Chapitre 12 : Quelle place pour une pastorale urbaine (1969-1975) ?

La fin des années 1960 et le début des années 1970 sont marqués en Europe par une crise de l’urbanisme. Les théories fonctionnalistes sont en effet fortement remises en cause par des modèles alternatifs divers, qui tous combattent une vision jugée concentrationnaire et kafkaïenne de la ville, incarnée en particulier par les grands ensembles. Michel Ragon identifie un grand nombre de courants urbanistiques et architecturaux qui mettent en débat de façon radicale les principes et les réalisations nés des tenants de la Charte d’Athènes1998.

Cette « crise aiguë de la ville » (Michel Ragon) que Françoise Choay évoquait dès 19651999 n’est pas sans rapports avec d’autres fractures sociétales et intellectuelles entre la fin des années 1960 et le début de la décennie suivante : « Les artistes parlent de la mort de l’art, les théologiens de la mort de Dieu. Il est normal que les urbanistes, chargés de construire des villes qui soient non seulement d’aujourd’hui mais de demain, soient bloqués par l’image apocalyptique de la mort de la ville. Comment savoir ce que peut, ce que doit être la ville, alors que l’on ne sait plus ce que peut, ce que doit être la société ? »2000. Bien que sans doute un peu simpliste dans l’explication par la « normalité », cette réflexion nous paraît particulièrement féconde. Il ne semble pas en effet dépourvu d’intérêt d’analyser les difficultés que traversent au cours des ces années le catholicisme et en particulier l’épiscopat français à partir de leur rapport à la ville. En forçant le trait, on peut par exemple suggérer que la circulaire Guichard de 1973 qui met fin à la construction des grands ensembles en France n’est pas sans rapports avec la question « Faut-il encore construire des églises ? » que posent certains responsables pastoraux au tournant des années 1960-1970. Il faudrait sans aucun doute étudier de manière systématique et rigoureuse cette question, en resituant par exemple la façon dont les intellectuels catholiques (et peut-être certains évêques) ont pu lire ou découvrir les ouvrages de Jane Jacobs, de Erwin A. Gutkind et surtout peut-être de Henri Lefebvre.

Dans ce chapitre, l’ambition est plus modeste : seul le diocèse de Lyon sera analysé, et dans une perspective essentiellement territoriale et institutionnelle. Mais le modèle de la crise est bien au centre des interrogations urbanistiques, pastorales et ecclésiologiques de l’autorité diocésaine et du clergé lyonnais. Cette crise est d’abord celle des chantiers diocésains à partir de la fin des années 1960 : non seulement les constructions d’églises nouvelles connaissent un net ralentissement, mais encore une politique de cession des terrains inutilisés est instituée par la jeune Commission des biens immobiliers. C’est aussi une crise de la pastorale urbaine, car celle-ci tarde à se mettre en place malgré les efforts conjoints de l’archidiacre de Saint-Jean Maurice Delorme et de l’évêque auxiliaire Mgr Louis Boffet. Cette impuissance à susciter une coordination à l’échelle de l’agglomération révèle également une crise de l’autorité : une partie du clergé diocésain ne se reconnaît pas dans la recomposition des structures territoriales et fait obstacle aux projets par son inertie.

Mais le début des années 1970 est aussi marqué par des tentatives de renouvellement de la présence catholique dans l’espace urbain. La création du centre directionnel de la Part-Dieu sur la rive gauche du Rhône oblige l’Archevêché à inventer de nouvelles formes d’accueil en phase avec la vie urbaine de ce quartier remodelé. Le prêtre Jean Latreille joue à ce titre un rôle intellectuel et pastoral déterminant en fondant avec quelques laïcs le centre œcuménique d’accueil, de silence et de prière « Mains ouvertes » en septembre 1975.

Au total, le diocèse connaît une période de fortes mutations : l’épiscopat doit certes faire face à des contestations tous azimuts alors que les difficultés financières amoindrissent considérablement les marges de manœuvre, mais l’émergence de groupes de réflexion informels sur la ville qui se traduit pas des interrogations fondamentales et des modes inédits de présence catholique dans l’agglomération témoigne d’une réelle vitalité de l’Église diocésaine au milieu des années 1970.

Notes
1998.

Michel Ragon, Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes. 3. De Brasilia au post-modernisme, 1940-1991, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1986, p. 221-253.

1999.

Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités…, op. cit., en particulier p. 7-8 et 74-83.

2000.

Michel Ragon, Histoire de l’architecture…, op. cit., p. 222. On aurait pu ajouter le thème de « la mort de l’homme » développé par la génération des philosophes français qui triomphe dans les années 1960-1970 (Louis Althusser, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze) à partir d’une relecture des « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche, Freud).