En introduction à ce travail avait été formulée une hypothèse générale : au sein de l’Église de Lyon émergerait une « question urbaine » au cours des Trente Glorieuses, à comprendre comme la prise de conscience progressive de l’enjeu urbain. La ville en tant que telle deviendrait l’objet de discours et de pratiques spécifiques.
Au terme de cette étude, l’hypothèse est confirmée : il y a bien une territorialisation des problématiques pastorales, de même qu’il existe des savoirs et des formes de militantisme portant spécifiquement sur la ville au cours des années 1945-1975, saisissables par un certain nombre d’indices dans le diocèse de Lyon. Il est toutefois nécessaire de préciser les contours de cette affirmation en déclinant son contenu et sa portée au prisme des trois enjeux qui ont structuré l’argumentation : l’expertise ; les églises nouvelles ; la gouvernance urbaine.
Les mutations de l’expertise catholique sur la ville
L'expertise catholique sur la ville existe-t-elle ? Assurément oui. Celle-ci n’est cependant pas uniforme et s’inscrit dans une histoire qui, pour les Trente Glorieuses en France, s’articule autour de deux temps : avant et après le milieu des années 1960, moment qui constitue à nos yeux un véritable tournant.
Du milieu des années 1940 au milieu des années 1960, l’objet « ville » est à situer au croisement d’une double démarche. En premier lieu, cette expertise est fondamentalement marquée par les méthodes et les objectifs de la sociologie religieuse de type Le Bras-Boulard. L’approche est quantitative, le recensement de la pratique servant à mesurer le déclin ou le maintien d’une emprise catholique sur la société française d’après-guerre. Les enquêtes urbaines constituent la suite logique d’un dispositif d’enregistrement et d’analyse statistique et cartographique de la croyance, initialement testé dans les paroisses rurales. Deuxièmement, cette expertise se fonde essentiellement sur une conception sectorisée de la ville : l’agglomération comme entité territoriale, fonctionnelle et globale est encore peu perçue. C’est sur les questions de l’habitat ou de l’expansion économique via la planification nationale et régionale que s’engagent des associations, des militants ou des personnalités catholiques (ou proches du catholicisme), sans que la question urbaine soit au cœur des réflexions et des projets. La ville est bien présente, mais elle est abordée de biais, comme c’est largement le cas également pour l’action publique au cours de la même période. La géographie savante elle-même ne voit se consolider véritablement un courant de géographie urbaine que dans les années 1960-19802255. Enfin, ce premier temps de l’expertise est un moment de mise en place de lieux de production et de diffusion de savoir sur la ville. À Lyon, l’Institut de sociologie aux Facultés catholiques et l’Office diocésain des paroisses nouvelles créés en 1957 naissent dans un double contexte d’apogée de la sociologie paroissiale et de consensus assez large autour du nécessaire équipement religieux des diocèses urbanisés.
À partir de 1965, cette expertise catholique change de dimension plus que de nature. Désormais, les débats sur l’urbanisation font l’objet de colloques, de rencontres et de journées d’études. Plusieurs mouvements d’Église et un certain nombre de revues prennent pour thèmes d’étude la civilisation urbaine et ses effets. Au lendemain du Concile, la papauté elle-même s’intéresse à la ville pour elle-même et en dehors du seul cadre du diocèse de Rome. D’autre part, la réflexion menée au sein de structures d’Église ou proches des milieux ecclésiaux accompagne tout au long des années 1960 et 1970 l’essor d’une sociologie et d’une géographie urbaines. Les emprunts à l’École de Chicago sont tangibles, et ce dès la fin des années 1950 dans les écrits de certains sociologues comme François Houtart ou Jean Labbens. Les analyses marxistes sont également largement utilisées pour donner des clés d’interprétation de l’urbain, comme en témoigne la bibliothèque que constitue Jean Latreille pour penser son projet de centre spirituel en centre-ville. Les études de Pierre George, Henri Lefebvre ou Manuel Castells inspirent la réflexion de militants catholiques et de responsables pastoraux, souvent d’ailleurs parce qu’elles constituent les seules ressources disponibles dans ce champ neuf de l’urbain. Enfin, plusieurs des spécialistes reconnus de sociologie urbaine au cours des Trente Glorieuses se disent chrétiens ou sont proches des milieux d’Église, par leur trajectoire personnelle ou par les lieux qu’ils fréquentent (sessions de réflexion, revues, mouvements) : c’est le cas de Paul-Henri Chombart de Lauwe, d’Henri Coing, de Jean Rémy en Belgique. On peut également identifier plusieurs hauts fonctionnaires investis dans l’aménagement de la ville, comme Eugène Claudius-Petit, Paul Delouvrier, ou Guy Houist, membre du Conseil économique et social et responsable d’associations familiales. Leur réflexion et leur pratique ne se réclament que très rarement d’une vision catholique du monde ou de la ville. Mais il est frappant de constater, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, la présence d’une nébuleuse de personnalités et d’associations diverses (organismes d’éducation populaire, comités d’intérêts locaux ou de défense d’une catégorie d’usagers, ateliers et agences d’urbanisme, groupes politiques) issues ou inspirées par le catholicisme qui s’intéressent à l’urbanisation et à ses effets2256.
