Dès février 1973, sans que l’auteur de l’initiative puisse être clairement identifié, une rencontre est organisée à la Maison Saint-Joseph de Francheville autour du thème « le responsable pastoral de grande ville devant tant d’options pastorales diversifiées ! »2175. Y participent - outre Maurice Delorme et Louis Boffet - quelques religieux, dont le jésuite d’Oncieu2176, des responsables des services diocésains, des prêtres de Lyon et deux sociologues. Cette « équipe de travail pour l’archidiaconé Saint-Jean » met en débat plusieurs points et approfondit la réflexion entamée par le tandem Boffet-Delorme dans d’autres groupes informels. On peut repérer quatre grandes questions.
Il est d’abord question des relations entre Église et société urbaine. L’idée s’impose que l’influence de l’Église dans la grande ville n’est pas déterminante. L’homme urbain est fabriqué d’abord par les mécanismes de la ville, ce qui revient à relativiser fortement l’emprise de l’institution ecclésiale sur une agglomération humaine : « Un certain nombre de phénomènes concernant l’Église d’aujourd’hui s’expliquent par ces mécanismes de la ville qui font l’homme urbain, par exemple : la mobilité, etc… À l’origine de ces phénomènes, ce n’est pas l’Église que nous trouvons, mais d’abord l’homme urbain, la société urbaine ». La conclusion est nette et oblige à repenser la place des chrétiens dans la société urbaine : l’Église elle-même est englobée dans cette société nouvelle. C’est la situation inverse de l’Occident médiéval où c’était les institutions et les mentalités religieuses qui structuraient pour une large part les sociétés. Maurice Delorme affirme : « Le monde religieux n’est pas un autre monde que le monde urbain ».
Le second point de consensus porte sur la dialectique entre expertise et prise de décision, ou entre « savoir » et « pouvoir » pour reprendre un vocabulaire foucaldien qui entre dans le débat public dans ces années-là précisément2177. Les participants estiment nécessaire l’existence de deux « réseaux » complémentaires : celui des responsables et celui des experts. La fonction de ces derniers est à leurs yeux essentielle dans le monde urbain, tant les problèmes ecclésiaux submergent les milieux d’Église, notamment en ville : dépérissement de la paroisse, multiplication des individualismes de clocher, discrédit des structures, malaise des prêtres et des laïcs. « Dans le même temps, note Maurice Delorme, « on paraît avoir renoncé aux études sociologiques ! Connaître vraiment les phénomènes et mécanismes de la ville, de la société urbaine, serait un apport précieux au moment où nous sommes appelés à un perpétuel discernement de ce qui est vécu depuis 1968 surtout, de ce qui devient très différent, de ce qui naît… ». Mais comment articuler connaissance scientifique et pastorale ? Le débat qui courait dans les années 1950-1960 à propos des enquêtes de sociologie religieuse réapparaît sous d’autres formes, car les enjeux se sont déplacés. Ce n’est plus la méthode qui pose problème : l’enquête est acceptée car il est reconnu qu’elle ne se substitue pas à une théologie pastorale. De même, l’enjeu n’est plus le recensement des catholiques dans l’espace urbain, car la reconnaissance par Rome et les évêques français d’une pluralité d’options pastorales possibles rend moins centrale, au moins en apparence, la question les modalités de l’appartenance religieuse. Désormais, il s’agit de partir de la ville, et non des chrétiens, de son fonctionnement et de ses structures pour comprendre ce qui se joue pour l’Église et pour le pouvoir épiscopal. D’après Maurice Delorme, l’évêque aurait en effet tout à gagner de l’intégration d’un service de recherche capable de fonder un diagnostic. Ce que les sociologues présents à Francheville regrettent, c’est l’absence de réelle reconnaissance de leurs compétences dans le diocèse. Ils plaident pour un « droit de cité », pour une recherche en sciences sociales qui reste « libre » tout en étant « reliée à la fonction épiscopale ». Sans doute y-a-t-il contradiction dans les termes, ou du moins faudrait-il préciser la nature exacte de l’articulation entre savoir et pouvoir. Le rapport entre ces deux « régimes » est en tout cas au cœur des problématiques de pastorale urbaine pour les intervenants réunis à Francheville.
