3. L'UFCS : un cas à part parmi les classes moyennes lyonnaises ?

Les pratiques des sections « Urbanisme » des équipes UFCS de Lyon et de Bron sont-elles un cas particulier dans les couches moyennes catholiques lyonnaises ? Quelques documents de l'Action catholique générale des hommes (ACGH) conservés dans le fonds Gerlier aux Archives diocésaines à Fourvière permettent d'apporter un éclairage complémentaire.

Un rapport vraisemblablement daté de 1960 fait état d'équipes ACGH fortement dominées par les couches moyennes (« une appartenance à un milieu en majorité de cadres moyens et de techniciens »1853). Bien que ce corpus, circonscrit aux années 1959-1960 pour l'essentiel, ne soit constitué que d'une dizaine de documents seulement, son analyse permet d'établir quelques faits sur le rôle des classes moyennes catholiques dans la prise en charge de questions urbaines.

La sensibilité aux problématiques urbaines à l'ACGH ne date sans doute pas du début des années 1960. Dès la première moitié des années 1950, la Fédération nationale d’Action catholique, ancêtre de l'ACGH, mobilise quelques notions - certes élémentaires - de géographie humaine pour adapter son discours aux différents territoires paroissiaux dans lesquels elle intervient. Ainsi, le programme du VIIème Congrès national en mai 1953 prévoit des carrefours à propos de l'organisation et de l'animation paroissiales qui sont distingués selon leur degré d' urbanisation : « milieu urbain grandes villes, milieu urbain petites villes ou gros bourgs, milieu rural sans dessertes, milieu rural avec dessertes »1854. Il semble cependant que des préoccupations urbaines plus approfondies interviennent à partir de 1959-1960, vraisemblablement en lien avec la pastorale d'ensemble qui se met en place au même moment dans de nombreux diocèses1855. L'idée d'une renaissance des équipes ACGH dans l'agglomération lyonnaise fait alors l'objet d'une attention particulière de la part de l'autorité diocésaine.

Ce projet est porté, à partir de 1959, par l'évêque auxiliaire Michel Vial et un responsable ACGH du diocèse, Henri Pallière, véritable cheville ouvrière de l'entreprise. La relance des sections ACGH est pensée comme le dépassement de situations conflictuelles avec le clergé des paroisses : la priorité parfois exclusive que celui-ci accorde à l'Action catholique spécialisée, notamment dans les secteurs de mission, est durement ressentie par les membres de l'ACGH. Cette concurrence est vécue de façon d'autant plus pénible que les militants de l'Action catholique générale passeraient, pour nombre de curés, pour un personnel polyvalent dont on attend moins une réflexion et une culture spirituelle qu'une disponibilité à toute épreuve1856. Dès lors, le découragement gagne les éléments les plus dynamiques, y compris chez les membres du clergé les plus convaincus du rôle de ces militants. À Lyon, ce sont généralement les mêmes prêtres qui se réunissent d'un trimestre sur l'autre pour faire état d'une crise de l'identité ACGH : « On n'y voit pas très clair. On aura tendance à parler de tout, sauf de ce qui fait la trame de son existence entre deux réunions »1857.