On peut supposer que cette expertise s’est finalement au moins autant développée dans les pratiques professionnelles et militantes que dans un discours et des actions relevant de l’Église au sens strict. On peut s’étonner que l’ensemble de ces débats n’ait pas donné naissance en France à un courant intellectuel autour d’une théologie de la ville. La somme que fait paraître Joseph Comblin en 1968 est un des rares ouvrages entièrement consacrés à cette question2257. L’accueil dans les facultés de théologie et les séminaires semble avoir été pour le moins mitigé2258.
Ce livre important mériterait en tout cas une étude spécifique. Nous nous contenterons ici de résumer l’analyse que fait Comblin du silence des théologiens sur la ville et sur l’urbanisation. L’auteur identifie trois facteurs. Dans la tradition de l’Église, l’absence de discours théologique propre à la ville relèverait de la conjoncture historique : alors que saint Thomas d’Aquin en parle assez abondamment, l’Église post-tridentine aurait délaissé ses écrits pour privilégier la réflexion de saint Augustin sur la cité, qui est un concept plus politique et moins propice aux considérations sur la forme et les fonctions de la ville. D’autre part, l’attachement de l’institution ecclésiale à des catégories de pensée et d’action largement rurales n’aurait pas permis aux théologiens et aux responsables religieux de prendre la mesure de la nouveauté du phénomène urbain contemporain. Enfin, depuis le milieu du XIXème siècle, les encycliques romaines identifient les mouvements idéologiques (le communisme athée, le libéralisme) comme les termes essentiels des débats et de la confrontation avec la modernité : l’affrontement et les accommodements porteraient donc sur des visions du monde plus que sur des phénomènes socio-spatiaux comme la ville. Pour Comblin, « il est permis de croire que la déchristianisation urbaine est, en partie, le prix de l’absence d’une vision théorique et d’une attitude concrète de l’Église face au phénomène urbain »2259.
La dernière partie de l’affirmation est toutefois à relativiser : pour le cas de l’agglomération lyonnaise en tout cas, nos analyses ont montré la forte implication de l’autorité diocésaine dans une approche concrète de la ville. Les églises nouvelles constituent en effet un champ particulièrement investi par l’Archevêché dans la prise en compte du fait urbain.
Les enjeux des chantiers diocésains
La construction de nouveaux lieux de culte a sans nul doute pu faire office de pastorale pour la grande ville, pendant les premiers temps au moins. Le renforcement du maillage paroissial dans les quartiers neufs fait l’objet de toutes les attentions. Pendant une quinzaine d’années (de 1957 au début des années 1970) ont été pris des risques importants, y compris financiers, marquant durablement les budgets diocésains et paroissiaux. Les églises nouvelles confrontent l'Église aux problématiques de l'aménagement de la ville et plus largement du territoire. Les questions de financement et d’urbanisme en particulier nécessitent un jeu de négociations permanentes, notamment avec les administrations et les associations paroissiales.
