1. La dimension sacrificielle du financement des lieux de culte

La thèse de Pierre Bourdieu trouve un premier élément de réponse et de confirmation dans la façon dont l’Archevêché met en scène la participation financière des fidèles sur le mode du don de soi. Le sacrifice se situe dans un au-delà de la générosité courante. Par l’intensité de l’effort qu’il suppose et le dépouillement de soi qu’il traduit, il fait du don un geste irréversible qui transcende la question économique. Il s’effectue indifféremment au contexte et apporte un sens à l’échange. Il lui confère une aura sacrée et intemporelle. Le cardinal Gerlier s’inscrit dans cette dimension lorsqu’il inaugure la campagne en faveur des paroisses nouvelles lors de la création de l’ODPN : « Laissez-moi vous dire tout d'abord, qu'il m'en coûte réellement de vous parler d'argent et de faire appel à votre générosité, à un moment où je ne puis ignorer les difficultés matérielles dans lesquelles un grand nombre d'entre vous sont engagés. […]. Je vous demande donc de rendre particulièrement fructueuse la quête qui sera faite aujourd'hui, en cette fête du Christ-Roi, qui nous rappelle avec une éloquence particulière la raison qui justifie tous les sacrifices »1257.

L’Archevêché s’emploie à mettre en scène des témoignages de gestes charitables exceptionnels, qui renforcent et rechargent le caractère sacré de la campagne en faveur des églises nouvelles. Le cardinal Gerlier évoque par exemple dans ses lettres pastorales « telle vieille ouvrière qui envoie presque toutes les économies de son humble vie laborieuse », ou « telle autre, dans une pauvreté totale, qui envoie quelques timbres-poste, en demandant qu’on lui permette de travailler au raccommodage du linge d’église »1258. La publicité faite à ces dons permet de proposer des exemples à suivre (un « effort » à renouveler sans cesse), de convertir cet argent perçu en « offrandes » et d’évacuer tout vocabulaire ayant trait à l’activité économique. On peut trouver dans d’autres diocèses un écho de cette assimilation d’une récolte de fonds à la seule dimension symbolique de l’échange en train de se faire, notamment lorsque la construction de nouveaux lieux de culte est mise en question par l’aile gauche de l’Église. Ainsi, le cardinal Heenan, archevêque de Westminster, use du même registre lors de la consécration de la nouvelle cathédrale de Liverpool en 1967 : « Les cathédrales ne sont généralement pas construites par les hommes riches ; elles sont construites par les sacrifices des pauvres. Cette merveille de verre et la couronne du Christ-Roi qui est au-dessus de nousseront payées par les humbles qui seront heureux que par la grâce de Dieu il leur ait été donné de participer à ce superbe hommage rendu à notre Seigneur »1259.

Dès lors, l’insuffisance des fonds récoltés est perçue comme l’expression d’une communauté chrétienne vacillante et superficielle. Le possible échec de cette campagne ne serait dû qu’à une carence de foi, plus qu’à des choix financiers erronés. Ne pas donner, c’est nécessairement « se réfugier dans l'abstentionnisme », s’appauvrir spirituellementet manquer à ses responsabilités de chrétien1260. À l’héroïsme des fidèles qui donnent en hypothéquant le pain du lendemain, est opposé l’égoïsme de ceux qui dépensent leur argent dans les jeux d’argent et les loisirs onéreux. Ces dépenses sont considérées comme le « superflu », sur lequel il faut « prélever la part de Dieu »1261. Le financement des églises nouvelles est par conséquent l’occasion pour les chrétiens du diocèse de mettre à l’épreuve leur fidélité à l’Église et leur attachement à sa morale. L’archevêque ne manque pas de rappeler le caractère seulement provisoire de l’argent acquis, qui ne prend son sens et sa valeur véritables que si la générosité vient confirmer ce qui n’est qu’un prêt de la Providence1262. Les chrétiens du diocèse sont invités à souscrire à des versements réguliers « d’un cœur joyeux »1263. La participation à l’effort financier devrait donc être l’expression d’un acte pleinement libre, et non contraint.

Le recours aux figures de l’Évangile ou de la tradition de l’Église a pour effet également d’euphémiser la relation à l’argent et de ne porter l’attention des fidèles que sur le seul usage de l’argent récolté, non sur les modalités du financement. Ainsi, la Vierge n’a eu que faire des contingences financières pour donner un toit à son Fils1264. Saint Augustin est convoqué pour rappeler la simplicité et l’évidence du don face à toute contrainte matérielle : « Compte que tu as un enfant de plus dans ta famille ! Réserve à ton Seigneur la place d’un de tes fils »1265. Mais c’est la transposition de la figure de Marie-Madeleine au cas des églises nouvelles qui témoigne le plus vigoureusement du refus d’une explicitation et d’une intellectualisation de la question financière : « Il semble que les chrétiens insistent trop sur le"pourquoi" […]. La Madeleine de l’Évangile, lorsqu’elle répand des milliers de francs [sic] de parfums pour donner la preuve concrète de son amour, n’a sûrement pas trop réfléchi. Si elle avait trop pesé le pour et le contre, elle n’aurait jamais manifesté cette éclatante gratuité qui est le signe incontesté de tout acte de charité vraie. À chacun d’avoir assez de courage et d’amour pour donner aux nouveaux quartiers ce "supplément d’âme" qu’ils réclament déjà »1266.

Plusieurs consignes ou mots d’ordre issus de l’ODPN laissent par conséquent penser que l’argent est un repoussoir. Pourtant, loin d’être toujours refoulé et ambigu comme l’écrit Pierre Bourdieu, le discours des responsables diocésains présente aussi des moments d’explicitation pour eux-mêmes de la vérité économique.

Notes
1257.

« Lettre à mes diocésains au sujet de la construction et de l'équipement de nos nouvelles paroisses », par le cardinal Gerlier, Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 27 octobre 1957.

1258.

Idem.

1259.

« "Faut-il encore construire des cathédrales ?", par le cardinal Heenan, archevêque de Westminster », La Documentation catholique, n° 1501, 17 septembre 1967, col. 1631.

1260.

« L’effort en faveur des paroisses nouvelles, par le cardinal Gerlier », dans Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 22 juin 1962.

1261.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, journal Paroisses Nouvelles, supplément à L’Essor n°757 du 23 avril 1961.

1262.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, lettre-type de demande de souscription auprès des catholiques du diocèse, sans date, probablement mai-juin 1961.

1263.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, extrait du « coupon-réponse - Églises nouvelles » à remplir par les donateurs, sans date.

1264.

« Notre Dame s’y connaît dans les difficultés à trouver un gîte pour son Fils » (AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, lettre de Mgr Joannès Mazioux aux prêtres du diocèse, 13 septembre 1961).

1265.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, journal Paroisses Nouvelles, supplément à L’Essor n°757 du 23 avril 1961.

1266.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, journal Paroisses Nouvelles, supplément à L’Essor n°788 du 26 novembre 1961.