2. La composition sociologique du quartier, notamment ouvrière, est-elle un critère d'implantation pour l’Archevêché ?

Plusieurs faits tendraient à démontrer que la construction de centres religieux a d’abord été destinée aux populations les plus déshéritées, en particulier en direction du monde ouvrier. Jean Labbens et Roger Daille avaient prouvé grâce au recensement religieux de mars 1954 que le niveau d’instruction des habitants jouait un rôle primordial dans les taux de pratique religieuse : « La désaffection religieuse caractéristique de l'âge adulte et spécialement du sexe masculin atteint tout spécialement ceux qui ne sont point passés par les écoles catholiques et qui n'ont pas eu accès à la culture secondaire. C'est à une véritable élimination des primaires et des techniques que l'on aboutit en fait »1110. L’est de l’agglomération, où la proportion d’ouvriers est plus forte qu’ailleurs, manque en outre de lieux de culte. Or, il a été vu plus haut que l’équipement religieux a été envisagé dans le diocèse de Lyon comme la solution principale à l’effondrement de la pratique.

D’autre part, l’enquête préalable réalisée par l’ODPN pour certaines constructions d’églises nouvelles s’intéresse explicitement à la composition sociologique du quartier concerné. C’est le cas par exemple pour la paroisse de Saint-Julien-de-Cusset à l’est de Villeurbanne. La fiche de renseignements que doit remplir le curé bâtisseur comporte une rubrique « Caractéristiques du quartier », dans laquelle le père Loison a le choix entre « usinier » et « résidentiel » ; d’autre part, le prêtre doit estimer la « composition de la population en pourcentages » : les lignes « bourgeoise », « commerçante », « employés et ouvriers » sont à compléter1111.

Pourtant, que ce soit dans les justifications ou dans les modalités d’implantation de nouveaux lieux de culte, il n’est que très rarement fait allusion, dans les sources consultées, à la sociologie particulière d’un quartier ou d’un secteur. La présence massive d’ouvriers dans un espace en voie de peuplement n’est généralement pas relevée et ne fait pas en tout cas l’objet d’une attention particulière lorsqu’il s’agit de construire une église.

On peut certes penser que cette donnée sociologique va de soi pour l’Archevêché. Cependant, il est frappant de constater à quel point les termes ou expressions « ouvrier », « prolétariat », « mission ouvrière » ou « quartier ouvrier » sont très peu employés dans les documents relatifs à l’ODPN. Les hommes dont il est question dans ces sources sont désignés comme des « populations nouvelles », des « familles » ou « foyers », des « habitants ». Le plus souvent, la croissance démographique est traduite par des vocables qui renvoient au bâti : « quartier », « collectifs », « immeubles », « habitations ».

Dans les ordonnances d’érection de nouvelles paroisses entre 1945 et 1975, les archevêques n’évoquent pas le groupe social ou le niveau de richesse des populations du quartier concerné. Un autre indice est significatif : sur les dix-sept encarts signés de l’archevêque (Gerlier, Villot ou Renard) ayant pour objet la construction de nouveaux lieux de culte dans l’agglomération lyonnaise et parus dans le bulletin diocésain entre 1945 et 1975, aucun ne désigne les personnes par la mention d’un groupe social (« ouvrier » par exemple)1112. Trois seulement laissent transparaître un niveau de richesse peu élevé1113. À l’inverse, aucun des encarts ayant pour objet la Mission ouvrière dans le diocèse au cours de la même période (qu’ils soient ou non signés de l’archevêque) n’évoque même indirectement le cas des églises nouvelles1114. Un exemple significatif est fourni par le cas des églises nouvelles du quartier de la Duchère à Lyon, qui occupe une bonne partie du travail de Mgr Mazioux au début des années 1970.

Depuis le milieu des années 1950 au moins, la Duchère figure parmi les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans le diocèse1115. L’enquête réalisée en 1961 pour évaluer les besoins du quartier ne mentionne pas, contrairement au cas de Cusset, les groupes sociaux présents. Seule la « population globale », les « pratiquants » et les « scolarisables » ont retenu l’attention du (ou des) enquêteur(s)1116.

Or, après construction de trois églises sur le plateau au cours de la décennie 1960 (églises du Château, du Plateau et de Balmont), le directeur de l’ODPN refuse de bâtir une quatrième église, celle de la Sauvegarde, que réclame le curé Louis de Galard-Terraube. L’épisode est intéressant en ce qu’il mobilise justement dans l’argumentaire des uns et des autres le facteur sociologique. Pour le curé-bâtisseur, la présence d’une population déshéritée dans le quartier justifie à elle seule l’édification d’un lieu de culte. « Le père de Galard insiste pour que cette église fasse honneur à ce quartier (déshérité sur tous les plans par rapport aux autres quartiers de la Duchère), de façon à ce qu’aucun reproche ne puisse lui être formulé par la suite, notamment par les rapatriés. C’est exactement le point de vue des représentantsduComité [nom de l’association paroissiale constituée en vue de la construction de la nouvelle église] »1117.

Le protocole d’accord signé en décembre 1971 entre l’association et l’ODPN reprend cet argument sociologique : « Analyse des besoins. De cette analyse, il ressort notamment : 1° "Il faut faire quelque chose". Ce quartier est l’un des quatre qui constituent la cité de la Duchère. Il regroupe la population la plus pauvre. Il a, pour une part, sa vie propre et celle-ci a déjà été reconnue par l’implantation d’un lieu provisoire de culte et de rassemblement. 2° "Il faut faire quelque chose qui corresponde aux besoins et à la mentalité de la population de ce quartier". Compte tenu de la proportion importante de rapatriés au sein de cette population, il apparaît que le ou les bâtiments, appelés à signifier la présence de l’Église dans ce quartier, doivent être envisagés comme un lieu de rassemblement cultuel »1118.

