Dans l’article que rédige le journaliste Bernard Jouanno près de cinq ans après l’ouverture de « Mains Ouvertes », les responsables de l’association évoquent la « médiocrité des résultats » : l’audience et la fréquentation du centre n’est pas à la hauteur de leurs attentes. Ce demi-échec tient d’après eux à un déficit d’information auprès de la population qui fréquente le quartier : « Aujourd’hui il faut solliciter les gens pour rendre service et nous ne savons pas faire notre publicité ». L’équipe des accueillants - une quarantaine au total se relayant toutes les trois heures - reçoivent entre trente et quarante personnes quotidiennement, sans compter le temps de prière communautaire instauré chaque jour au moment de la pause de midi. Il faut reconnaître toutefois, de l’aveu des bénévoles eux-mêmes, que les résultats sont difficiles à mesurer. L’anonymat et la mobilité qui caractérisent cette population de passage constituent également une difficulté supplémentaire pour apprécier les effets de cette présence religieuse. Les bénévoles et les quatre ministres du culte restent, d’après Jouanno, convaincus de l’utilité de leur travail : « Les lieux où l’on passe deviennent aussi importants sinon plus que les lieux où l’on habite »2240.
Jean Latreille évoque « quelques gros échecs », ainsi que les ajustements qu’il a fallu entreprendre pour s’adapter à la vie du quartier : la modification de l’heure de la prière communautaire (« le régime des travailleurs de la Part-Dieu est tel qu'il y a peu de gens libres à midi »), la formation approfondie des bénévoles auprès de services du même type (Porte ouverte, SOS Amitié ou l’accueil en gare) ou encore la nécessité de répondre à l’étonnement des passants devant ce mode inaccoutumé de présence spirituelle : « On nous a posé bien des questions sur notre projet, sur notre organisation, sur le nombre de visiteurs que nous recevions. Mais nous n'aurions pas voulu être l'objet de la question, nous aurions préféré être le témoin qu'on utilise pour apprendre quelque chose sur Dieu ou sur les communautésreligieuses qui essaient de le servir. Il est vrai que les visiteurs avaient le droit de savoir qui nous sommes. Il y a tant de sectes nouvelles, tant de Super - Églises qui se fondent en ce moment ! »2241. Ceux qui fréquentent le lieu apprécient en majorité l’initiative et l’aménagement des lieux2242.
Le projet « Mains Ouvertes » constitue une initiative originale, bien que ce type de présence religieuse dans les gares et aérogares ait une tradition déjà ancienne2243. Elle montre la capacité d’adaptation de l’Église diocésaine dans un contexte de restructuration du tissu urbain. Dans ce cas précis, l’objet des préoccupations pastorales n’est pas une périphérie qui connaît un étalement spatial, mais un quartier ancien en totale recomposition, appelé à devenir un des symboles de la modernité économique et financière en province.
Il n’est pas inutile d’ajouter que Jean Latreille s’appuie sur cette initiative pour constituer un groupe de réflexion entre chrétiens et aménageurs, autour de la question du centre-ville. En 1974, ce groupe « Mains Ouvertes - Cercle d’études sur la ville » s’est réuni six fois à la Chronique sociale pour échanger idées et lectures2244. Une vingtaine de personnes fréquentent ce cercle de réflexion qui se donne pour objectif intellectuel de ne pas laisser se creuser le fossé entre « l’homme de la rue » et « les techniciens » de la ville2245.
Ce groupe de réflexion est proche des initiatives du tandem Boffet-Delorme au même moment, mais le volontarisme des deux responsables diocésains ne débouche pas à Lyon sur un Conseil pastoral urbain avant la fin des années 1970. Certes, il a été dit en début de chapitre que Maurice Delorme est choisi comme évêque auxiliaire de Lyon par le cardinal Renard en octobre 1975, mais aucune des justifications données par le bulletin diocésain pour cette consécration ne fait allusion à son travail mené pour réaliser une pastorale d’agglomération2246.
