Chapitre 9 : la construction d’une nouvelle église dans un quartier en croissance. Le cas de Cusset à Villeurbanne (1961-1975).

L’objet de ce chapitre est de proposer une observation localisée de pratiques et de représentations autour de l’enjeu de construction d’une église nouvelle dans un quartier situé en périphérie lyonnaise. Il n’est pas à entendre comme un récit de construction, dans son déroulement chronologique et dans la présentation successive des étapes du projet (prospection, élaboration des plans, suivi de la construction, etc…). Il est plutôt le pendant nécessaire du cadre normatif qu’élabore l’Office diocésain dans ses circulaires et directives et que ce travail reprend parfois à son compte pour expliquer le fonctionnement, le financement et la politique de construction d’églises nouvelles dans le diocèse de Lyon. Il s’agit d’analyser, au plus près des acteurs, la nature de quelques enjeux auxquels sont confrontés les catholiques d’un quartier, à propos de la croissance urbaine en général et de la construction d’un nouveau lieu de culte en particulier.

Ce chapitre tentera d’éviter quelques écueils. L’échelle locale bénéficie en effet depuis quelques années d’une certaine aura dans nombre de discours politiques, depuis les vertus supposées de la démocratie participative jusqu’au dynamisme et à la transparence prêtés à la proximité. L’échelon local tend à être paré d’un ensemble de vertus : recherche plus aisée du consensus, ancrage dans « la réalité concrète » et le « vécu » des citoyens, retour à des « valeurs authentiques » non perverties par des décennies de pouvoir jacobin. Le local permettrait de réconcilier les citoyens avec la politique, dans une vérité du face-à-face entre les élus et la population. Il serait le lieu par excellence de l’appartenance et de l’identité1299. L’analyse qui va suivre souhaite plus modestement confronter le discours des responsables diocésains à un cas géographiquement identifié et historiquement déterminé. Un des enjeux de cette étude est de rompre avec une vision exclusivement centralisée de la construction de la ville. Il s’agit en somme de saisir les écarts entre ce qui a été initialement prévu et ce qui se réalise en définitive, entre d'une part des prescriptions et d'autre part des pratiques, entre des modèles et des usages de l'espace urbain.

Ce chapitre sera en outre l’occasion d’interroger et de mettre à distance un certain modèle du curé-bâtisseur, celui de l’homme à tout-faire, seul et héroïque, obéissant avec dévouement aux consignes de l’ODPN. Relativiser cette figure n’est pas nier son existence historique dans d’autres contextes1300. Mais l’exemple de Cusset montre que des cas de figures plus communs ont pu exister. Écrire une histoire de « la fabrique ordinaire de la ville »1301 revient dès lors à se défaire de catégories toutes faites, notamment celle du paroissien passif et abstrait face à l’action de son curé et du diocèse. Plutôt que de s’en tenir à une définition a priori de l’urbanisation pour une communauté catholique dans un quartier densément peuplé, l’objectif est de montrer le pragmatisme de ces paroissiens qui sont aussi des habitants dans la ville en croissance. Pour reprendre le vœu d’Isabelle Backouche et de Nathalie Montel, « il s'agit donc d'interroger la ville telle qu'elle se fabrique concrètement, parfois en marge des règlements existants ou en décalage avec les théories en vigueur et les discours officiels »1302.

Il faut justifier le choix de la localisation pour cette étude de cas : pourquoi Villeurbanne et pourquoi Cusset ? La paroisse de Saint-Julien-de-Cusset dont il va être question ici est l’une des rares paroisses de l’agglomération lyonnaise à avoir conservé une mémoire de la construction de sa nouvelle église (1961 à 1969). Une quinzaine de cartons d’archives concernent directement ou indirectement cet événement1303. Courriers, comptes-rendus de réunions, procès-verbaux d’assemblées générales, feuilles d’annonces constituent un corpus de sources locales d’une grande richesse pour l’historien. D’autre part, le quartier de Cusset connaît une forte croissance démographique tout au long du XXème siècle, et plus particulièrement après 1945. Sa situation périphérique dans l’agglomération, aux confins de cette rive gauche du Rhône sous-équipée sur le plan religieux, en fait un observatoire pertinent pour notre sujet d’étude. L’église est en effet située à l’extrémité orientale du cours Émile-Zola, à proximité du boulevard de ceinture (appelé Laurent-Bonnevay à partir de 1960).

Fig. 15 : Schéma de localisation du quartier de Cusset à Villeurbanne (principaux lieux évoqués dans le chapitre)
Fig. 15 : Schéma de localisation du quartier de Cusset à Villeurbanne (principaux lieux évoqués dans le chapitre) Schéma réalisé par nos soins. Le nord correspond au haut de la carte. .