Plusieurs facteurs expliquent ce surinvestissement symbolique et financier dans les chantiers diocésains. Le contexte national est incontestablement à la planification et à la modernisation du territoire. Le volontarisme étatique en matière d’équipement et d’aménagement présente de fortes analogies avec l’engagement de l’Archevêché et du clergé local dans la construction de nouveaux centres religieux. Tous deux relèvent d’une même utopie démiurgique et modernisatrice qui fait de l’urbain, et notamment de ses marges, le point de départ d’une régénération du corps social. La chronologie révèle d’étonnantes simultanéités entre les politiques publiques des grands ensembles et les chantiers diocésains : le début des années 1960 est le grand moment des constructions, avant un arrêt assez brutal au début des années 1970, qui sanctionne l’échec ou l’épuisement d’un modèle. La mise en place d’un fonctionnement bureaucratique au sein de l’ODPN n’est pas sans rappeler les multiples structures publiques et para-publiques qui se sont succédé pour développer les politiques d’aménagement du territoire en France.
D’autres facteurs plus internes à l’Église sont également à prendre en compte. La force du modèle paroissial et l’utilisation du concept de mission, largement protéiforme, ont permis une vaste mobilisation des ressources humaines, techniques et financières. La construction d’une quarantaine de lieux de culte en moins de vingt ans relève du tour de force et n’a pu se faire qu’avec l’appui des fidèles sur le terrain. Pour Maurice Delorme, l’essor urbain est en relation directe avec la place accrue des laïcs dans la vie de l’Église2260.
Église catholique et gouvernementalité
Enfin, la question urbaine est abordée par le diocèse de Lyon sous l’angle de la pastorale. À partir de la fin des années 1970, l’Église se montre attentive à la façon dont les pouvoirs publics et les opérateurs privés aménagent et administrent la ville. Bien que du point de vue de Rome, l’urbanisme reste centré pour une large part sur le problème de l’accès à un logement décent pour tous2261, le rôle des administrations civiles dans l’aménagement de la ville est souligné à plusieurs reprises. Dans la capitale italienne comme à Paris, l’épanouissement des populations citadines passe par le travail rigoureux, attentif et complexe des services municipaux et des élus2262.
Mais dès le début de la décennie 1970, la ville a surtout été le laboratoire d’autres modes de fonctionnement et de gouvernement pour l'Église diocésaine elle-même. Contrairement à ce qu’affirme Joseph Comblin, la pastorale des grandes villes à la fin des années 1960 ne peut être assimilée à une « anarchie »2263, dans le cas de Lyon en tout cas et malgré l’enchevêtrement des structures. Les recompositions successives du territoire diocésain (« zones humaines », « secteurs », « unités pastorales nouvelles »), auxquelles on peut ajouter les modifications des frontières paroissiales et les démembrements (rattachement de l’archiprêtré de Villeurbanne, érection du diocèse de Saint-Étienne), sont à considérer plutôt comme des tentatives de l’Archevêché pour « coller » à la réalité urbaine, elle-même en mutation incessante au cours de la période.
À cet égard, la réflexion que développe Michel Foucault à propos du pastorat paraît tout à fait intéressante. Ce « pouvoir du berger », que le philosophe fait commencer précisément avec le christianisme, ne s’exerce pas sur un territoire, mais par définition sur un troupeau, « plus exactement sur le troupeau dans son déplacement, dans le mouvement qui le fait aller d’un point à un autre. Le pouvoir du berger s’exerce essentiellement sur une multiplicité en mouvement »2264. La ville en croissance, par les mobilités qu’elle impose, présente une analogie frappante avec le troupeau que décrit Foucault. Ce constat n’est pas sans conséquences : il ouvre un champ de recherche sur l’histoire du gouvernement pastoral, à savoir l’histoire des techniques employées dans la pastorale, l’histoire des réflexions sur ces techniques et des différents types d’analyses et de savoirs à l’œuvre dans les modes de gouvernement d’un diocèse2265. Nous espérons avoir démontré dans ce travail que la grande ville offre de ce point de vue un observatoire particulièrement fécond.
