Le compte-rendu, rédigé par un couple de militants1962, se présente sous la forme de trois feuillets : le premier établit la liste (incomplète) des acteurs mobilisés et consigne des réflexions disparates sur le déroulement de la mobilisation (place des enfants dans la lutte, progrès moraux au plan individuel et collectif…) ; le second reprend ces idées mais les organise autour de thèmes classiques de l’Action catholique (« ce qu’on a vu », « ce qu’on a entendu », « ce qui semble rester ») ; le troisième feuillet précise les valeurs et « contre-valeurs » vécues sur le terrain1963. On le voit : ce document obéit à des attendus en matière de littérature militante, avec des rubriques pré-remplies qui forment le canevas du récit des rédacteurs. Néanmoins, malgré cette codification qui fait porter le discours sur les aspects « humains » voire spirituels plutôt que sur des observations précises, cette révision de vie présente plusieurs intérêts pour la compréhension des liens entre luttes urbaines, couches moyennes et catholicisme.
D’une part, les auteurs insistent sur l’importance de leur formation de militants qui leur permet de se mobiliser plus longtemps et de saisir plus rapidement les enjeux des luttes. Il est donc frappant de constater qu’une formation de militantisme ouvrier est ainsi utilisée et transposée dans un contexte assez différent de lutte pour la défense d’un cadre de vie. Elle donne en tout cas un sens et un recul précieux pour la mobilisation : « On a de la chance d’être des militants formés (un peu) car on n’est pas découragés comme Danielle, Michelle, Bernard, Mireille. On sait que dans les luttes on gagne rarement, mais on combat quand même… ».
D’autre part, cet engagement chrétien se fait sur un mode largement sécularisé. Le document comme les autres sources dépouillées ne font à aucun moment mention d’une appartenance confessionnelle, et aucun des acteurs de la contestation ne s’en réclame, à titre individuel ou collectif, pour exposer un point de vue ou une revendication1964. Cette conception de l’action militante est conforme aux actions menées par ces réseaux avant l’affaire du terrain de la Sainte-Famille, lorsque plusieurs structures créées dans le giron paroissial s’en sont dans les faits éloignées. Cette mise à distance de l’appartenance religieuse - au moins dans sa publicité et sa visibilité - a été d’ailleurs un atout pour la mobilisation de tout un quartier. Si les catholiques ont sans doute été pionniers dans cette lutte urbaine, ils ont ensuite su s’ouvrir sur le reste du quartier : « Ce qu’on a vu : au début, des militants à l’action. Puis, petit à petit, des gens du quartier, des jeunes, des adultes, des personnes âgées. Une organisation solide qui se met en place, qui organise des loisirs pour les jeunes, qui informe la population »1965. De plus, l’occupation du terrain a été perçue comme une expérience extraordinaire, voire fondatrice pour certains militants chrétiens. La lutte urbaine est le lieu d’une découverte du désordre, de l’improvisation, de la transgression : « Pendant quinze jours sur le terrain de la Sainte-Famille, ce fut beau et en même temps on a vécu une vie de "dingue" […]. Les enfants ont tenu une grande place dans l’action et on peut dire qu’ils ont bousculé beaucoup d’entre nous. Lors de la démolition de la barrière, Agnès, 10 ans : "C’est normal, le terrain est à nous" […]. Il y a une manif interdite, et Michelle, Anne disant : "C’est pas la place des enfants". Le soir, ils y sont tous au complet […]. Pour beaucoup de gens du quartier, c’est leur première manifestation »1966.
Enfin, il est surprenant de constater à quel point le discours sur cette lutte urbaine reste tributaire d’accents « ouvriéristes », alors même que ce sont la défense d’un espace vert et la création d’un centre social géré par des travailleurs sociaux appartenant aux couches moyennes qui en constituent les deux enjeux fondamentaux. Le document ACO ne mentionne jamais la défense du cadre de vie, ni la sociologie majoritairement « classes moyennes » des militants, ni le problème d’urbanisme en tant que tel, ni le milieu urbain dans lequel a lieu la lutte. Il est d’ailleurs significatif que le seul groupe socioprofessionnel nommé au cours de la révision de vie soit « les ouvriers de Pitance » [nom de l’entreprise de BTP chargée de la construction de l’immeuble], qui essaient de convaincre leur chef de chantier de ne pas rester sourd aux demandes de la population. À l’inverse, la portée générale de ce mouvement urbain et ses principaux acteurs sont désignés avec le même langage que les luttes de classes classiques dans l’entreprise : « En 1974, dans tous les secteurs de la vie, la classe ouvrière du Rhône, enfants, jeunes et adultes, a vécu des événements, des situations qui s’inscrivent dans une espérance de libération, grâce à l’action des travailleurs et de leurs organisations ouvrières »1967. Ce hiatus mérite d’être analysé de plus près car il est au cœur de notre problématique.
Ils signent par leur prénom, « Josiane » et « Pierre ».
AAL, fonds Boffet, I. 1433, comité de secteur ACO-Villeurbanne, 16 novembre 1973.
À l’exception de Maurice Gamonnet membre du Conseil paroissial de la Sainte-Famille, déjà cité pour ses lettres au député-maire (voir supra).
AAL, fonds Boffet, I. 1433, comité de secteur ACO-Villeurbanne, 16 novembre 1973.
Idem.
Idem.