Pourtant, Mgr Mazioux combat cette conception. Il s’interroge certes sur la nécessité de construire un autre lieu de culte qui serait un gouffre financier pour une pratique religieuse sans doute médiocre. Mais son refus est motivé principalement par la prise en compte du critère de richesse dans la décision de construire un lieu de culte : « Devons-nous céder à la pression de sentiments d’une valeur, à mon avis, toute relative ? Il faut édifier ce quatrième lieu de culte parce que cette population, la plus pauvre de la Duchère, s’estimerait lésée »1119. En mai 1971, à l’apogée de la crise, le directeur de l’Office diocésain écrit à l’Association paroissiale : « L’ODPN ne pourra cautionner une quatrième aventure, du moins tant que j’en aurai la responsabilité. Quand un certain climat sera démystifié on mesurera le poids des erreurs accumulées. Même si l’on est "pauvre" - un argument mis en avant avec un peu trop d’abus - a-t-on le droit d’engager des dépenses superflues et de faire régler les factures par les paroisses marraines alors qu’on ne les a même pas consultées ? »1120. Une note de Mgr Mazioux à Mgr Boffet est encore plus explicite : « "Analyse des besoins" : je trouve ce texte dangereux pour l’avenir. Il me paraît peu indiqué de consacrer cette sociologie de quartier, même si elle existe plus ou moins encore en ce moment, parce qu’on l’a durcie et aussi parce qu’elle n’est pas un phénomène "sui generis" pour la Duchère et surtout pas un élément contraignant pour l’implantation religieuse »1121. L’équipement religieux est donc pensé comme la réponse au problème global de l’urbanisation de nouveaux quartiers dans l’agglomération, et non comme une composante de la Mission ouvrière. Certes, les mouvements d’Action catholique du monde ouvrier, de jeunes et d’adultes, ne sont pas absents de ces quartiers et ont participé parfois à la réflexion sur le devenir de la ville1122. Néanmoins, la politique d’équipement religieux de l’Archevêché n’est pas destinée à un groupe social spécifique, mais envisage les habitants de la ville dans leur ensemble.

Sur le plan théorique, l’ODPN tente donc de se conformer à un certain nombre de principes d’urbanisme : recherche d’une certaine centralité, intérêt pour les notions de flux et de circulation, appui sur des enquêtes de terrain menées par des sociologues des Facultés catholiques. Le résultat est-il conforme à ces orientations ?

Dans un article récent sur la construction de nouveaux lieux de culte en région parisienne après la loi de séparation de 1905, Jacques-Olivier Boudon a montré ce que ces fondations doivent à un contexte local favorable. La présence d’une chapelle de secours, d’un réseau d’œuvres ou l’activité d’une congrégation dans le quartier sont autant d’éléments qui facilitent l’implantation d’une église et expliquent bien souvent sa localisation1123. Dans le diocèse de Lyon après 1945, l’urbanisme religieux théorique tel qu’il vient d’être décrit compose également sur le terrain avec des considérations du même ordre. C’est sur ce pragmatisme de l’Archevêché et des curés bâtisseurs qu’il faut maintenant insister.

Notes
1110.

Jean Labbens et Roger Daille, La pratique dominicale…, op. cit., p. 12.

1111.

Archives paroissiales de Saint-Julien de Cusset, Ca6, 22 décembre 1961.

1112.

Liste exhaustive de ces encarts, désignés par la date de la Semaine religieuse du diocèse de Lyon : 17 février 1957, 3 mai 1957, 27 octobre 1957, 12 avril 1959, 8 mai 1959, 30 octobre 1960, 5 mai 1961, 22 juin 1962, 15 octobre 1963, 16 octobre 1964, 22 octobre 1965, 21 octobre 1966, 18 octobre 1968, 12 novembre 1971, 23 novembre 1973.

1113.

L’encart signé du cardinal Gerlier dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 14 octobre 1962 évoque deux fois le terme « cités » ; le cardinal Renard et Mgr Rousset parlent des « quartiers les plus pauvres » dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 17 novembre 1972.

1114.

Encarts « Mission ouvrière », dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon des 4 novembre 1960, 9 novembre 1962 et 13 octobre 1972.

1115.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, rapport « Les projets des futurs paroisses », sans date, vraisemblablement 1956-1957.

1116.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, « Églises de la Duchère. Compte-rendu de la réunion du 16 février 1961 ».

1117.

AAL, fonds Delorme, I. 1511 bis, lettre de Pierre Joly président de l’Association paroissiale de la Sauvegarde à Mgr Joannès Mazioux, 22 mars 1971.

1118.

AAL, fonds Delorme, I. 1511 bis, « Accord sur le projet de relais paroissial de la Sauvegarde à la Duchère », 2 décembre 1971.

1119.

AAL, fonds Delorme, I. 1511 bis, « Que faire pour la Duchère ? », note de Mgr Joannès Mazioux au cardinal Renard, 15 décembre 1970.

1120.

AAL, fonds Delorme, I. 1511 bis, lettre de Mgr Joannès Mazioux à Pierre Joly, 8 mai 1971.

1121.

AAL, fonds Louis Boffet, I. 1438, lettre de Mgr Joannès Mazioux à Mgr Louis Boffet, 6 décembre 1971.

1122.

Voir en particulier chapitre 11.

1123.

Jacques-Olivier Boudon, « Les nouvelles paroisses… », op. cit.