Introduction

L’intégration des IUFM au sein des universités, la réforme de la deuxième année d’IUFM ainsi que le processus de mastérisation du concours du CAPES ont fait l’actualité ces dernières années en ce qui concerne la formation des enseignants. Ces événements s’inscrivent dans une histoire déjà mouvementée. Au cœur de ces débats il y a la question de la professionnalisation des enseignants : alors qu’à leurs débuts les IUFM proposaient une épreuve professionnelle, celle-ci a été renommée, suivant les recommandations du rapport Kaspi, par une épreuve sur dossier. Paradoxalement le haut conseil de l’éducation, dans son « rapport sur la formation des maitres1» préconise une professionnalisation des enseignants. Cette question touche les différents acteurs du monde de l’éducation (Carbonneau, 1993) : les décideurs, les formateurs d’enseignants et les enseignants eux-mêmes. En ce qui concerne les formateurs d’enseignants la question qui se pose est bien évidement de savoir comment former des enseignants professionnels. Quel que soit le point de vue sur ce qu’est un professionnel, l’existence d’un ensemble de savoirs sur lesquels repose la pratique est l’objet d’un consensus. Ainsi pour Altet et al (2001), la professionnalité d’un enseignant se caractérise, entre autres choses, par la maitrise de savoirs professionnels divers. La production et l’étude de ces savoirs est ainsi une voie de choix pour approcher la professionnalisation des enseignants.

La façon dont sont étudiés ces savoirs montre une variété d’approches (Altet et al., 2001; Raymond, 1993). Au sein même de la communauté de recherche en éducation les propositions de catégorisation foisonnent. Nous retrouvons ainsi des « savoirs pratiques », des « savoirs praxéologiques », des « savoirs pragmatiques », des « savoirs d’expériences » etc. Cette abondance a pour conséquence de limiter les échanges entre les communautés de traditions de recherche différentes et donc de ralentir le rapprochement entre le corpus de connaissances issues des théories de la recherche en éducation et les savoirs émanant des milieux de pratiques. Ce rapprochement est pourtant nécessaire pour la mise en place de la formation d’enseignants professionnels (Carbonneau, 1993).

Le constat d’échec des grandes réformes éducationnelles des années 70 aux États-Unis a poussé les chercheurs à explorer les différences entre les savoirs sur l’enseignement des enseignants, qui travaillent dans la classe, de ceux qui forment les enseignants. Ainsi de nombreux chercheurs sont retournés dans les classes, notamment dans les pays anglo-saxons, afin de faire un tableau des connaissances dans l’action des enseignants ou pour obtenir des descriptions, selon leurs perspectives et dans leurs propres termes, des savoirs qui interviennent dans leur enseignement. Pour cela ils ont utilisé différentes conceptualisations de ce que sont les connaissances provenant des résultats de la psychologie cognitive et du traitement de l’information, ou encore basées sur une approche phénoménologique (Carbonneau, 1993).

Deux problèmes se présentent donc : d’une part une catégorisation des connaissances professionnelles foisonnantes qui brouille les pistes pour un rapprochement entre les savoirs théoriques et les savoirs émanant des milieux de pratiques. D’autre part de nombreuses conceptualisations des connaissances rendant les recherches empiriques sur les connaissances en classe difficilement comparables entre elles.

Une catégorisation des connaissances professionnelles des enseignants, datant d’il y a vingt ans, est pourtant au centre de nombreuses recherches de nos jours. Il s’agit de celle qui à été appelée Pedagogical Content Knowledge par son instigateur en 1986 (L. S. Shulman, 1986). Le succès de cette catégorisation tient, en partie du moins, à son approche relativement peu théorique : le cadre théorique des PCK propose avant tout une catégorisation des connaissances sans pour autant préciser comment celles-ci sont conceptualisées. Il en résulte une multitude de recherches s’appuyant sur les PCK mais dont les conceptualisations des connaissances sont complètement différentes. Il est alors difficile, voire impossible de comparer les résultats obtenus, de construire des méthodologies fiables et surtout de raffiner ou de commenter les catégories de connaissances proposées par ce cadre théorique.

Nous proposons un travail empirique sur les connaissances professionnelles des enseignants qui sera le support d’une réflexion méthodologique. La catégorisation des connaissances professionnelles sera celle des PCK. La réflexion méthodologique nous amènera à commenter l’apport de notre conceptualisation des connaissances sur la catégorisation des PCK et inversement. Nous étudierons également les connaissances professionnelles effectivement mises en œuvre lors d’un enseignement de chimie.

