerlier relativise tout culte des chiffres et prône lui aussi une démarche qui tienne compte des réalités locales : « Normalement, il ne devrait pas y avoir plus de 10 000 personnes pour un centre religieux. C’est même de 5 000 personnes qu’on devrait parler. En tout cas, on doit reconnaître qu’il est pratiquement impossible d’assurer convenablement la vie religieuse quand un centre religieux correspond à plus de 20 000 personnes »1106. Au milieu des années 1960, la notion de ratio est envisagée dans le diocèse comme une piste possible, un temps suivie, mais qui passe à côté d’une réflexion sur la nature et le rôle de la paroisse dans un espace urbanisé : « Il y a une première option, qui est une option sur le chiffre optimum de population pour un lieu de culte. Vous savez que les évaluations sur ce plan sont assez divergentes. Winninger propose 5 000. À Lyon, nous avions pris ce chiffre pour base. En fait, l’expérience nous a montré que c’était discutable, et actuellement, on s’orienterait beaucoup plus volontiers vers 10 ou 12 000. Une autre option à faire, surtout lorsque nous nous trouvons devant un grand ensemble proprement dit, c’est-à-dire plusieurs milliers d’appartements correspondant à 12, 20 ou quelquefois 30 000personnes, c’est une option sur ce qu’est la paroisse. Par exemple pour le dernier grand ensemble créé à Lyon, "La Duchère", 30 000 habitants, fallait-il d’après le critère que je viens de donner, un lieu de culte pour 10 000 ? En fait, en tenant compte de la distribution des barres ou des tours sur le terrain, fallait-il créer quatre paroisses ou fallait-il créer une paroisse avec quatre lieux de culte ? Je pense que cela engage l’avenir d’une façon grave. Cela pose immédiatement la question : qu’est-ce que la paroisse ? »1107.
Une dernière précision s’impose à propos du ratio optimum. Franck Debié et Pierre Vérot considèrent que la sociologie religieuse des années 1955-1980 a « milité contre ce modèle de l’optimum paroissial ». La planification et la construction de masse qui résultent de ce quadrillage systématique n’auraient pas été en phase avec les nouvelles réalités sociétales qu’analysent alors certains sociologues (prégnance des cités-dortoirs, montée de la délinquance juvénile)1108.
Ce point de vue est à nuancer, pour deux raisons au moins. D’abord, sans une chronologie fine, « la » sociologie religieuse est une entité abstraite et bien floue. Un monde sépare la sociologie religieuse de type Boulard ou Labbens des années 1950 et 1960 des études réévaluant à nouveaux frais les effets de la sécularisation sur les croyances à partir du milieu des années 19701109. D’autre part, la documentation dépouillée pour Lyon montre que les études de planning paroissial ou plus généralement les travaux sociologiques de l’Institut de Sociologie n’ont à aucun moment remis en cause la volonté de mailler l’espace urbain par un réseau serré de paroisses.
Idem, p. 151-152.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, rapport de Mgr Claude Dupuy au cardinal Gerlier, sans date, vraisemblablement 1959.
Idem.
« ODPN », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 27 mars 1959.
« Une conférence de l’abbé Winninger », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 22 mai 1959.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, lettre du cardinal Gerlier « à tous les fidèles du diocèse », 30 octobre 1960.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.160, « Les questions que pose à l’Église, Peuple de Dieu, la réalité humaine de la ville », sans date ni auteur, vraisemblablement Mgr Matagrin, 1964-1965 (par recoupements d’indices dans le texte). Franck Debié et Pierre Vérot considèrent que l’encadrement mis en place par le cardinal Lustiger à Paris dans les années 1980 s’inspire de la méthode du ratio paroissial, bien que celui-ci s’en défende (voir Frank Debié et Pierre Vérot, Urbanisme et art sacré…, op. cit., p. 325-326).
Frank Debié et Pierre Vérot, Urbanisme et art sacré…, op. cit., p. 146.
Voir par exemple Danièle Hervieu-Léger, « La sociologie des religions en France… », op. cit.