Chez beaucoup d’intellectuels catholiques qui s’intéressent dans leurs travaux aux problématiques de la ville contemporaine, se pose quasi naturellement la question des rapports entre Église et urbanisation. Dans la première moitié des années 1960, lorsque la croissance urbaine devient simultanément, selon Alain Barrère, phénomène révolutionnaire, problème de civilisation, défi d’aménagement et demande de participation1583, les milieux d’Église ne peuvent plus faire l’économie d’une réflexion sur leur place dans cette société nouvelle. Jean-Charles Payen, du Comité de rédaction de Recherches et Débats, met ainsi en garde les chrétiens contre une vision trop folklorique - ou « folkloriste » - des grands ensembles : la civilisation urbaine n’est pas une excroissance quelque peu exotique de l’univers technique occidental, pour laquelle il suffirait « d’aller aux gens des villes nouvelles comme les intellectuels allaient au peuple »1584 ; c’est une nouvelle frontière pour l’Église.
La ville en croissance est prise au sérieux par les responsables religieux car elle oblige à un renouveau pastoral. Une fois encore, c’est sous la forme de l’utopie missionnaire qu’est formulée la réponse de l’Église. L’enjeu est toujours la conversion des citadins : « Voici des millions d'hommes qu'il faut évangéliser. C'est une entreprise qui va bien au-delà de la construction de nouveaux lieux de culte et de la formation de nouvelles paroisses sur la carte […]. Faire face à cette mutation urbaine d'aujourd'hui est aussi capital qu'il l'était de faire face à la migration des campagnards vers les villes au XIXème siècle. Cette intégration du monde ouvrier que l' Église n'a pas su réaliser il y a un siècle, saura-t-elle l'accomplir aujourd'hui pour ces nouveaux urbains des cités, pour cette nouvelle classe urbaine, dont il faut christianiser les modes de vie, les besoins, les aspirations ? Autrement dit, l' Église sera-t-elle au cœur de la nouvelle civilisation ou lui restera-t-elle étrangère ? Certaines réalisations déjà en cours, la valeur de certaines expériences missionnaires, l'attention d'une hiérarchie très consciente du problème permettent sans doute quelque confiance et quelque espoir. Un point est certain : les villes nouvelles représentent une chance d'évangélisation et de rechristianisation du pays pour l' Église, c’est-à-dire pour nous tous. Saurons-nous la saisir ? »1585. On retrouve dans cet appel l’argumentation traditionnelle des responsables ecclésiaux : l’ambivalence d’un phénomène social nouveau perçu de façon concomitante comme menace pour la foi et occasion d’un renouveau ; le repentir obsessionnel de la perte du monde ouvrier ; le rêve encore présent du retour à une forme de chrétienté. Néanmoins, depuis le milieu des années 1950, le vocabulaire et les modalités de la mission ont connu des inflexions, sous l’influence conjointe du moment conciliaire et des pressions de l’urbanisation. Quatre interrogations reflètent nous semble-t-il assez justement les préoccupations pastorales sur la question de la ville dans la première moitié des années 1960 : d’abord une réflexion renouvelée sur le rôle de la paroisse urbaine confrontée à l’émergence de groupes spécialisés ; d’autre part, un questionnement approfondi sur les conditions de possibilité d’une pastorale urbaine ; un effort particulier pour imaginer des structures de synthèse et de coordination pastorales dans les grandes agglomérations ; enfin la revendication d’une proximité accrue avec les nouveaux citadins dont il s’agit de partager la « condition urbaine » (Olivier Mongin). Il va sans dire que ces propositions présupposent l’Église comme réalité humaine, et non seulement comme corps mystique : sont prises en compte les contingences et les déterminations sociales qui peuvent agir sur elle, au-delà (ou en deçà) des considérations théologiques qui peuvent par ailleurs nourrir son fonctionnement interne.
Alain Barrère, « L’homme et la révolution urbaine », L’Homme et la révolution urbaine…, op. cit., p. 12.
Jean-Charles Payen, « Pour une pastorale des villes nouvelles », Vers une nouvelle civilisation urbaine…, op. cit., p. 135-139, citation p. 135. L’expression n’est pas sans évoquer la mission éducative que s’assignait l’intelligentsia russe auprès des masses paysannes au XIXème siècle.
« Liminaire », Vers une nouvelle civilisation urbaine…, op. cit., p. 7-10, citation p. 10.