Pour cela nous suivrons la démarche suivante :

Dans le premier chapitre nous préciserons notre problématique. Nous verrons que l’étude des connaissances émanant des milieux de pratique nécessite la mise en place d’une méthodologie centrée sur l’action. En effet la majorité des études sur les PCK sont basées sur des interviews ou des questionnaires. Les connaissances concernées par ces études sont reconstituées à partir de ce que les enseignants disent. Or il n’y a pas de liens clairs entre ce que disent les enseignants et ce qu’ils font dans leur classe. Pour étudier les connaissances effectivement mises en œuvre dans la classe nous proposons d’étudier les connaissances des enseignants à partir de l’analyse de l’action en classe. Nous présentons ainsi une étude qui se centre sur les connaissances en action plutôt que sur les connaissances sur l’action proposée par les études fondées sur ce que disent les enseignants. Les connaissances mises en œuvre par l’enseignant dans la classe méritent d’être caractérisées, en effet la construction d’une simple liste de connaissances présentées sous forme de catalogue semble être un outil bien pauvre pour comprendre le métier d’enseignant. Ceci est d’autant plus vrai si l’on considère l’enseignant comme un professionnel qui doit mettre en œuvre des connaissances en fonction de situations souvent complexes. Nous proposons de caractériser ces connaissances en fonction du savoir en jeu dans la classe. Nous prendrons en compte à la fois l’épistémologie du savoir en jeu et la mise en œuvre de ce savoir dans la classe. Nous verrons ensuite que pour étudier les connaissances à partir de l’action, l’utilisation de données vidéo est particulièrement recommandée. En effet il s’agit d’une source de données qui permet de rendre visible la communication entre les personnes, ce qui en fait un instrument de choix lorsqu’il faut étudier les interactions entre les acteurs de la classe.

Le deuxième chapitre sera consacré au cadre théorique. Cherchant à étudier des connaissances à partir de l’action il nous est nécessaire de définir un ancrage théorique concernant l’action pour pouvoir interpréter et analyser celle-ci. Nous prenons comme référence la théorie de l’action conjointe (Sensevy, Mercier, Schubauer-Leoni, Ligozat, & Perrot, 2005), qui présente l’avantage d’avoir été élaborée pour étudier les situations de classe et prend donc en compte la spécificité de ces situations : le savoir y est au cœur des interactions entre les protagonistes, et l’action de l’enseignant ne peut être dissociée de l’action des élèves. Cette théorie de l’action conjointe ne permet pas de prendre en compte l’activité du professeur dans le cadre de l’ensemble de sa vie professionnelle, c’est pour cela que nous avons fait appel à la théorie de l’activité (Engeström, 1999). Celle-ci permet de prendre en compte à la fois la finalité de l’activité, la communauté dans laquelle elle prend place, les instruments mis en jeu et les règles contraignant l’activité. Nous articulons donc ces deux approches de l’action de l’enseignant en définissant celle-ci comme étant conjointe avec l’action de l’élève et orientée par le savoir en jeu, cette action est de plus orientée par des buts et prend sens en regard de la communauté au sein de laquelle cette action prend place, avec des instruments utilisés et des règles qui contraignent cette action. En ce qui concerne les connaissances des enseignants nous suivons Shulman (1986) qui propose de définir des catégories de connaissances des enseignants. Une de ces catégories de connaissances a particulièrement attiré l’attention des chercheurs et formateurs d’enseignants : les connaissances pédagogiques liées au contenu (Pedagogical Content Knowledge, PCK). Ces connaissances peuvent être définies comme les connaissances que développe un enseignant pour aider les élèves à comprendre et apprendre un contenu. Après vingt ans de débat au sein de la communauté des chercheurs en éducation, une définition qui fait consensus sur les connaissances qui font réellement partie de cette catégorie n’a pas été atteinte. Après avoir présenté brièvement les positions défendues par différents chercheurs, nous préciserons notre acceptation de ce que sont les PCK. Nous verrons ensuite comment il est possible d’articuler l’action et les connaissances. Cette partie est au cœur de notre cadre théorique, puisque tout notre travail repose sur l’hypothèse que l’étude des connaissances est possible à partir de l’action. Pour ce faire nous nous plaçons dans le paradigme de l’action située, qui définit l’action comme indissociable du contexte. Ainsi pour interpréter l’action il nous faut prendre en compte la situation. Cette approche permet de définir les connaissances non pas seulement comme ce qui est su par l’enseignant, mais plutôt comme ce qui permet de rendre compte, dans une situation donnée, de l’action de l’enseignant. Nous nommons le processus d’inférence des connaissances à partir de l’action de « reconstruction des connaissances ».

