3. Un dispositif qui souhaite répondre au malaise des prêtres en ville ?

Une des facettes de la crise de la figure du prêtre que traverse l’Église de France au cours des années 1960 est l’augmentation significative du nombre de démissions, qui s’amplifie encore dans la décennie suivante1641. Les débuts de la pastorale d’ensemble dans le diocèse de Lyon confirment, s’il en était besoin, que l’image que les prêtres se font d’eux-mêmes et de leur place joue un rôle de premier plan dans les défections qu’enregistrent diocèses et séminaires. Les inquiétudes émanent en particulier du clergé exerçant une charge dans l’agglomération.

En octobre 1959, le cardinal Gerlier fait envoyer « à tous les curés de paroisse urbaine » un exemplaire de l’article que le père Jean-François Motte, directeur du Centre pastoral des missions à l’intérieur (CPMI) vient de publier dans la Revue de vie franciscaine. Ce papier intitulé « Le prêtre et la ville » est une synthèse des observations effectuées au cours de ses nombreuses missions générales1642. La démarche de l’archevêque est surprenante et originale : il souhaite créer un débat en suscitant les réactions que peut provoquer la lecture de ce document « chez les prêtres consacrés à un ministère urbain, souvent découragés devant les difficultés de la tâche ». Un échange de vues est organisé lors de la réunion des curés de Lyon le 9 décembre 1959 au Foyer sacerdotal1643.

Cette première prise en compte du cadre urbain dans l’exercice du ministère sacerdotal est prolongée avec la nomination du père Gabriel Matagrin comme vicaire général du diocèse en 1960. Lors du dixième anniversaire du CPMI dans le Sud-Est réunissant à Lyon près de 180 prêtres réguliers et séculiers venus de plusieurs diocèses, Matagrin analyse ce qui constitue à ses yeux « le malaise des prêtres de ville » (titre de la communication). Il attribue cette crise d’identité à la multiplicité des tâches auxquelles doit faire face le clergé urbain et au rythme soutenu de la vie sociale dans une grande agglomération. Il s’interroge également sur la façon dont la paroisse urbaine peut trouver sa place dans la pastorale d’ensemble que le diocèse s’efforce alors de mettre en place1644.

Ce texte n’ayant pu être retrouvé, il est difficile de proposer une interprétation à partir de ces seules indications. Pourtant, il faut souligner l’ambiguïté de cette prise en considération du malaise des prêtres en ville. L’un des objectifs premiers de la pastorale d’ensemble est bien, à Lyon, un effort demandé aux prêtres pour l’exercice de leur ministère, et non un allègement de leur charge. Gabriel Matagrin conclut en rappelant que « l'essentiel de cet effort de pastorale d'ensemble ne consiste pas d'abord dans des structures à créer, mais dans une révision de la mentalité sacerdotale, afin d'assurer une présence aussi vraie que possible de l'Église dans le monde d'aujourd'hui »1645.

Peut-être le directeur des Œuvres a-t-il eu connaissance d’un rapport rédigé par le père Marius Maziers en 19571646, et qui reprenait déjà ce thème du dépassement de soi chez le prêtre comme condition de réussite d’une pastorale d’ensemble. Dans cette réflexion d’une dizaine de pages, Mgr Maziers propose une réflexion sur les représentations des prêtres à propos d’une « pastorale commune »1647. Il consacre plusieurs pages à scruter deux types d’obstacles qui nuisent au bon fonctionnement d’une pastorale d’ensemble : le premier comprend tout ce qui, chez les prêtres, relève d’une mentalité collective paralysante (« esprit critique », « mentalité fonctionnelle », individualisme) ; le second renvoie à « une carence d’effort personnel » (dans la vie de foi, la volonté et le travail intellectuel). Les difficultés sont donc attribuées principalement à l’irrésolution et à la paresse qui guetteraient les prêtres, ainsi qu’à un certain nombre d’attitudes jugées immorales, mais il n’est à aucun moment question des conditions objectives d’exercice du ministère.

