Conclusion

Ce travail avait un double but : la mise au point d’une méthodologie d’analyse des connaissances professionnelles à partir de l’action, et la caractérisation de ces connaissances ainsi que leurs mise en œuvre lors d’un enseignement. Nous verrons d’abord dans quelle mesure nous avons atteint ces buts, puis nous discuterons de l’apport de ce travail du point de vue de la professionnalisation des enseignants.

En ce qui concerne notre méthodologie d’analyse des connaissances, nous avons montré dans le chapitre 1 pourquoi il était important de pouvoir étudier les connaissances professionnelles des enseignants à partir de l’action. La mise au point de cette méthodologie a nécessité tout d’abord d’articuler un cadre théorique lié à l’action et un cadre théorique lié aux connaissances. Notre cadre théorique sur l’action s’appuie d’une part sur la théorie de l’action conjointe et d’autre part sur la théorie de l’activité. Cette dernière définit l’action comme étant orientée par des buts, les buts que nous avons choisis sont : la préparation des élèves au Bac et la compréhension de la chimie par les élèves. La prise en compte de ces deux buts dans l’interprétation de l’action nous a permis de reconstruire certaines connaissances de l’enseignante, qui sont directement liées à la double finalité de l’enseignement de chimie en Terminale. Nous pouvons ainsi distinguer les connaissances qui ont trait à la compréhension de la chimie de celles qui ont trait à la préparation au Bac. Ce résultat tend à montrer plusieurs choses. Premièrement que ces connaissances professionnelles sont bien liées à la situation, dans ce cas au savoir en jeu. C’est en effet le statut du savoir en jeu par rapport au Bac (tel élément de savoir est susceptible d’être évalué au Bac ou non) qui est pris en compte par l’enseignante lorsqu’elle répond. Deuxièmement que l’action d’enseigner est complexe, puisqu’elle demande de prendre en compte des buts différents. Ces buts peuvent de plus, en fonction du savoir en jeu, être source de situations variées : un seul des buts est en jeu, les deux buts sont en jeu de façon opposé ou non.

La théorie de l’action conjointe met le savoir en jeu au cœur de l’interaction entre les élèves et l’enseignant. Nous avons choisi de décrire ce savoir de deux façons : la mise en œuvre du savoir et le niveau de modélisation. En ce qui concerne la mise en œuvre du savoir dans la classe nous avons dit que celle-ci nous avait servi de guide pour la reconstruction de TPC. Les trois catégories de description de l’action didactique proposées par Sensevy nous ont permis de différencier cette action dans les différents épisodes interactionnels. Ainsi, par exemple, dans certains épisodes l’enseignante prend en charge l’avancée du savoir alors que dans d’autres épisodes cette avancée du savoir est sous la responsabilité des élèves. Nous avons interprété cette différence dans les actions de l’enseignante sous l’angle des connaissances professionnelles (TPC). Pour nous, si l’enseignante agit différemment c’est qu’elle met en œuvre une TPC, différente, qui prend en compte le contexte et l’élément spécifique du savoir enseigné en jeu. Ceci nous amène à nous interroger sur la place des connaissances professionnelles dans la théorie de l’action conjointe. Si la théorie de l’action conjointe met le savoir au centre de l’interaction entre les protagonistes de la classe, ce travail nous a amené à considérer les choses d’un point de vue légèrement différent. Pour nous ce n’est pas tant le savoir en jeu qui est au cœur de l’interaction que les connaissances des protagonistes par rapport à ce savoir. Ainsi, si par exemple l’enseignante met en place une stratégie pour répondre à une question d’élève, ce n’est pas parce que ce savoir est source de difficultés pour les élèves mais parce que l’enseignante sait que ce savoir est source de difficultés. Avec cette façon de voir, le savoir enseigné est toujours au centre de l’interaction, mais ce n’est pas le savoir enseigné en lui-même qui caractérise l’action, mais les connaissances des acteurs par rapport à ce savoir enseigné.