D’où l’acuité du troisième point, qui est plutôt un appel en direction du cardinal Renard : « Une conclusion : le plus urgent aujourd’hui pour Lyon est que la responsabilité pastorale, fonction épiscopale, fonction de synthèse, soit bien cernée comme le problème n°1… et non fluidifiée ! Cette fonction de synthèse comporte obligatoirement : un projet, dont le point de départ est cette agglomération, ces mondes et groupes humains, au sein desquels la Parole de Dieu est dite avant même qu’on perçoive la moindre expression ou structure ecclésiale ; une forme concrète en fonction de ce projet : l’équipe de travail que nous essayons de mettre en place pour l’archidiaconé de Saint-Jean est une ébauche ; une certaine autonomie, etc…. ». Cette conclusion est lourde de sens : elle fait de la pastorale urbaine le principal enjeu de la vie pastorale diocésaine. Elle souhaite apporter une légitimité au travail entrepris par le tandem Boffet-Delorme depuis 1970, tout en se positionnant comme autonome ; elle pose le problème enfin de l’autorité du cardinal sur son diocèse et de son discernement pastoral. François Odinet a montré que la discrétion du cardinal Renard dans la presse sur les sujets d’actualité ou ses difficultés à faire appliquer ses directives ont pu conduire une partie des prêtres à le considérer comme un évêque faible. Ses choix pastoraux manquent de clarté et de visibilité, renforçant encore l’impression d’immobilité2178. Pour Maurice Delorme, prendre la mesure de la complexité de la grande ville ne suffit plus : c’est d’un programme d’action, d’une politique, dont le diocèse de Lyon a besoin. « Nous avons tous été frappés, je pense », explique Maurice Delorme, « par la manière dont nous avons été démunis dans la dernière demi-heure de la rencontre du 17 février, pressés par un "quoi faire ?", mais perdus devant la complexité dont nous avions un peu mieux pris conscience : par quel bout prendre le problème ? Avec quelle équipe de travail ? »2179.
La poursuite de ces efforts de réflexion fait l’objet d’une réunion en mars 1973. Pour le vicaire général, l’échec d’un Conseil pastoral urbain s’explique par l’existence des archidiaconés (Saint-Jean pour l’agglomération, celui du Rhône pour les campagnes environnantes, celui de Roanne pour la Loire). Les Conseils diocésains qui en émanent se tiennent à Lyon et « concernent souvent Lyon pour la plus grande part ». Tout Conseil de pastorale urbaine est par conséquent perçu comme un doublon, une structure de plus dans une architecture diocésaine déjà complexe et plusieurs fois remaniée2180. À partir de mars 1973, il est donc décidé d’intégrer à cette « équipe de travail » les responsables des secteurs pastoraux de l’agglomération.
AAL, fonds Jacques Faivre, I. 1266, « La Ville et l’Église dans la Ville », par Maurice Delorme, février 1973.Les informations et citations de ce paragraphe sont tirées de cette source.
Sans doute Eugène d’Oncieu de la Bâtie (1914-1993), affecté à Lyon après avoir été aumônier national de la JEC (1956-1958). Voir Christian Sorrel, « Oncieu de la Bâtie (famille) », dans Christian Sorrel (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 8. La Savoie, Paris, Beauchesne, 1996, p. 311-313.
À partir de 1971, Michel Foucault s’intéresse de plus en plus explicitement au lien circulaire entre les régimes de vérités et les régimes de pouvoir dans le cadre de ses cours au Collège de France. Ces études seront reprises et refondues dans Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) et La Volonté de savoir (Paris, Gallimard, 1976).
François Odinet, L'épiscopat du cardinal Alexandre-Charles Renard …, op. cit., p. 83-84.
AAL, fonds Jacques Faivre, I. 1266, « La Ville et l’Église dans la Ville », par Maurice Delorme, février 1973.
AAL, fonds Jacques Faivre, I. 1266, « Ce que cherche le RPGV aujourd’hui. Lyon : préparation des 5-6 mars », texte de Maurice Delorme, 11 février 1973.