Un second axe de recherche développé par Michel Foucault dans ces mêmes cours au Collège de France paraît particulièrement suggestif sur le plan heuristique pour saisir ce qui fait sens dans le rapport de l’Église à la ville au début des années 1970. Ce que tentent de mettre en place à l’échelle diocésaine l’archidiacre Delorme et Mgr Boffet, c’est au fond un nouveau type d’économie du pouvoir. En proposant une pastorale d’agglomération entendue comme coordination des services d’Église et mise en circulation de l’information entre les acteurs de la grande ville, il ne s’agit plus véritablement, pour reprendre la terminologie foucaldienne, un mécanisme juridique ou légal avec partage binaire entre le permis et le défendu. Il ne s’agit pas non plus exactement du mécanisme disciplinaire au sens où des techniques de surveillance et de correction contrôlent et transforment éventuellement les individus jusque dans leur corps. C’est la troisième forme d’économie du pouvoir, que dans son travail sur le biopolitique Foucault nomme « dispositif de sécurité », qui correspond le mieux à ce modèle de pastorale urbaine2266. Pour étayer sa démonstration, le philosophe s’appuie d’ailleurs sur l’exemple des villes de l’Ancien Régime et sur les problèmes de circulation que celles-ci posent aux gouvernants2267. Certes, ces trois « âges » ne se succèdent pas dans le temps et ne sont distincts les uns des autres que dans une vision théorique, mais les mécanismes de sécurité semblent être prépondérants dans la mise en place de la pastorale d’agglomération.
La pastorale urbaine et le dispositif foucaldien de sécurité
On peut en effet, en suivant Foucault, mettre à jour quatre caractéristiques de ce nouveau mode de gouvernance2268.
Alors que les mécanismes disciplinaires supposaient un espace vide, artificiel, entièrement à construire, le dispositif de sécurité s’appuie sur un donné. C’est bien ainsi que l’autorité diocésaine entend la pastorale urbaine : partir de l’existant, ne rien inventer de surcroît, d’autant que les résistances du clergé sont fortes. D’autre part, l’objectif affiché du dispositif de sécurité n’est pas d’atteindre la perfection, mais de maximaliser les éléments positifs, de supprimer les sources de conflits et de favoriser la circulation. Pour Delorme et Boffet, c’est précisément cette mise en relation des initiatives et des projets qui est l’objectif de la pastorale d’agglomération. Certains obstacles sont tenus pour incompressibles mais ils ne doivent pas empêcher une vie d’Église. L’échange d’informations, sur un plan vertical mais aussi et surtout sur un plan horizontal, est au cœur de la pastorale urbaine.
Par ailleurs, la polyfonctionnalité des éléments caractérise l’ordonnancement de la sécurité : un bon aménagement de la ville doit par exemple permettre à la rue d’assurer plusieurs fonctions (la circulation des marchandises, mais aussi des hommes ou de l’air). Or, la pastorale d’agglomération telle qu’elle est pensée par l’ « équipe lyonnaise » au début des années 1970 ressemble assez fortement à cette description : Maurice Delorme évoque à de nombreuses reprises les fonctions urbaines, irréductibles et plurielles qui, prises en charge par l’Église, doivent se nourrir les unes les autres pour aboutir à une ville harmonieuse. Enfin, le quatrième trait distinctif de la sécurité identifié par Foucault porte sur le degré de maîtrise : ce dispositif ouvre un avenir qui n’est pas complètement contrôlé ni contrôlable par les gouvernants. Il y a une incertitude fondamentale qui laisse sa place à « ce qui peut se passer ». Cette prise de risque est également bien visible dans les positions de l’autorité diocésaine dans la première moitié des années 1970 à Lyon : Delorme et Boffet acceptent d’accorder une certaine liberté aux initiatives nées des expériences locales. Le cas du diocèse de Lyon montre assez clairement, pensons-nous, que l’enjeu de la pastorale urbaine consiste davantage en l’aménagement d’un espace favorable à des événements possibles, plutôt qu’à une distribution hiérarchique des services et des acteurs. Michel Foucault parle à cet égard d’un « milieu » à aménager : « Le milieu, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui est nécessaire pour rendre compte de l’action à distance d’un corps sur un autre. C’est donc bien le support et l’élément decirculation d’une action. C’est donc le problème circulation et causalité qui est en question dans cette notion de milieu »2269.
