La démonstration

Notre objet principal est de contribuer à la compréhension et à la caractérisation des logiques de production, de fonctionnement et d’organisation des espaces fluvio-urbains, c’est-à-dire des rives des fleuves au sein des espaces urbanisés. Il s’agit en particulier de définir et de comprendre la spécificité des espaces fluvio-urbains rhodaniens qui se distinguent des autres espaces fluvio-urbains et présentent entre eux un certain nombre de similitudes justifiant leur étude associée.

Dans une première partie, nous montrons qu’il apparaît nettement que les espaces fluvio-urbains sont le produit de l'interaction de processus relevant de l'hydrosystème et du sociosystème. Objets scientifiques d'un nouveau genre, ils relèvent du champ d'investigation d'une géographie « hybride ». Notre hypothèse de départ est que ces éléments forment un système que l'on peut restituer par l'analyse. La première partie propose une définition détaillée des espaces fluvio-urbains et une caractérisation générale de leurs dynamiques.

Ces espaces sont caractérisés par une forte dynamique de réaménagement qui se développe à la faveur d'un contexte socio-politique renouvelé, et qui se place dans la mouvance internationale de la requalification des waterfronts. Nous faisons l'hypothèse que les riverfronts français se démarquent de ce mouvement général et ne constituent pas un ensemble uniforme : les espaces fluvio-urbains se différencient selon la dimension de la ville dans laquelle ils s'insèrent et selon le contexte géographique. Nous remettons aussi en cause l'analyse des interrelations entre la société urbaine et des milieux naturels en termes de contact ou de rupture. Nous affirmons leur caractère non-linéaire et les qualifions plutôt en fonction de leurs différentes natures et les mesure en termes d’intensité.

Dans le contexte de la requalification des waterfronts, et au sein des riverfronts français, les rives urbaines du Rhône de l’aval de Lyon apparaissent comme singulières. Elles présentent un patrimoine, des paysages particuliers et une véritable identité urbaine qui permettent de caractériser un modèle fluvio-urbain rhodanien. Cela dit, malgré les discours des édiles locaux et un potentiel urbanistique certain, ces rives ont peu fait l’objet d’aménagements dans la période récente, et ce même dans un contexte de reterritorialisation de l’action publique (à travers la décentralisation notamment). L’aménagement urbain contemporain le plus important entre Vienne et Arles consiste en la réalisation d’un cheminement piétonnier sur les berges avignonnaises qui met en valeur le Pont Saint-Bénézet en particulier. Cet immobilisme rivulaire illustre le paradoxe rhodanien de l'atonie de villes installées sur les rives d’un fleuve majestueux et profondément aménagé.

A l’évidence, le Rhône à l’aval de Lyon n’est pas, ou tout au moins n’arrive pas à être, le support de politiques publiques, d’aménagements, ni de projets contemporains d’envergure. Il ne fait pas l’objet d’initiatives marquantes et n’est pas utilisé comme un élément de valorisation urbaine. Les rives urbaines de ce fleuve appartiennent à un patrimoine urbain figé ou délaissé jusqu’à devenir, dans certains cas, des espaces en déshérence.

Comment expliquer cette singularité ? Nous allons rechercher les causes de la marginalisation des espaces fluvio-urbains rhodaniens parmi les éléments constitutifs du système de la production de ces espaces dans notre deuxième partie. Nous démontrerons qu'elles résident dans la conjonction de facteurs hydrologiques, du système d'acteurs et du cadre administratif et réglementaire dans lequel s'insèrent les processus de fabrication de ces espaces.

L'hydrologie complexe du Rhône a un impact sur la fabrication des espaces fluvio-urbains par les contraintes qu'elle fait peser sur les villes et sur certaines de leurs activités. Il s'agit de la forte variabilité du régime, de son irrégularité et de ses forts contrastes, ainsi que de ses différents types de crue, dont les sites urbains portent la marque. A l'origine, les villes se sont installées sur des sites terrestres, à l'abri des inondations. Aujourd'hui encore, elles supportent des contraintes issues de l'hydrosystème : elles sont soumises en partie au risque d'inondation et ne peuvent se défaire de contraintes topographiques inhérentes à la vallée.

