6. La résultante de ces pratiques : une politique immobilière prudente

À propos des lieux de culte érigés avant la loi de Séparation de 1905, Yvon Tranvouez évoque la nécessité pour le clergé français comme pour les communes de négocier l’avenir dans une situation de cohabitation forcée : les diocèses ne peuvent se défaire de ces édifices parfois inutilisés car ils n’en sont pas les propriétaires, tandis que les communes ne peuvent disposer de ces églises ou chapelles à d’autres fins que cultuelles sans l’accord du clergé2103. S’agissant des églises ou terrains acquis après 1905 - et en particulier après 1945 dans le cas qui nous occupe - la problématique se pose en des termes différents. Propriétaire, l’Archevêché peut disposer de ses biens comme il l’entend. Mais cette indépendance et cette liberté renvoient en quelque sorte les Diocèses face à leurs propres conceptions de l’avenir : les autorités religieuses sont confrontées à une prise de risque dont elles sont seules responsables. Entrent dès lors en jeu toute une série de données nouvelles qu’il s’agit de maîtriser : la faillibilité face aux incertitudes ; la capacité d’apprentissage en prenant appui sur les expériences pratiques ; l’obligation de construire un système de contraintes objectives qui permette d’agir dans l’espace laissé disponible.

La CBI s’efforce d’envisager le devenir du patrimoine religieux du diocèse avec clairvoyance, dans une ligne de conduite assez subtile : il s’agit de vendre ce qui peut l’être tout en conservant les biens lorsque les garanties ou les informations sont insuffisantes. La patience, voire l’attentisme, sont utilisés avec profit pour espérer obtenir des résultats plus favorables dans l’avenir. Des options sont prises, un positionnement s’effectue sur le marché foncier et immobilier, mais sans que ces derniers ne se concrétisent nécessairement par un passage à l’acte (dans tous les sens du terme). Dans tous les cas, comme pour la construction d’églises nouvelles, il faut ménager l’avenir, surtout ne pas le compromettre par des choix précipités et hasardeux. L’affaire du terrain du 13 rue Gambetta à Vénissieux en 1971-1972 illustre cette position. En juin 1971, le chanoine Buttin qui représente l’Association diocésaine dit ne voir « que des avantages à [se] libérer de ce terrain », dont la Ville se porterait acquéreur. Parmi ces avantages figure celui de faire démolir aux frais de la commune les bâtiments vétustes qui se trouvent à proximité de la chapelle. Faut-il également vendre cette chapelle et les salles attenantes utilisées pour le catéchisme ? Le père Delorme se montre très réservé et souhaite ne prendre aucun risque : il met en avant « la difficulté sinon l’impossibilité de mettre au point une clause donnant toute garantie pour l’avenir ». Attendre, c’est même faire jouer le temps en sa faveur, car il est plus payant d’être délogé de force que de se défaire trop tôt de son bien : « Lorsque la rénovation du centre de Vénissieux sera décidée, la Ville sera obligée de procéder à l’expropriation de la chapelle et il sera beaucoup plus facile à ce moment là d’obtenir la reconstruction d’un nouveau bâtiment de remplacement à l’endroit qui paraîtra le plus propice et aux frais de la municipalité »2104.

Cette politique est également animée par l’idée de réversibilité des choix effectués, dans un sens comme dans l’autre. Alors que le volontarisme caractéristique des années 1960 n’envisageait pas de retour en arrière possible, la CBI entend promouvoir un dispositif souple, capable de s’adapter éventuellement à de nouvelles perspectives pastorales. À ce titre, la polyvalence des lieux de culte est une façon de limiter le risque d’erreur et de ne pas sacrifier l’avenir aux décisions du présent, hantise de la CBI. Un responsable de l’ODPN écrit à la même période à propos de l’église de la Sauvegarde à la Duchère (9ème arrondissement de Lyon) : « Nous n’avons pas le droit de sacrifier l’avenir au présent. Si un lieu de culte permanent apparaît aujourd’hui nécessaire, il n’est pas du tout certain qu’il en soit de même dans dix ou quinze ans. Il importe donc que les bâtiments que nous réaliserons en 1972 puissent êtrefacilement reconvertis si les besoins du quartier et de la cité évoluent dans un autre sens que celui que nous percevons aujourd’hui »2105 . La construction de la ZUP de Vaulx-en-Velin au début des années 1970 interroge la CBI sur ce rapport au temps : faut-il réserver seulement les 1 000 m2 nécessaires à la construction d’un lieu de culte ou doit-on en demander 1 000 autres supplémentaires « car il faut toujours prévoir l’avenir et des extensions possibles »2106 ?