La deuxième façon par laquelle nous avons décrit le savoir est le niveau de modélisation du savoir en jeu dans la question de l’élève et dans la réponse de l’enseignante. La différenciation du niveau de modélisation du savoir en jeu entre la question de l’élève et la réponse de l’enseignante nous a permis d’envisager un autre type de processus de reconstruction. Il s’agit cette fois de regarder le comportement de l’enseignante en fonction de la question de l’élève. La TPC est reconstruite à partir de patterns de réponses en fonction des questions. Nous avons ainsi montré que l’enseignante ne changeait pas de niveau de modélisation du savoir en jeu dans sa réponse par rapport à celui de la question de l’élève. Il s’agit plutôt d’une « proto TPC » puisqu’elle reste encore vague, la preuve en est qu’il nous est difficile de la classer parmi une des catégories de TPC (Connaissances sur les difficultés des élèves, sur les stratégies d’enseignement etc.). Cette approche nous permet d’obtenir, finalement, un comportement qui est susceptible d’être interprété à l’aide d’une TPC. A la différence de l’approche basée sur l’étude d’un seul épisode interactionnel à la fois, nous observons ici un comportement vérifié par plusieurs épisodes. Nous manquons peut-être de descripteurs de cet ensemble d’épisodes qui nous permettraient de reconstruire complètement la TPC. Une interprétation du fait que l’enseignante ne change pas de niveau de modélisation pourrait être qu’elle ne dispose pas de TPC adéquate. La recherche montre que le changement de niveau de modélisation peut aider à la compréhension des élèves. Or l’enseignante ne le fait pas lorsqu’elle répond à une question d’élève. Nous avons choisi de ne pas raisonner ainsi, nous expliquerons pourquoi dans la suite.

La mise au point de la méthodologie repose en grande partie sur le cadre théorique choisi. L’importance de celui-ci transparait à travers ce que nous venons de dire : la prise en compte des buts nous a permis de mettre en évidence certaines connaissances liées à la présence de ces buts, la façon dont est décrite l’action a une répercussion directe sur le type de connaissances reconstruites. La reconstruction des connaissances à partir de l’action dépend donc en grande partie du choix de la conceptualisation de l’action.

En ce qui concerne la mise en œuvre et la caractérisation des connaissances professionnelles, nous avons montré que l’enseignante mettait en œuvre des connaissances très variées au court de son enseignement et en relativement grand nombre comme par exemple :

Ce résultat est cohérent avec la définition de l’enseignant comme étant un professionnel. En effet le professionnel est amené à adapter les connaissances qu’il met en œuvre en fonction du contexte et de la situation.

La caractérisation des types de connaissances (c'est-à-dire les catégories de connaissances) en fonction de la mise en œuvre du savoir ne permet pas de dégager des liens très probants entre la façon dont le savoir est mis en œuvre dans la classe et le type de TPC en jeu dans l’épisode, sauf en ce qui concerne le « statut » du savoir par rapport à l’avancée du savoir dans la classe (rappels, rappels d’une autre classe, savoir nouveau etc.) : quel est le lien dans ce cas là ? La caractérisation des types de TPC mises en œuvre en fonction du niveau de modélisation du savoir nous a par contre permis de mettre en évidence des liens entre catégories de TPC et niveau de modélisation. Ces résultats nous amènent à nous interroger sur les catégories de TPC. Nous avons vu par ailleurs que ces catégories de connaissances professionnelles (connaissances sur les difficultés etc.) ne sont pas homogènes, que ce soit du point de vue des types de connaissances (connaissances déclaratives, connaissances dans l’action) qu’elles contiennent ou du point de vue du grain de connaissance. Par exemple la TPC

représente un grain de connaissance beaucoup plus petit que celui de la TPC :