Le type de gouvernementalité sous-jacent dans les projets de Delorme et Boffet est donc bien une action « à distance », de l’ordre de l’accompagnement plus que du contrôle absolu des actions et des discours. Le but n’est pas l’exercice d’une surveillance exhaustive des individus et des initiatives par l’Église, mais la délimitation dans des bornes acceptables de ce qui se dit et se vit dans le diocèse. Or, les autorités diocésaines lyonnaises éprouvent des difficultés pour déterminer les critères de l’ecclésialité. Elles préfèrent le cumul des récits d’expériences à des définitions préalables. Pourtant, le cœur du problème est bien là et renvoie fondamentalement à la question de l’appartenance : qu’est-ce qu’être catholique dans les années 1970 ? La ville est un des lieux où se joue une identité religieuse. L’archidiacre de Saint-Jean cherche à établir un niveau pertinent de gouvernement, afin que son autorité apparaisse seulement comme nécessaire et suffisante. Il s’agirait donc moins d’obtenir une obéissance à la totalité d’un dogme que de parvenir à un accord sur un certain nombre de points de doctrine et de fonctionnement qui « font Église ». La ville typique de ce mode d’économie du pouvoir serait donc moins un territoire sur lequel l’Archevêché prétend exercer son emprise qu’une population, c’est-à-dire, au sens foucaldien, un ensemble d’individus pris à la fois comme être vivants et comme public2270. L’hypothèse mérite, pensons-nous, d’être analysée de près dans des études ultérieures.
Catholicisme et ville : retour sur les origines d’un rendez-vous manqué
Il reste que ce projet de pastorale urbaine se met difficilement en place et ne semble pas avoir marqué durablement la vie diocésaine. On peut comprendre ce qui a déplu à toute une frange du catholicisme lyonnais dans le dispositif que tentent de mettre en place Delorme et Boffet : n’est-ce pas là une forme de libéralisme appliquée à la pastorale diocésaine, qui part de l’ordre existant et transcende les conflits, notamment ceux qui ont trait au monde ouvrier et à ses luttes ? Cet échec est dû sans doute aussi à la portée politique d’une telle économie du pouvoir. Dans le dispositif de sécurité décrit par Foucault, c’est la capacité à faire jouer les éléments les uns par rapport aux autres qui permet une régulation. Or, l’autorité diocésaine est-elle décidée à adopter un tel mécanisme ? Et que signifie concrètement cette régulation à l’échelle diocésaine ? Il faudrait distinguer les champs et cadrer précisément l’objet de la recherche. Mais il semble que l’autorité religieuse dans le monde catholique reste fortement marquée par une économie de pouvoir de type disciplinaire, assez éloignée des projets Delorme-Boffet : l’obligatoire et le défendu sont constamment réaffirmés, dans un cadre réglé et normatif, qui traverse largement les corps autant que les esprits.
Ces réflexions sont au cœur du problème soulevé par Claude Langlois que nous évoquions dès l’introduction : comment expliquer que l’urbain n’ait pas été davantage pris en compte par l’Église, sur les plans théologique, institutionnel et pastoral ? Pourquoi cette réflexion sur la ville est-elle restée inaboutie chez les catholiques ? Au terme de ce travail, une première réponse, certes encore vague, se dessine du côté du contexte politique et administratif des années 1945-1975 : les pouvoirs publics eux-mêmes, au premier rang desquels l’État, n’ont pas pris nettement conscience de la ville comme entité propre avant la fin des années 1970. Les débuts de la politique dite « de la ville », dans le prolongement du programme « Habitat et vie sociale » (HVS) puis du « développement social des quartiers » (DSQ) datent du début des années 19802271.
D’autre part, cette étude s’est efforcée de montrer que les catholiques parlent de la ville. Ils en parlent même abondamment. Le « silence » de l’Église sur l’urbain est par conséquent à nuancer très fortement. D’autant qu’il a été vu également que ce n’est pas la ville en elle-même qu’intellectuels catholiques et responsables religieux condamnent, mais sa croissance anarchique. On ne peut donc parler d’anti-urbanisme ou de courant anti-ville dans l’Église de France dans la seconde moitié du XXème siècle et ce, bien que la position de Rome reste encore ambiguë au début des années 19702272.