Cet exemple le prouve : il y a de l’optimisme dans cette façon d’envisager les années futures, en voulant croire à une amélioration de la pratique religieuse. À Décines-Charpieu, la CBI montre son attachement à privilégier des choix qui n’engagent jamais définitivement l’avenir. L’Association diocésaine a reçu une demande du directeur de l’Office national de l’emploi pour utiliser le parking situé autour de l’église de Notre-Dame-des-Bruyères afin d’y élever une construction provisoire et éventuellement définitive. Le curé Meyer ne voit aucun inconvénient et la Mairie serait d’accord, mais le père Delorme estime une fois encore qu’ « il vaut mieux ménager l’avenir ». Pour éviter toute difficulté, il est donné satisfaction au demandeur pour l’édification d’une construction légère « en lui précisant que devant l’incertitude actuelle on ne peut prendre d’engagement et que l’autorisation lui est donnée pour quelques années en attendant qu’il ait trouvé un emplacement définitif »2107. Là, le provisoire est gage de réversibilité. Une affaire de mitoyenneté entre l’église nouvelle de Saint-Julien-de-Cusset à Villeurbanne et un immeuble neuf voisin donne lieu une fois encore à l’énoncé d’une ligne directrice qui devient un slogan : « en donnant cette autorisation, toute construction deviendrait impossible, or en cette matière il faut toujours ménager l’avenir »2108. Cette conception est proche de celle développée par Mgr Gabriel Matagrin interrogé sur cette question en février 1971. L’évêque de Grenoble est particulièrement sensible à l’enfouissement des militants et à l’émergence des communautés de base, et n’est pas loin de partager leurs doutes sur la nécessité de renforcer encore l’équipement religieux du diocèse par la construction d’églises nouvelles. Il reconnaît cependant que « de toute façon, nous aurons des églises à construire ». Mais cet optimisme est tempéré par l’affirmation d’une incertitude fondamentale qui toucherait sa génération. C’est ce qu’il explique à propos du nouveau quartier du Village olympique : « Nous demandons que soit réservé un terrain pour y construire un jour un édifice qui servira tout d'abord à la Communauté catholique […]. À mon avis, il appartient à notre génération de réserver l'avenir. Les chrétiens qui viendront là, lorsqu'ils y vivront, prendront, le moment venu, les décisions qui leur paraîtront s'imposer »2109.

En se séparant d’une grande partie de son patrimoine foncier inutilisé, l’Archevêché change de cap : l’heure est désormais à la rationalisation de ses biens temporels et à l’optimisation du réseau paroissial existant. La crise du modèle de l’église nouvelle ne signifie pas pour autant que toute pastorale territoriale est abandonnée. Au contraire : les ajustements recommandés par les textes conciliaires pour s’adapter aux réalités urbaines se traduit par une fièvre de recompositions spatiales. Le vicaire général Maurice Delorme tente de s’appuyer sur ces restructurations du territoire diocésain pour faire de l’agglomération lyonnaise un échelon privilégié de la pastorale.

Notes
2103.

Yvon Tranvouez, « Les catholiques et le devenir des lieux de culte en France… », op. cit., p. 255.

2104.

AAL, fonds Delorme, I. 1542, lettre de Charles Callard au père Henri Arto, curé de la paroisse des Minguettes à Vénissieux, 17 janvier 1972.

2105.

AAL, fonds Delorme, I. 1511, « Accord sur le projet de relais paroissial de la Sauvegarde à la Duchère », 2 décembre 1971.

2106.

AAL, fonds Delorme, I. 1542, compte-rendu de la réunion « pour l’examen de l’implantation d’un lieu de culte dans la ZUP de Vaulx-en-Velin », par Charles Callard, 27 avril 1972.

2107.

AAL, fonds Delorme, I. 1542, compte-rendu de la réunion CBI du 30 octobre 1973.

2108.

Idem.

2109.

« Pastorale et équipement religieux. Interview de Mgr Matagrin [lors d’une émission diffusée sur Radio Monte-Carlo le 20 septembre 1971] », La Documentation catholique, 1579, 7 février 1971, col. 130-132.