De plus nous avons montré que la catégorie « Difficultés » contenait à la fois des connaissances sur les difficultés des élèves dans la compréhension conceptuelle et des difficultés sur la mise en œuvre des savoirs dans différentes situations (problèmes, TP, etc.). La catégorie « Stratégies » contient quand à elle des TPC qui peuvent être décomposées en TPC plus petites et appartenant à d’autres catégories. Ces catégories de connaissances ont été construites par Magnusson et al. (1999) sans se référer à une théorie sur les connaissances. Elles sont fondées sur une approche purement empirique. Ces catégories de connaissances sont construites autour de ce à quoi elles font référence (les difficultés d’élèves, les stratégies d’enseignement, le curriculum, les buts et les valeurs de l’enseignement des sciences) mais pas autour de leur nature même (par exemple connaissances d’expert, connaissances praxéologiques etc.). Ces catégories regroupent donc autant des connaissances déclaratives, qui peuvent être transmises en dehors de tout contexte (par exemple : les élèves confondent réaction chimique et réaction nucléaire lorsque l’ion H+ est appelé proton) et des connaissances qui sont profondément ancrée dans une situation et un contexte (par exemple : pour montrer à partir de la modélisation que la grandeur tau permet de caractériser l'équilibre chimique, l'enseignante construit un tableau, fonctionnant comme un tableau d'avancement, à partir des pourcentages de particules à l'état d'équilibre. Ce tableau permet à l'enseignante de montrer que, si on assimile le nombre de moles à des pourcentages, tau permet de caractériser la réaction). Ces deux exemples montrent que les TPC regroupent, sans les différencier, des connaissances qui présentent pourtant des différences de par leur nature (la première est une connaissance déclarative, alors que la deuxième est une connaissance beaucoup plus dans l’action). Revenons aux liens d’implications mentionnées plus haut qui portent sur les catégories de TPC qui sont liées au niveau de modélisation, et au statut du savoir par rapport à l’avancée du savoir dans la classe (rappel, rappel d’une autre classe …), mais pas aux autres catégories de la mise en œuvre du savoir dans la classe). Ces derniers sont des descripteurs du savoir. Le type d’échange dans l’épisode interactionnel, les éléments du milieu utilisés par l’enseignante pour construire sa réponse, le fait que l’enseignante réponde tout de suite ou non et qu’elle développe ou non sa réponse sont des descripteurs de la situation, du contexte ou de l’action de l’enseignante ; même s’ils sont liés au savoir ils ne sont pas des descripteurs du savoir. Il semblerait donc que les catégories de TPC soient liées aux descripteurs du savoir mais pas à ceux de la situation ou à ceux de l’action de l’enseignante. Cette observation est à mettre en parallèle avec le fait que les catégories de TPC sont construites autour de ce sur quoi portent les connaissances enseignées (connaissances sur les difficultés etc.). Ainsi les catégories regroupant ce sur quoi portent les TPC sont liées aux catégories permettant de décrire le savoir enseigné en jeu. C'est-à-dire que les TPC que nous avons reconstruites peuvent être caractérisées par le savoir enseigné auquel elles sont liées. Par contre nous ne disposons pas de catégorisation de l’action de l’enseignante, ou de la situation qui nous permette de catégoriser les TPC reconstruites.

