Les perspectives de l’après-crise esquissées par Bernard Meuret sont relativement éloquentes de cette méfiance. Dans le paragraphe sur « les stratégies des nouvelles classes moyennes », il dresse un bilan pour le moins mesuré du rôle local que celles-ci peuvent jouer, car « assez différentes de l’ancienne population ouvrière » : elle ne se connaissent pas encore elles-mêmes ; elles privilégient des stratégies individuelles et non collectives, qui conduisent non pas à la formation d’une communauté mais à une désolidarisation de fait ; elles usent de la surenchère pour obtenir toujours plus de revendications ; la recherche récurrente d’un logement de meilleur standing augmente la fréquence des déménagements, qui nuisent à la création d’un destin collectif ; enfin, les pratiques de différenciation qui toucheraient ces catégories plus que les autres (le monde ouvrier en particulier) sont un obstacle à une conscience de classe. Bernard Meuret résume son réquisitoire dans une formule qui dit l’atomisation et l’indifférence politique supposées du groupe des classes moyennes : « Le type de demande aux divers organismes, aussi bien sociaux, sportifs que culturels, est une demande individualisée, ponctuelle, et non engagée, tout à fait consommatoire ». Le sociologue reprend l’argumentation de Jean Rémy et Liliane Voye, tous deux professeurs à l’Université catholique de Louvain, sur l’incapacité des couches moyennes à constituer un réel contre-pouvoir dans la ville, due à une sorte d’impuissance productive : « En effet, elle [la classe moyenne] se définit par une double négation sur le plan culturel. Elle s’oppose à ce qu’elle n’est plus et se définit donc comme un lieu repoussoir. Mais elle s’oppose également à ce qu’elle n’est pas encore. Elle se réfère à des formes de bon goût mais elle ne maîtrise pas la production des comportements culturels prestigieux auxquels elle veut néanmoins essayer de s’identifier. Cette absence de sécurité culturelle en fait un groupe consommateur par excellence, c’est-à-dire non capable de produire ses modèles »1968. Les classes moyennes seraient finalement le groupe qui, par excellence, festoie : celui qui ne fait que consommer sans produire, hantant les autres couches sociales par son parasitisme1969. Assez curieusement, ce réquisitoire concerne les « nouvelles » classes moyennes pour Bernard Meuret, c’est-à-dire celles qui sont en train de s’installer dans le quartier au moment de son travail de recherche1970.
Pourtant, ce sont bien des membres des couches moyennes qui ont animé et conduit la mobilisation autour du terrain de la Sainte-Famille. Jean-Jack Queyranne (qui en est issu lui-même) le démontre assez nettement. Le Comité des Büers, force vive de la contestation, ne recrute pas parmi les ouvriers, qui sont seulement cinq sur la trentaine de personnes du noyau permanent1971. « L’influence du groupe porteur de la revendication (enseignants, travailleurs sociaux, cadres moyens) », explique également l’universitaire, « est perceptible dans les projets d’aménagements (notamment la maison sociale, qui consacrera le rôle gestionnaire du comité) et dans la sensibilisation à la défense de l’environnement »1972. L’attitude du PCF, qui condamne le caractère « petit-bourgeois » du mouvement, trahit en outre la place prépondérante des couches moyennes1973. Enfin, les propos de militants interrogés par Jean-Jack Queyranne après la crise de 1973 disent le décalage avec les classes populaires : certains responsables reconnaissent que le projet d’expérimentation de vie sociale différente dans le quartier (avec davantage de contacts communautaires) a peu de chances de pénétrer les milieux populaires ; d’autres doutent de la créativité de la classe ouvrière pour provoquer un nouvel élan dans la population locale1974. La présentation des réseaux que propose Bernard Meuret lui-même atteste largement de la place importante des couches moyennes dans la mobilisation : travailleurs sociaux de la Maison sociale, enseignants du Comité des Büers, religieux maristes sont les leaders de la lutte urbaine à Croix-Luizet. Sans compter une partie des militants de l’ACO qui, par leur niveau culturel (comme l’atteste par exemple le texte de révision de vie étudié plus haut) et par leur formation aux responsabilités politiques et syndicales, relèvent sans doute davantage des classes moyennes que du monde ouvrier.
Jean Rémy et Liliane Voye, La Ville et l’urbanisation, Paris, Duculot, 1974, p. 107.
Sans prétendre établir un lien de cause à effet, il est tout de même intéressant de constater que le numéro de la revue Autrement consacré aux « Contre-pouvoirs dans la ville » (6, 1976), qui évoque le rôle des couches moyennes dans les luttes urbaines, est suivi par un numéro sur la fête(« La Fête, cette hantise », Autrement, 7, 1976).
« Il s’est passé trop peu de temps depuis l’arrivée de ces nouveaux habitants pour qu’il soit possible de repérer déjà toutes ces caractéristiques. Toutefois, les quelques indices que l’on peut observer révèlent déjà des comportements de ce type » (Bernard Meuret, « Sociographie des réseaux sociaux… », op. cit.,p. 178).
Jean-Jack Queyranne, « Urbanisme, démocratie locale et action de quartier… », op. cit., p. 9.
Idem, p. 11.
Rapporté par Jean-Jack Queyranne dans « Urbanisme, démocratie locale et action de quartier… », op. cit., p. 15.
Jean-Jack Queyranne, « Urbanisme, démocratie locale et action de quartier… », op. cit., p. 16.