Pourtant, le projet Vial-Pallière élargit le débat et souhaite apporter une réponse à des problèmes plus globaux. Un double constat préside en effet à la volonté de régénérer les équipes d'animation paroissiale : d'une part, le contexte de crise des vocations sacerdotales qui, d'après eux, devrait inciter les laïcs à prendre des responsabilités adaptées à leur état ; d'autre part et de façon plus inattendue, une conjoncture démographique marquée par une forte croissance urbaine de l'agglomération lyonnaise: « À l'heure où les villes qui constituent le grand Lyon sont en plein essor, tant au point de vue de l'habitat et de l'urbanisme que de l'équipement économique et social, les chrétiens ont le devoir de présenter à leurs frères une raison d'être, de donner un sens à leur vie ; et cela demande de notre part un effort d'approfondissement de notre doctrine à la lumière des Évangiles, pour conformer dans la mesure de notre possible notre conduite personnelle avec les principes du Christ. La pénurie des vocations sacerdotales, l'augmentation de la population française font un devoir aux laïcs d'être plus que jamais des témoins, et de suppléer l'action du prêtre dans les nombreuses activités où son ministère pastoral n'a pas à s'employer directement »1858. L'urbanisation est également évoquée dans un rapport rédigé au cours de la même période : « Lyon est une grande agglomération en croissance continue. Les communautés paroissiales ont radicalement évolué. Quels hommes va-t-on atteindre ?… Comment les atteindre ?… À quelle communauté croyante ou incroyante vont-ils s'adresser ?… Quelle va être la forme et le sens de cette présence?… C'est peut-être, en cette période d'urbanisme progressif, une des questions les plus importantes posées au mouvement »1859. Le projet Vial-Pallière est de faire naître une équipe diocésaine qui représenterait deux types de structures ecclésiales : d'une part les divers secteurs ou archiprêtrés dans lesquels existe une section d'ACGH ou ACGF ; d'autre part « des éléments des secteurs des activités qui sur le plan de l'Église ont leur influence à l'échelon paroissial (presse, cinéma, associations d'éducation populaire, conférences Saint-Vincent-de-Paul, groupes Pax Christi, etc) »1860. Pour Henri Pallière, il ne s'agirait pas de se substituer à ces groupes ou à ces mouvements qui ont leur vie propre, mais de les coordonner pour rendre plus efficace leur action à l'échelle de la grande ville1861. Car ce sont bien « les données du problème relativement à l'agglomération lyonnaise, et aux centres urbains de ce département » qui constituent l'enjeu de cette remise à plat des équipes ACGH du diocèse1862.

Pour donner corps à cette idée, Henri Pallière s'inspire d'un travail pionnier effectué dans le diocèse de Marseille et dans lequel l’archevêque Mgr Delay s'est impliqué. Après un séjour sur place de Pallière en 1959, des contacts réguliers sont établis entre Lyonnais et Marseillais. C'est que l'ACGH de Lyon s'inquiète de prendre du retard sur d'autres équipes engagées sur des problématiques urbaines : « Dans les autres diocèses, toutes les fois que l'on parle du problème de villes (par exemple Grenoble et Valence), il m'a été répondu : que faites-vous à Lyon ? »1863.

Après plusieurs réunions entre l'automne 1959 et l'été 1960 dans le but d'étudier les problèmes que rencontre l'ACGH à l'échelle de l'agglomération1864, la rencontre du 5 novembre 1960 permet de franchir une première étape : à la Direction des Œuvres du 6 avenue Adolphe-Max sont réunies les équipes animatrices des sections existantes. Il s'agit d'une trentaine de personnes représentant les quelque 100 à 150 membres ACGH présents dans les dix à douze paroisses dans lesquelles existe à cette date une section : il y a là les équipes de Saint-Nizier, Saint-Martin-d'Ainay et Sainte-Croix pour le centre de Lyon ; de Saint-Irénée et de Sainte-Thérèse-de-la-Plaine pour le quartier de la colline de Fourvière ; des quatre équipes de « la banlieue proche ou lointaine » : Saint-Fons, Pierre-Bénite, La Mulatière et Curis-Poleymieux1865 ; enfin des quatre secteurs dits « en démarrage » de Saint-Louis-de-la-Guillotière, Saint-Denis (Croix-Rousse), Saint-Pierre-de-Vaise et Saint-Martin-d'Oullins. Cette assemblée est suivie d'une formation en présence de Mgr Villot et du délégué national ACGH Jean Choplin1866. Quelques semaines plus tard, le 10 décembre, une seconde rencontre en présence de l'aumônier national de l'ACGH, l'abbé Muller, approfondit la démarche : il s'agit désormais de mettre en place, dans la mesure du possible, des équipes ACGH dans toutes les « grandes agglomérations » de la région. L' « étude des centres urbains » devient l'axe de travail du groupe1867.