Si l’on veut esquisser une interprétation un peu générale, il semble que l’on puisse situer la ville comme le point aveugle de deux grandes tensions qui traversent le catholicisme pendant les Trente Glorieuses. Dans les deux cas, la ville en tant qu’agglomération, qu’il s’agisse d’un espace ou même d’une population, est réduite à la portion congrue du point de vue intellectuel et pastoral.
La première tension a un rapport direct avec l’échelle de perception du phénomène urbain, au sens géographique du terme. Les catholiques ont en effet deux façons privilégiées de définir la ville : d’une part, une conception abstraite et universelle de la ville, qui voit essentiellement dans l’urbain une nouvelle civilisation et un mode de vie ; d’autre part, une vision très resserrée de la ville, qui fait du local (le bloc, le quartier, la paroisse) l’échelon fondamental de l’action2273. Entre les deux, la grande ville n’est pas retenue comme un échelon particulièrement significatif.
La seconde tension a été plusieurs fois évoquée dans ce travail et concerne les modes d’apostolat. C’est celle qui oppose, d’une part, une conception de la société dans laquelle les milieux de vie ont une influence déterminante sur les individus et les groupes, et à laquelle l’Église répond par l’importance qu’elle accorde à l’Action catholique spécialisée, et notamment à l’apostolat dans le monde ouvrier ; d’autre part, une conception plus générale de la présence catholique, incarnée à la fois par une plus grande territorialisation - mais sans que celle-ci parvienne bien souvent à dépasser les limites paroissiales - et par une vision plus inter-classiste de la société. Or, cette seconde conception n’est pas celle qui a été retenue par l’épiscopat français à partir du milieu des années 1950 : en témoigne la disparition de l’ACJF en 1956, précipitée par la prise de position des évêques en faveur de la JOC et contre le projet d’un organisme fédérateur des mouvements. Il n’est pas inintéressant de remarquer que René Rémond défendait la place de l’ACJF dès la fin des années 1940 en évoquant notamment la place qu’occupait désormais la ville dans la société française : « D'autres oppositions se font jour ; la plus visible actuellement est celle qui dresse les villes contre les campagnes. Des optimistes pensent qu'elle est temporaire et qu'elle s'effacera le jour où les circonstances seront redevenues normales. Mais peut-être aussi ne fait-elle que révéler un changement de rapports. Quand la population rurale représentait 80 % de l'ensemble, il n'y avait pas de problème; les paysans produisaient d'abord pour leur consommation familiale et envoyaient le surplus de leur production à la ville. Aujourd'hui, le rapport est renversé ; c'est la population urbaine qui est prédominante ; les paysans travaillent désormais pour le marché extérieur et la commercialisation de leurs produits les fait entrer dans le circuit de l'économie de profit. Le problème des prix se pose alors avec tout son acuité. Ainsi, nous voyons se dessiner deux grandes oppositions qui tendent à reléguer à l'arrière-plan l'antagonisme traditionnel des patrons et des ouvriers ; l'opposition des possédants et des prolétaires, cellesdes villes et descampagnes »2274. Avec la fin de l’ACJF, c’est aussi l’influence des classes moyennes et de la bourgeoisie catholiques qui est diminuée dans l’Action catholique. Or, ce sont ces groupes sociaux que l’on trouve à l’œuvre dans la « fabrique de la ville », dans les associations paroissiales constituées autour des nouveaux lieux de culte, mais aussi plus largement dans la nébuleuse de la Deuxième Gauche très investie sur le terrain de la ville. Il y a là sans aucun doute une des clés du manque de visibilité du catholicisme dans la construction de l’espace urbain.
Michel Lussault, « La ville des géographes », dans Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot (dir.), La ville et l’urbain. L’état des savoirs, Paris, Éditions La Découverte et Syros, 2000, p. 21-35, en particulier p. 25.
