Conclusion de la deuxième partie

La question des églises nouvelles a été une préoccupation de tout premier ordre pour l’Archevêché de Lyon au cours des Trente Glorieuses. On peut reprendre l’analogie que fait Jacques Palard à propos de l’organisation territoriale de l’Église1486 : les logiques d’action qui ont présidé à sa recomposition dans les années 1960 ne sont pas radicalement différentes de celles à l’œuvre dans l’ordre politico-administratif au cours des mêmes années. Pour construire de nouveaux lieux de culte, l’ODPN s’est en effet confronté à des interrogations typiques de l’aménagement du territoire : comment financer les équipements nouveaux, du point de vue des moyens utilisés, de la mobilisation qu’elle nécessite et de l’autonomie que l’autorité centrale est prête à accorder aux acteurs locaux ? Quelles logiques urbanistiques adopter et avec quel seuils d’acceptation dans les écarts aux modèles ? Dans quels buts : favoriser le vivre-ensemble ? Resserrer les liens d’une communauté devenue plus éparse ? Moderniser les structures existantes ?

À condition de n’y voir qu’un rapprochement qui peut être fécond sur le plan heuristique, on peut sans doute avancer que, pour la période 1950-1975, les églises nouvelles ont été pour l’Église ce que les grands ensembles ont été pour l’État. Ce n’est peut-être pas une « saga » au même titre que les HLM pour les Trente Glorieuses1487, mais la construction de nouveaux lieux de culte est pour le moins la grande affaire des diocèses urbanisés français au cours des mêmes décennies, voire quelques années au-delà au vu des dettes parfois colossales à rembourser.

Certes, cette interprétation ne s’appuie que sur le cas lyonnais, et encore faudrait-il confronter cette idée à une étude de fond sur la politique urbaine de l’agglomération sur la même période1488. On peut toutefois penser que les analyses qui précèdent ont - avec des nuances régionales sans nul doute - une portée nationale. En témoigne cette lettre pastorale des cardinaux Liénart, Feltin, Richaud, Gerlier, Lefèbvre et Roques publiée en 1963 dans la Documentation catholique. Ce manifeste pour un équipement religieux des diocèses français les plus urbanisés reprend toutes les justifications évoquées dans le chapitre 6 et fait des nouvelles églises une priorité qui engage l’avenir du catholicisme en France : « Et l’Église ? Quel va être son mode de présence et son équipement dans ce monde ? À quel rythme va-t-elle pouvoir suivre le mouvement qui emporte notre société française vers un renouvellement radical de ses structures ? Nous ne pouvons imaginer sans angoisse ces foules transplantées, déracinées, ces "grands ensembles" anonymes, s'il devait leur manquer la chaude amitié d'un prêtre qui leur soit tout entier donné, le levain spirituel de sacrements qui suscite et renouvelle la vie surnaturelle, le Christ enfin au milieu d'eux présent dans la communauté des fidèles, mais aussi en mission d'évangélisation. On peut toujours prier seul, chez soi, mais si l'on n'a pas de lieux où prier ensemble, le lien de la foi vécue tiendra-t-il ? Le renouveau démographique de ces dernières décades signifie pour toutes nos paroisses des centaines d'enfants à catéchiser. Où les recevrons-nous ? […] L'Église de France, évêques, prêtres et laïcs, est toute entière concernée, parce qu'il y va de l'avenir de l'évangélisation dans notre pays. C'est toute entière qu'elle doit s'engager dans cette vaste entreprise et la réussir. Dans l'esprit du Concile, nous devons donner à notre vieux pays les moyens dont l'Église a besoin pour sa mission aujourd’hui. Et demain »1489.

Qu’en est-il alors des stratégies évoquées en introduction à cette deuxième partie : y a-t-il eu véritablement, dans le diocèse de Lyon, un projet d’équipement religieux rationnellement construit et mis en œuvre, fondé sur des prévisions fiables, donnant la possibilité d’une lecture armée de l’avenir, aussi bien dans le domaine financier que dans celui de l’urbanisme ? Ou les sources plaident-elles plutôt pour une gestion plus empirique, faite essentiellement de prévoyance traditionnelle, d’expériences acquises sur le tas et d’observations intuitives, dans un but avant tout défensif face aux événements ?1490 Si, dans le discours prescriptif des responsables diocésains, c’est le premier « mode adaptatif » qui l’emporte à coup sûr, il est indéniable que le second a toute sa pertinence dans la réalisation effective des projets d’églises nouvelles. La présence d’un prêtre volontaire et dynamique bien secondé1491, l’appui sur des acquisitions foncières antérieures, l’existence sur le plan local de compétences en matière technique et gestionnaire, ou encore la proximité avec les organismes publics chargés du remodelage des quartiers, ont été déterminants dans le choix d’un site et dans la réussite du projet.

Notes
1486.

Bien que son interprétation porte sur un objet différent : l’analyse des processus de décentralisation et d’internationalisation, en particulier dans la mise en place de synodes diocésains au cours des années 1980-1990 (Jacques Palard, « Les recompositions territoriales de l’Église catholique entre singularité et universalité », Archives de sciences sociales des religions, 107, juillet-septembre 1999, p. 55-75).

1487.

Pour reprendre le titre de l’ouvrage récent de Thibault Tellier, Le temps des HLM : la saga urbaine des Trente Glorieuses…, op. cit.

1488.

C’est un des nombreux intérêts de la thèse qui sera soutenue prochainement par Marie-Clothilde Meillerand (Université Lumière - Lyon 2, sous la direction de Jean-Luc Pinol) portant sur l’histoire de la politique urbaine dans l’agglomération lyonnaise entre 1938 et 1975.

1489.

« 1200 églises à construire en dix ans », La Documentation catholique, 1404, 21 juillet 1963, col. 965-966. Lettre parue initialement dans la Quinzaine diocésaine de Cambrai du 28 avril 1963, et reprise également en tête du numéro spécial de Fêtes et saisons de juin-juillet 1963 consacré aux églises nouvelles.

1490.

Sur ces deux modèles, voir Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet…, op. cit., p. 60.

1491.

Dominique Dessertine a en particulier mis en évidence l’importance et l’antériorité des patronages sur la construction des églises paroissiales dans les faubourgs de Lyon dans l’entre-deux-guerres (Dominique Dessertine, « La paroisse, le vicaire et les enfants : l’éducation catholique populaire en milieu urbain (1919-1939) », dans Isabelle von Bueltzingsloewen et Denis Pelletier (dir.), La charité en pratique…, op. cit., p.187-198).