L’entreprise essentiellement financière de récolte des fonds pour les églises nouvelles n’est pas déniée en tant que telle par le directeur de l’Office diocésain. Il faut seulement se garder de le faire apparaître à l’extérieur, car cette altération serait destructrice, du point de vue économique comme du point de vue religieux. Le schéma proposé par le sociologue ne fonctionne donc pas complètement dans le cas qui nous préoccupe : l’habitus religieux, s’il existe, n’est pas un tabou complet de l’explicitation de la question financière ; il se traduit davantage, comme il le décrit d’ailleurs au cours de sa démonstration, par la capacité sur le plan pastoral à transformer une exigence économique en une exigence de foi.
Cette hypothèse se vérifie à plusieurs reprises au début des années 1960 lorsque Mgr Mazioux précise les modalités de présentation de l’opération « Églises nouvelles » aux fidèles du diocèse : « L’opération "Églises nouvelles" ne doit pas apparaître surtout comme une entreprise financière mais comme une occasion de témoigner l’attachement de tout le peuple chrétien à l’Église et de partager son action missionnaire »1267. Il le redit quelques mois plus tard : « Tout est là : il s’agit de savoir si le succès de l’aventure est uniquement une question d’habileté et d’organisation pour faire ouvrir les porte-monnaie ou les portefeuilles ou si cette aventure n’est pas d’abord l’occasion providentielle pour tous de s’ouvrir davantage au sens de la paroisse, du diocèse et de l’Église et aussi, pour les plus riches, l’heureuse occasion deles amener à une révision de vie sur les obligations chrétiennes de la fortune »1268. L’absence d’euphémisation systématique est visible, y compris dans les documents dont prennent connaissance les fidèles. Un encart du journal Paroisses nouvelles en 1967 s’intitule par exemple : « Les parrainages, question de gros sous ? Oui, mais… », prouvant que la logique financière, bien que relativisée par des considérations pastorales ou morales, n’est pas occultée1269.
Le poids de la Mission ouvrière explique sans doute en partie cette impossibilité de se cacher les ressorts financiers de l’opération « Églises nouvelles ». Le soupçon d’une collusion entre l’Église et le monde des affaires est une dénonciation récurrente dans le discours des militants de l’Action catholique ouvrière. Ainsi, en 1962, un archiprêtre préfère ne pas communiquer une circulaire de l’ODPN aux membres ACO des paroisses dont il a la responsabilité car il craint des critiques féroces sur l’enrichissement des banques par le biais de la construction de lieux de culte : « Nous faire les propagandistes des intérêts à verser pour un tel emprunt est vraiment chose très difficile, même auprès du monde "ingénieurs" »1270.
Comment dès lors articuler d’irréductibles nécessités financières avec les exigences missionnaires ? Comment nommer ce type d’économie qui n’existe que par l’affirmation simultanée de sa quasi négation ? Cette question n’est pas seulement une interrogation d’historien a posteriori ; elle est également centrale dans la réflexion de Mgr Mazioux. Les documents de travail rédigés de sa main font apparaître un homme soucieux de mettre en conformité la nature de son travail et son sacerdoce. Face à ces contradictions, il s’efforce de penser son action selon une philosophie qui concilie démarche économique et primauté de la foi. Cette réflexion aboutit à une forme de charité paradoxale, à la fois lucrative et gratuite : « À longueur de journée parfois, cette mission nous met aux prises avec des questions techniques, administratives et financières qui semblent à première vue si étrangères à notre sacerdoce. Bien sûr, nous devons confier aux laïcs le maximum de ces tâches temporelles, mais elles ont tant d’incidences sur la pastorale et la vie spirituelle que nous ne pouvons pas ne pas les traiter et les faire traiter en référence avec des impératifs plus larges et plus élevés. Cet amas de béton et de métal qui nous vaut tant de labeurs et d’ennuis, de paroles et d’argent, ne va-t-il pas assurer la présence du Christ Sauveur au milieu des hommes ? Notre force est de penser que nous vivons ainsi une forme de charité particulièrement désintéresséeet essentiellement rentable : la charité d’investissement »1271. Ce qui vaut pour un responsable diocésain ne vaut toutefois pas nécessairement pour l’ensemble des fidèles du diocèse : la conciliation d’intérêts à la fois économiques et théologiques ne va pas de soi. Or, la construction de lieux de culte ne peut attendre. Elle suppose, dans l’urgence, des techniques efficaces de mobilisation qui, sans les nier, ne mette pas au premier plan ces questions parfois embarrassantes.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, note de Mgr Joannès Mazioux au cardinal Gerlier, 23 janvier 1961.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, rapport général de Mgr Joannès Mazioux, 23 juin 1961.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, journal Paroisses nouvelles, supplément à L’Essor n°1 102 du 8 décembre 1967.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, notes sur une réunion d’archiprêtres, sans date, probablement avril ou mai 1962.
AAL, fonds Gerlier, 11.II.31, circulaire ODPN n° 23 du 28 septembre 1962.