B. Une approche déterminée par le catholicisme social

Jean-Marie Mayeur évoque plusieurs causes qui tiennent pour nombre d'entre elles à la configuration historique du catholicisme social. Celui-ci a fait porter une attention prioritaire et quasi exclusive sur les mondes ouvrier et paysan : centres d’intérêt privilégiés, ces groupes ont concentré les efforts de réflexion et d'apostolat des catholiques sociaux1713. D'autre part, le catholicisme social propose une vision de la société qui s'apparente en grande partie à un modèle corporatiste, dans lequel le monde du travail est décliné à partir d'une segmentation des professions. Cette approche, qui reprend l'hétérogénéité des réalités socioprofessionnelles, ne permet pas une prise de conscience de la catégorie des classes moyennes dans leur ensemble, mais seulement de façon cloisonnée selon les métiers ou les branches1714. Ce constat est proche des analyses que nous avons développées plus haut concernant l'Action catholique spécialisée qui, par la sectorisation des groupes qu'elle suppose, n'a pas conduit les catholiques à envisager la population urbaine dans son ensemble.

À cette première série de facteurs s'ajoute le problème de la définition des classes moyennes, problème auquel s'est heurtée et se heurte encore la sociologie contemporaine, des « cadres » de Luc Boltanski aux « classes moyennes sans projet » de Louis Chauvel1715. Groupe mouvant, jouant le rôle de sas social et souvent défini de façon négative entre haute bourgeoisie et prolétariat, les classes moyennes déstabilisent les observateurs catholiques par leur hétérogénéité. Là encore, le rapport à la ville n'est pas aussi éloigné qu'on pourrait le penser de prime abord. Pour définir les classes moyennes, Albert Gortais par exemple exclut la paysannerie, estimant qu'elle porte « la marque profonde de la terre »1716. Cette définition des couches moyennes par leur appartenance à un milieu urbain est intéressante à un double titre : outre qu'elle fait d'un espace le dénominateur commun que tous les sociologues, catholiques ou non, cherchent à établir pour stabiliser une définition valide des classes moyennes, cette proposition n'est pas celle qui est retenue par Rome en 1951 dans la première déclaration après 1945 les concernant. Pie XI inclut en effet les agriculteurs comme l'avait suggéré le père Desqueyrat avant-guerre1717.

Ce n'est donc pas la ville qui, pour Rome, est le facteur décisif pour qualifier les classes moyennes. La papauté lui préfère le « capitalisme d'épargne » (expression de Lucien Romier), dans la tradition des encycliques sociales qui fondent la propriété sur le travail individuel. En faisant de l'indépendance le propre de ce groupe aux frontières incertaines, le discours catholique charge les classes moyennes d'une valeur positive : celui de la personne, qui s'oppose au double danger de la masse et de l'individualisme radical. De même, mais sur le plan collectif, cette définition a le mérite de faire des classes moyennes les hérauts de la voie intermédiaire prônée par les enseignements pontificaux entre individualisme bourgeois et communisme. Là encore, la réalité est plus complexe, car dans les mêmes années d'après-guerre, les classes moyennes font l'objet de façon concomitante d'un certain nombre de critiques de la part de la hiérarchie catholique : leur individualisme se mue en égoïsme ; la troisième voie que pourraient incarner les professions intermédiaires est en outre, pour Rome, souvent trop proche du libéralisme pour ne pas être suspecte1718. L'ambiguïté des classes moyennes vient donc aussi du fait que leur définition inclut la bourgeoisie, dont l'Église est loin d'accepter toutes les valeurs1719. La dénomination « Action catholique des "milieux indépendants" » (ACI), qui ne reprend pas le terme de « bourgeoisie », n'est pas étrangère à ces considérations. La définition des classes moyennes par la hiérarchie catholique aurait pu donc être l'occasion d'une réflexion sur la ville; mais elle reste en quelque sorte enchâssée dans les schémas du catholicisme social qui analysent la société en termes d'économie politique plutôt qu'en termes de géographie économique.

Afin de ne pas s’en tenir à des généralités qui risqueraient fort d’être réductrices du fait de l’absence d’études historiques croisant classes moyennes, urbanisation et catholicisme, il a été jugé préférable de s’appuyer sur des études de cas qui correspondent précisément à cet objet. La première est tirée du dépouillement des archives de l’Union féminine civique et sociale (UFCS). Elle confirme, pensons-nous, la forte implication de militants chrétiens issus des couches moyennes dans la fabrique de la ville.

Notes
1713.

Idem, p. 218.

1714.

Idem, p. 220.

1715.

Luc Boltanski, Les cadres : formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982 ; Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, coll. « La République des idées », Paris, Seuil, 2006, en particulier chapitre I.

1716.

Cité par Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne…, op. cit., p. 215.

1717.

Ibidem.

1718.

Idem, p. 221.

1719.

Émile Poulat, Église contre bourgeoisie, Paris, Casterman, 1977.