Le chapitre trois traitera des questions de recherche et de la méthodologie mise en place. Nos questions de recherche sont centrées d’une part sur la façon dont sont étudiées les connaissances de l’enseignante à partir de l’action, et d’autre part sur la mise en œuvre de ces connaissances par l’enseignante. Nous cherchons ainsi à caractériser notre méthode d’analyse des connaissances à partir de l’action afin de comprendre ce qui permet de passer de l’action aux connaissances, mais aussi de mieux comprendre le ou les liens entre action et connaissances. Les questions de recherche centrées sur la mise en œuvre des connaissances professionnelles lors d’un enseignement ont pour but de renseigner sur le type de connaissances mises en œuvre ainsi que de caractériser ces connaissances en fonction du savoir en jeu. A la suite de ces questions nous présentons notre méthodologie. Comme nous l’avons dit nous nous appuyons sur des données vidéo. Notre méthodologie comporte deux approches, la première consiste à analyser les données vidéo afin de construire une base de données d’extraits de clips vidéo indexés à l’aide de mots clés. La deuxième approche consiste en un traitement statistique de cette base de données. Les données vidéo présentent l’information sous forme de flux continu. La première étape de notre première approche consiste à discrétiser ce flux grâce à des unités de discours, les thèmes. Les thèmes sont définis comme des unités lors desquelles le discours est centré sur un objet de savoir. L’intérêt de ces unités est qu’elles permettent de rendre compte de l’avancée du savoir dans la classe. Nous obtenons ainsi un corpus constitué d’unités permettant de retracer la vie du savoir dans la classe. Nous opérons ensuite une sélection de moments propices à la reconstruction des connaissances. Ces moments correspondent aux passages où les élèves posent une question à l’enseignante et à la réponse de l’enseignante à cette question. Ces passages sont nommés « épisodes interactionnels ». A ces épisodes interactionnels nous affectons des mots clés qui sont issus de notre cadre théorique. Ces mots clés prennent en compte les buts affectés à l’action de l’enseignante ainsi que les caractéristiques du savoir en jeu dans l’épisode. Nous obtenons donc des épisodes interactionnels, que l’on peut situer par rapport aux thèmes, et qui sont caractérisés par un ensemble de mots clés à partir desquels sont reconstruites les connaissances. Notre deuxième niveau d’analyse s’appuie sur un traitement statistique des données. L’idée est d’explorer les éventuels liens entre les mots clés de différentes épisodes interactionnels d’une part et entre les mots clés d’un même épisode interactionnel et les connaissances reconstruites à partir de celui-ci d’autre part.

Les chapitres quatre et cinq concernent l’analyse des épisodes en fonction des mots clés. Le chapitre quatre présente la façon dont nous avons codé les épisodes interactionnels en fonction des buts affectés à l’activité. Les deux buts que nous avons retenus sont d’enseigner une partie du programme de Terminale afin que les élèves apprennent la chimie, et de préparer les élèves à l’épreuve de chimie du Bac. Nous verrons que cette analyse n’est pas simple, elle s’appuie à la fois sur le statut du savoir en jeu par rapport aux exigences du Bac, et sur le contrat didactique de la classe. Le chapitre cinq rend compte de la façon dont nous avons codé les épisodes en fonction des caractéristiques du savoir en jeu dans l’épisode.

Le chapitre six est consacré au processus de reconstruction des connaissances à partir des épisodes interactionnels. Il s’agit d’une explicitation d’un processus complexe qui s’appuie sur le sens qui est donné à l’action des protagonistes de la classe. Lors de ce chapitre nous verrons également que les connaissances reconstruites sont de natures différentes, et que ces différences jouent un rôle sur la façon dont sont mises en mots ces connaissances.

Le chapitre sept présente l’analyse de la mise en œuvre des connaissances lors de l’enseignement. Nous verrons quelles sont les caractéristiques des connaissances en fonction de l’avancée du savoir dans la classe ainsi que du savoir en jeu dans les épisodes.

Enfin nos résultats sont présentés dans le chapitre huit. Nous verrons dans ce chapitre de quelle façon nous pouvons répondre à nos questions de recherche.

Notes
1.

http://www.hce.education.fr/gallery_files/site/19/33.pdf