Les sources manquent pour connaître les suites données à cette initiative diocésaine. Il est possible néanmoins de donner un aperçu des actions menées par l'ACGH dans le domaine de l'urbanisme grâce aux publications du mouvement. À l'échelle nationale, la revue Animateurs rend compte en effet des démarches entreprises dans plusieurs villes françaises (dont le nom n'est hélas pas précisé). En 1967, par exemple, des militants s'impliquent dans le dialogue entre un syndic et un groupement de copropriétaires afin de ne pas laisser se dégrader la qualité de vie dans un quartier. La requalification des centres-villes est une autre préoccupation de l'ACGH, qui décidément ne se contente pas des activités paroissiales : la mise en place de « comités de sauvegarde » dans des quartiers promis à la démolition « sous prétexte de rénovation urbaine » permet l'accompagnement des vieillards dont les pouvoirs publics n'ont pas prévu le relogement. Ailleurs, une campagne d'opinion est lancée en faveur d'une plus grande mixité sociale dans le domaine de l'habitat urbain. Dans tous les cas cités, ce sont des militants issus des classes moyennes (commerçants, représentants de commerce, ingénieurs) qui témoignent de ce souci d'animation urbaine et d'équilibre en matière de logement1868.

Ces actions sont à rapprocher également de l'engagement de l'ACGH lors des scrutins électoraux. À l'occasion des élections municipales de 1971 par exemple, son Comité directeur lance un appel pour que les membres présentent leur candidature, militent en faveur de personnalités qu'ils jugent les plus aptes ou encore favorisent le dialogue entre le tissu associatif et les nouveaux élus : « On s'intéressera surtout aux associations qui expriment la diversité des besoins (par exemple : associations de parents d'élèves, comités de quartiers, groupements de copropriétaires, de locataires, associations sportives, culturelles […]. Ce service de la population doit se traduire en priorité au bénéfice : 1. Des personnes les plus défavorisées […]. 2. Des jeunes […] 3. Des nouveaux habitants qui attendent notre accueil afin qu'ils se sentent à l'aise dans la communauté locale et qu'ils puissent s'y épanouir […] »1869. Là encore, comme pour l'UFCS, la participation à la vie municipale se manifeste par la prise en charge de l'animation de l'espace urbain autour de l'émergence d'une communauté d'habitants.

Dans le cadre de leurs objectifs propres et en apparence éloignés de la question urbaine (militantisme féministe, Action catholique), les mouvements étudiés participent donc à sa structuration, dans l’Église et en dehors d’elle. L’engagement des classes moyennes catholiques sur le terrain de la ville est également visible dans des actions plus ponctuelles, proches de l’autogestion, qui ont touché l’agglomération lyonnaise au milieu des années 1970.

Notes
1853.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, rapport « L'ACGH dans le diocèse de Lyon », sans date (mais conforme aux indications fournies par les autres documents de 1960).

1854.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, brochure de présentation du programme du VIIème congrès national de la FNAC les 14-16 mai 1953.

1855.

Même si aucun document consulté ne permet de le l'affirmer avec certitude.

1856.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, rapport « L'ACGH dans le diocèse de Lyon ».

1857.

Idem. Il ne faut sans doute pas réduire ces difficultés à l'expression d'un pessimisme excessif et convenu chez certains responsables ou militants désireux de mieux faire entendre leur cause. Elles renvoient sans nul doute aussi à la façon douloureuse et dramatique dont certains catholiques, prêtres ou laïcs, ont réellement vécu leur engagement dans les années 1960.

1858.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, lettre de Henri Pallière au président de l'ACGH, sans date (vraisemblablement 1959 avec les informations fournies dans le document).

1859.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, rapport « L'ACGH dans le diocèse de Lyon ».

1860.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, lettre de Henri Pallière à « Son Excellence » (sans doute Mgr Vial), 15 septembre 1960.

1861.

Idem.

1862.

Idem.

1863.

Idem.

1864.

Réunions des 24 septembre 1959, 22 octobre 1959 et 10 mars 1960 (AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, lettre déjà citée de Henri Pallière au président de l'ACGH).

1865.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, rapport « L'ACGH dans le diocèse de Lyon ».

1866.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, lettre de Henri Pallière à « Son Excellence » (Mgr Vial), 27 septembre 1960.

1867.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, lettre de Henri Pallière au président de l'ACGH, sans date (peu avant la réunion du 10 décembre 1960 que le document évoque).

1868.

AAL, fonds Gerlier, 11.II.162, « Après l'enquête de 1967 », Animateurs, 87, juillet-août 1967, p. 18.

1869.

« Déclaration de l' ACGH à l'occasion des élections municipales françaises, décembre 1970 », La Documentation catholique, 1579, février 1971, p. 137-138.