À Lyon, Habitat et Humanisme fondé par le prêtre Bernard Devert est un de ces creusets de réflexions et de pratiques autour de la question du logement et de l’insertion des populations fragiles dans la ville. Voir Bernard Devert, Une ville pour l’homme. L’aventure d’Habitat et Humanisme, entretiens avec Jean-Dominique Durand et Régis Ladous, Paris, Cerf, 2005.
Joseph Comblin, Théologie de la ville, Paris, Éditions universitaires, 1968, en particulier chapitre préliminaire « La ville et la théologie », p. 9-45.
« Une "théologie de la ville" ? Et pourquoi pas aussi une "théologie des poignées de porte" ?! » : c’est en ces termes qu’un professeur présentait l’ouvrage de Comblin aux séminaristes lyonnais dans les années 1970 (entretien avec Pierre Lathuilière, 13 novembre 2007).
Joseph Comblin, Théologie de la ville…, op. cit., citation p. 19.
À la question « Pour vous, qu’est-ce que représentait la ville au cours de ces années de responsabilités pastorales ? », l’ancien évêque auxiliaire de Lyon répond : « la montée du laïcat » (entretien avec l’auteur, 11 février 2004).
« Allocution [de Paul VI] au secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l'urbanisme », La Documentation catholique, 1684, 19 octobre 1975, col. 856-857.
« Allocution de Paul VI à la municipalité de Rome », La Documentation catholique, 1713, 6 février 1977, col. 106-107 (allocution du 3 janvier 1977) ; Jean-Paul II, « Discours au maire [de Paris, 30 mai 1980] », dans Jean-Paul II, Voyage en France, 1980. Discours et messages, Paris, Librairie générale française, 1980, p. 36.
Joseph Comblin, Théologie de la ville…, op. cit., p. 17-18.
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, édition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana par Michel Senellart, coll. « Hautes études », Paris, Seuil-Gallimard, 2004, leçon du 8 février 1978, p. 119-138, citation p. 129.
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population…, op. cit., leçon du 15 février 1978, p. 139-165, en particulier p. 153-154.
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population…, op. cit., leçon du 11 janvier 1978, p. 3-29, en particulier p. 7.
Idem, p. 14-22.
Idem, p. 21-22.
Idem, p. 22.
Idem, leçon du 25 janvier 1978, en particulier, p. 65-81.
Voir notamment Jacques Donzelot, Quand la ville se défait…, op. cit., p. 59-71.
Dans un rapport rédigé pour la Conférence des Nations Unies pour l’environnement qui se tient en juin 1972 à Stockholm, le Saint-Siège appelle à mettre en garde les jeunes générations contre la grande ville et à leur proposer d’autres lieux de vie plus épanouissants. Le rapport préconise en effet de « réaliser une décongestion des villes [souligné dans le rapport] qui n'ont plus aucune dimension humaine, ce qui suppose une politique radicalement nouvelle d'implantation des industries et des sièges des firmes et de l'administration, sans parler d'une éducation capable de contrer l'étrange fascination des métropoles pour faire préférer une ambiance plus bienfaisante, parce que plus conforme à la nature des relations qui doivent exister entre l'homme et son milieu » (« Rapport du Saint-Siège en vue de la Conférence sur l'environnement », La Documentation catholique, 1613, 16 juillet 1972, col. 670-677).
L’intitulé des journées d’études sur l’histoire de l’Adels qui se sont tenues à Paris les 6 et 12 juin 2009 est de ce point de vue très suggestif : « La passion du local. Histoire de cinquante ans d’engagement politique à l’Adels » (journées organisées par l’Adels et le Centre d’histoire sociale du XXème siècle).
René Rémond, « L'ACJF et l'évolution des structures sociales », La Vie intellectuelle, février 1948, p. 1-22. Texte repris et présenté par l'auteur dans René Rémond, Le catholicisme français et la société politique, Paris, Éditions de l'Atelier, 1995, p. 17-34. Sur ces remises en cause de l’apostolat spécialisé et leur contexte, voir notamment Denis Pelletier, « 1905-2005. Un siècle d’engagements catholiques », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République…, op. cit., p. 19-50, en particulier p. 41-42.