Il serait sans doute erroné de désigner ces obstacles par l’expression « mentalité urbaine » : ce serait reprendre une formulation floue et contestable, dont les acteurs des années 1960 eux-mêmes n’usent plus guère. Il faut noter cependant que le mouvement de prêtres contestataires « Échanges et Dialogue » né en 1968 recrute majoritairement dans les grandes paroisses urbaines. Denis Pelletier le déduit de la présence massive au sein du mouvement de vicaires, statistiquement plus nombreux en ville1648. Peut-on y voir aussi l’hypothèse d’un mal-être qui serait d’abord celui des prêtres urbains ? Dans l’enquête sociologique qu’il consacre aux mutations des conditions de vie et d’exercice du ministère des prêtres en France, le journaliste Jacques Duquesne reprend une étude qu’un curé d’une « grosse paroisse » (50 000 habitants) de la banlieue parisienne a menée à propos de son emploi du temps au cours de l’année 1963-1964. Il en ressort que ce prêtre déplore avant tout la place considérable occupée par les tâches administratives et matérielles, au détriment de son ministère apostolique d’animation spirituelle et de prière. Jacques Duquesne ajoute qu’il s’agit là d’une plainte constamment entendue chez les prêtres urbains interrogés dans le cadre de son enquête1649.

Néanmoins, il n’apparaît pas de façon significative dans les témoignages des curés que la localisation en ville, et notamment dans les grandes villes, joue un rôle de nature à dégrader les conditions d’exercice de leur mission. D’autres difficultés dans les campagnes valent bien la « bureaucratie » des prêtres en milieu urbain : le travail ne manque pas lorsqu’on a la charge de plusieurs clochers éloignés de plusieurs kilomètres les uns des autres1650. De même, dans un diocèse moins urbanisé que celui de Lyon comme celui d’Angers, la pastorale d’ensemble a été mise en place au tournant des années 1950-1960 pour répondre, entre autres, à « l’isolement territorial des prêtres »1651. Le malaise semble donc venir d’ailleurs et relever de causes multiples : spécialisation accrue des ministères, sentiment d’une marginalité croissante dans une société en mutation accélérée, ambiguïté de la place des laïcs dans la vie de l’Église1652.

S’il ne faut donc sans doute pas réduire la pastorale d’ensemble à une problématique spécifiquement urbaine, il reste que la ville occupe une place de premier ordre dans ce nouveau dispositif diocésain.

Notes
1641.

La moyenne annuelle des démissions passe de 48 entre 1960 et 1964 à 97 entre 1965 et 1969 (195 pour les années 1970-1974). Chiffres donnés par Julien Potel, Les prêtres séculiers en France. Évolution de 1965 à 1975, Paris, Centurion, 1977, p. 35, repris et analysés dans Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002, p. 58-61.

1642.

La référence exacte de cet article n’a pu être élucidée.

1643.

« "Le prêtre et la ville", par le père Motte, directeur national du CPMI », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 30 octobre 1959.

1644.

« Le 10ème anniversaire du CPMI dans le Sud-Est », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 14 juillet 1961. Le texte de l’exposé n’a pu hélas être retrouvé.

1645.

« Organisation des zones pastorales et des commissions pastorales. Résumé des communications de M. le vicaire général Matagrin à la réunion des archiprêtres et des remarques qu'elles ont provoquées », Semaine religieuse du diocèse de Lyon du 5 mai 1961.

1646.

Marius Maziers (1915-2008), futur archevêque de Bordeaux (1968-1989), n’est pas encore à cette date évêque auxiliaire de Lyon : il le devient deux ans plus tard, en 1959, jusqu’à sa nomination comme archevêque coadjuteur du diocèse de Bordeaux en 1966.

1647.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.160, « Pastorale commune et mentalités es prêtres. Le responsable de zone et les prêtres », par le père Maziers, Saint-Brieuc, 1er août 1957. Ce texte était-il connu de Gabriel Matagrin en 1961 ? Il est conservé dans une pochette intitulée « chanoine Boulard », ce qui tendrait à montrer que ce rapport a été rédigé dans le cadre des enquêtes de sociologie religieuse, sans doute pour un diocèse (il est fait mention à deux reprises du diocèse de Saint-Flour) ou des rencontres interdiocésaines (mais pas la session de sociologie religieuse organisée par Économie et Humanisme à Saint-Brieuc, qui s’est tenue en 1952).

1648.

Voir Denis Pelletier, La crise catholique…, op. cit., p. 61-64.

1649.

Jacques Duquesne, Les prêtres…, op. cit., p. 240-241.

1650.

Ibidem.

1651.

Jean-Luc Marais, « L’éclatement de l’Anjou chrétien… », op. cit., p. 274.

1652.

L’Archevêché tente de minimiser ce malaise : le bulletin diocésain relaie une enquête « en vue de recueillir des témoignages de prêtres qui sont heureux de leur sacerdoce. On écrit beaucoup sur les cas de certains qui ne le seraient pas. Il est donc très utile que le public sache qu’il y a aussi des prêtres heureux dans l’Église ». Les curés qui se reconnaissent dans cet intitulé peuvent envoyer anonymement leur témoignage (« Des prêtres heureux », Église de Lyon du 18 octobre 1968).