La catégorisation des TPC ne demande donc pas de cadre théorique à propos de ce que sont les connaissances, ce qui explique surement la popularité du modèle de Shulman : en ne conceptualisant pas ce que sont les connaissances, en ne proposant pas de catégoriser celles-ci par rapport à leur nature mais plutôt par rapport à ce à quoi elles se rapportent, ce modèle est applicable quelle que soit la conceptualisation des connaissances du chercheur. Une critique que nous avons souvent entendue à l’encontre des PCK et qui se retrouve dans la littérature, est le peu d’utilité d’un tel concept. Pour nous cette critique provient justement du fait que les connaissances ne sont pas conceptualisées. Ce qui a également comme conséquence qu’après vingt ans de recherche sur les PCK, il n’existe pas encore un cadre théorique faisant consensus, puisque peu de chercheurs explicitent ce qu’ils entendent pas connaissances. Il est en effet difficile de construire un cadre théorique sur les connaissances à partir seulement d’une catégorisation de ce sur quoi portent les connaissances. Il existe pourtant un intérêt majeur à étudier les PCK qui repose dans le constat à l’origine de la réflexion de Shulman. Nous l’avons dit dans le chapitre 2, Shulman est parti de l’observation que la formation des enseignants a longtemps porté sur les connaissances disciplinaires uniquement (l’histoire, les maths, la physique-chimie etc.), puis un changement est intervenu et cette formation n’a ensuite portée que sur des connaissances pédagogiques générales. L’idée forte des PCK est de proposer une catégorie de connaissances pédagogiques, c'est-à-dire intervenant dans l’activité d’enseigner, et spécifique à un savoir donné. L’acceptation que ce type de connaissances fasse partie des connaissances professionnelles des enseignants signifie qu’un enseignant ne peut se contenter d’un savoir purement disciplinaire, ou purement pédagogique général.

Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce travail pour la formation des enseignants ? S’il est clair que la professionnalisation passe par la reconnaissance et la transmission d’un ensemble de savoirs, reste la question principale : quels savoirs sont à la base du métier d’enseignant ? Si l’idée d’une base de connaissances dont devrait disposer les enseignants pour pouvoir exercer leur métier en tant que professionnel a été abandonnée (du moins sous cette formulation) en même temps que le paradigme cognitiviste été remis en cause (Bourdoncle, 1993), l’idée de connaissances pédagogiques liées au contenu continue à se révéler pertinente. Principalement parce qu’il s’agit des connaissances permettant de distinguer un spécialiste d’un domaine (par exemple un chimiste) d’un enseignant de ce domaine (l’enseignant de chimie), les PCK sont donc au cœur du métier de l’enseignant. En ce qui concerne la formation des enseignants se pose donc la question de savoir comment un enseignant peut acquérir ces connaissances. Il est raisonnable de penser que les TPC fortement ancrées dans la pratique et tacites (c'est-à-dire qui sont du domaine de l’implicite et de l’inconscient) se développent à travers la pratique. Il s’agit d’ailleurs de la principale source de développement des PCK chez les enseignants (van Driel et al., 1998). Mais nous rejoignons Bucat (2004) lorsque celui-ci dit que le métier d’enseignant se caractérise par son amnésie, c'est-à-dire que chaque enseignant développe un ensemble de connaissances qui ne sont pas transmises et qui disparaissent en même temps que l’enseignant arrête son activité. Chaque enseignant doit donc réinventer la roue. Il est donc important de transmettre ces PCK. Comment alors disposer de PCK à transmettre ? Deux possibilités semblent se présenter, soit il s’agit de construire des PCK issus de théories prescriptives, soit de construire des PCK à partir de théories descriptives. Les PCK issues de théories prescriptives ou d’hypothèses d’apprentissage auront un rôle prescriptif vis-à-vis des enseignants. Les. Les PCK issues des théories descriptives auront pour but de décrire les connaissances des enseignants, sans distinguer de « bonnes » ou « mauvaises » PCK. Deux arguments nous incitent à plaider pour la deuxième approche :

Nous avons ainsi dans ce travail adopté une position purement descriptive des connaissances mises en œuvre, en étudiant ces connaissances à travers une théorie de l’action descriptive : la théorie de l’action conjointe. Ainsi lorsque nous observons que l’enseignante ne change pas de niveau de modélisation dans sa réponse par rapport à la question de l’élève, nous ne parlons pas d’un manque de connaissances de l’enseignant, cette interprétation ne vient que dans un deuxième temps à partir de travaux sur l’apprentissage des élèves. Notre travail participe à une cartographie des connaissances mises en œuvre dont le but est de disposer à la fois d’exemples de connaissances professionnelles mises en œuvre, et de connaissances par rapport à la façon dont ces connaissances sont mises en œuvre.