Cette paroisse a par ailleurs participé au recensement de pratique dominicale de mars 1954 et a été rattachée avec l’ensemble de l’archiprêtré de Villeurbanne au diocèse de Lyon quelques mois plus tard, ce qui ne peut qu’accroître son intérêt pour la présente étude. Il faut ajouter enfin que la ville de Villeurbanne a été l’objet de travaux universitaires relativement récents, en particulier en histoire et en géographie économique, qui permettent de contextualiser l’épisode de la construction de l’église de Cusset pendant les années 19601305.

Ce chapitre s’articulera autour de trois thèmes qui ne prétendent pas traiter de façon exhaustive l’histoire de la construction de l’église nouvelle de Saint-Julien-de-Cusset. Ces trois éclairages successifs entendent seulement proposer une approche « par le bas », c’est-à-dire en partant des catholiques du quartier et de leur rapport à la ville, et non de l’Archevêché. La première partie prend pour fil directeur les effets de la croissance urbaine sur la vie de la paroisse. Il sera certes question des conditions et des circonstances dans lesquelles est né le projet d’une nouvelle église dans le quartier de Cusset, mais le propos ne s’interdit pas des développements sur d’autres effets concomitants voire postérieurs à la construction, pour saisir le rôle qu’a pu jouer une situation de confins urbanisés sur un territoire paroissial tout au long des Trente Glorieuses. Une deuxième partie s’intéresse plus particulièrement à la gestion financière du projet. Cette étude de cas peut en effet servir de terrain d’étude pour évaluer la réussite ou l’échec d’une stratégie de financement et de mobilisation. Enfin, la dernière partie est à envisager comme une tentative de réponse à des interrogations plus spécifiquement politiques : quel est le degré d’autonomie de l’Association paroissiale qui se crée autour du projet de construction par rapport à l’ODPN ? Cette association peut-elle prétendre représenter une communauté, de croyants voire même d’habitants au sein du quartier ?

Notes
1299.

Pour une présentation critique et synthétique des rapports complexes et ambigus entre crise de la citoyenneté et échelle locale, voir en particulier l’introduction éclairante de l’ouvrage de l’anthropologue Catherine Neveu, Citoyenneté et espace public. Habitants, jeunes et citoyens dans une ville du Nord, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2003, p. 15-33.

1300.

Nadine-Josette Chaline souligne pour le XIXème siècle le rôle primordial du clergé dans la construction d’églises à Nantes, Rouen ou Le Havre : « Tous nos documents confirment cette impulsion donnée par le prêtre "bâtisseur" » (Nadine-Josette Chaline, en collaboration avec Jeanine Charon, « La construction des églises paroissiales aux XIXème et XXème siècles… », op. cit., citation p. 45). Au point que le curé bâtisseur serait devenu une figure littéraire (Jacques Tournier, « La construction des églises paroissiales aux XIXème et XXème siècles » [intitulé identique à l’article précédent], Revue d’Histoire de l’Église de France, 73, janvier-juin 1987, p. 74-77).

1301.

Isabelle Backouche et Nathalie Montel, « La fabrique ordinaire de la ville », Histoire urbaine, 20, décembre 2007, p 5-9.

1302.

Idem, p. 6.

1303.

Ce travail sur Cusset n’aurait pas été possible sans le remarquable travail de conservation et de classement effectué depuis les années 1970 par un paroissien actif de Saint-Julien-de-Cusset, M. Jean-Paul Masson.

1304.

Schéma réalisé par nos soins. Le nord correspond au haut de la carte.

1305.

En géographie : Marc Bonneville, Désindustrialisation et rénovation immobilière dans l’agglomération lyonnaise. Le cas de Villeurbanne, rapport édité, Université Lyon 2, Centre de recherches sur l’environnement géographique et social, 1975 ; Villeurbanne, naissance et métamorphose d’une banlieue ouvrière, processus et formes d’urbanisation, PUL, 1978 ; Bernard Meuret, Croix-Luizet, quartier de Villeurbanne, CNRS-Centre régional de publications de Lyon, 1980. En sociologie urbaine : Bernard Meuret, Le socialisme municipal, Villeurbanne 1880-1982, PUL, 1982. En histoire contemporaine : Alain Moreau, Histoire des paroisses de Villeurbanne au XX ème siècle (1917-1965), mémoire de DEA sous la direction de Jean-Dominique Durand, Université Jean Moulin-Lyon 3, 1992-1993 ; Kristel Viguier, De la création d’une association de quartier à la gestion d’un centre social : l’exemple de Cusset entre 1970 et 1985, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, sous la direction d’Olivier Faure, Université Jean Moulin-Lyon 3, 2004-2005.