La création d'un Conseil d'archidiaconé centré sur les problèmes de la grande ville n'intervient qu'en 1981. Instance décisive dans la « prise de conscience d’une responsabilité réelle dans l’évangélisation de l’agglomération », elle prend appui sur le travail des animateurs de zone2247. Ce même Conseil d'archidiaconé crée en 1987 l’ « Espace de recherche en pastorale urbaine lyonnaise », dont la mission est d’ « être attentif à toutes les caractéristiques que la ville donne à la vie quotidienne et aux questions que pose la ville aux apôtres de ce temps »2248. Toujours en 1987, l’agglomération lyonnaise fait l’objet d’un nouveau découpage : sont créés onze « secteurs » à la tête desquels sont nommés des « animateurs » qui travaillent en collaboration avec l’archidiacre de Saint-Jean Daniel Vandenbergh2249. Comment expliquer cette institutionnalisation tardive, alors que la prise de conscience d'une pastorale de grande ville existait déjà au milieu des années 1970 ?
Il faut sans aucun doute mettre en relation les difficultés à mettre sur pied une instance de gouvernance urbaine avec le climat de crise qui traverse l'épiscopat au cours de la décennie 1970. La réflexion des RPGV s'avère une fois encore révélatrice d'un état d'esprit fait de scrupules et de modestie. « Un projet pastoral urbain (commun) est-il encore possible ? » s'interrogent ouvertement les vicaires généraux en 1974. La question du langage, on l'a dit, est centrale : la variété des substituts au terme « projet » - « visée sous-jacente », « visée de fond », « axes communs », « perspectives », « orientations pastorales », « priorités pastorales » - trahit pour le chanoine Boulard les hésitations et l'équivoque de toute expression finaliste et clairement orientée2250.
Mais cette crise des mots recouvre aussi une crise de l'autorité et du sens. Si l'unité ecclésiale est plus proche de l'ordre de la communion que de l'organisation, si le devoir des responsables pastoraux ressemble davantage à un accompagnement plutôt qu'à une stratégie d'évangélisation, n'est-ce pas là renoncer à la mission du Concile « de pénétrer et de parfaire par l’esprit évangélique l’ordre temporel », alors que « cet ordre temporel de la ville elle-même, saisie en sa globalité », existe bel et bien2251 ? Impuissance, désarroi : la ville, comme d'autres champs de l'action temporelle, est le lieu où se lisent sur un mode dramatique les difficultés de l’épiscopat face aux mutations de la société française, écartelé entre sa prétention à peser sur le cours du monde et le constat ou l’aveu que cette emprise ne peut plus être que partielle et limitée.
Archives personnelles de Jean Latreille, carton « Ville », présentation de Mains Ouvertes intitulée « À l’ombre des tours : Mains Ouvertes », par Bernard Jouanno, 1979 ou 1980.
« Première année de fonctionnement de "Mains Ouvertes" à la Part-Dieu, par Jean Latreille », Église de Lyon du 28 janvier 1977.
Idem.
Les « missions de gare » allemandes, nées dans les années 1890, possèdent certaines caractéristiques que l’on retrouve à « Mains ouvertes » : le caractère interconfessionnel dès les années 1910 ou le rôle d’intermédiaire auprès d’autres services ; elles s’en distinguent cependant par leur objectif caritatif (protection des jeunes filles au départ) et par leur haute sensibilité au contexte politique (national-socialisme, guerre froide). Voir Bruno W. Nikles, « Caritas et Diaconie en un lieu spécifique : la Mission de gare en Allemagne », dans Isabelle von Bueltzingsloewen et Denis Pelletier (dir.), La charité en pratique…, op. cit., p. 89-97.
Archives personnelles de Jean Latreille, carton « Ville », lettre de Jean Latreille aux membres du groupe « Mains Ouvertes - Cercle d’études sur la ville », 15 janvier 1975.
Archives personnelles de Jean Latreille, carton « Ville », « Pour un groupe de réflexion sur la vie urbaine », par Jean Latreille et Marie-Louise Mayer, sans date, probablement 1974.
« L’Abbé Maurice Delorme nommé évêque auxiliaire », Église de Lyon du 17 octobre 1975.
« Restructuration de l'Église dans l'agglomération lyonnaise », Église de Lyon du 29 septembre 1988.
Idem.
Idem.
AAL, fonds Delorme, I. 1525, « Cinq années de réflexion sur la pastorale des grandes villes », projet de note du Secrétariat de l’Épiscopat par le chanoine Boulard, 1974.
Idem.