Les dysfonctionnements du jeu d'acteurs constituent un facteur de la non-requalification des espaces fluvio-urbains rhodaniens, issu du sociosystème. Les acteurs jouent en effet un rôle déterminant dans la non-recomposition de ces espaces à l’aval de Lyon en particulier du fait d'un manque de collaboration et donc de cohésion. Les tenants des aménagements, le Service Spécial du Rhône au XIXème siècle puis la Compagnie Nationale du Rhône au XXème siècle, se sont déconnectés des réalités locales et des acteurs locaux, des municipalités plus particulièrement, pour des raisons que nous expliciterons. Le mauvais emboîtement des échelles locales et nationales en matière de gestion rhodanienne fonde une véritable déconnexion scalaire rhodanienne. Les édiles ne se sont jamais historiquement engagés dans l'aménagement des espaces fluvio-urbains. Ce déficit édilitaire confère au système d'acteurs un caractère lacunaire renforcé par l'absence d'autres personnages-clefs du réaménagement actuel des riverfronts : les architectes et les paysagistes.

Nous verrons enfin que ces dysfonctionnements s'insèrent dans un cadre administratif et réglementaire complexe, cadre qui constitue une entrave supplémentaire à la recomposition des espaces fluvio-urbains. En effet, l'aménagement du Rhône, à partir du XIXème siècle, s'est accompagné de la formalisation du cadre administratif et réglementaire appliqué à ce fleuve, et a restreint les capacités locales de valorisation des rives urbaines. Aujourd'hui, le caractère complexe du statut juridique du fleuve entretient un flou administratif, source de conflits d'usage et de difficultés en matière de gestion et d'entretien des berges.

Comme les espaces fluvio-urbains, le risque est un objet hybride. Il est le produit du croisement entre un aléa naturel (probabilité d’occurrence d’un phénomène naturel caractérisé par son extension spatiale, sa magnitude, sa fréquence, sa durée et sa saisonnalité) et une vulnérabilité (fait social, économique et politique, caractérisé par son coût économique, psychologique, humain, sa perception et sa gestion). Comme les espaces fluvio-urbains, le risque d'inondation dans les villes résulte de l'interaction entre une ville et son fleuve. Comme eux, il fait l'objet d'une gestion.

C'est pourquoi dans notre troisième partie, nous mettrons en perspective la gestion des espaces fluvio-urbains avec celle du risque d'inondation dans le but de mesurer les impacts du déficit de gestion urbaine sur le risque. Nous démontrerons que les faiblesses de gestion des espaces fluvio-urbains rhodaniens s’accompagnent d’un défaut de prise en charge du risque d’inondation dans les villes. Mais à la différence des politiques publiques qui participent à la requalification des espaces fluvio-urbains, la gestion du risque est profondément influencée par les événements structurants que sont les crues exceptionnelles. C'est en comparant deux études de cas d’inondations (1856 et 2003), et en mettant en perspective l’hydrologie d’une part, des mesures réglementaires concernant le risque d’inondation et des actions menées sur le fleuve d’autre part, que nous pourrons saisir au moins en partie comment les politiques de gestion du risque urbain sur le Rhône se construisent dans la période contemporaine. Nous montrerons l'existence d'une exception rhodanienne caractérisée par la difficulté du passage à la prévention dans les politiques urbaines de gestion du risque. Nous faisons l'hypothèse que cette difficulté est due à la variabilité spécifique du risque rhodanien et à l'inertie du système d'acteurs, facteur intervenant déjà dans la carence de gestion des espaces fluvio-urbains rhodaniens.

Mais nous soulignerons aussi l'existence d'une interaction potentielle entre risque et politique d'aménagement, car le risque en lui-même s'avère être un élément moteur participant de l’intégration du territoire rhodanien et de la territorialisation du fleuve. Le « Plan Rhône », que la mobilisation liée à la crue de 2003 a contribué à faire naître et dont l'objectif premier est la gestion du risque rhodanien, se pose comme le point de départ du renouvellement territorial de la vallée du Rhône et de la mise en place d’un projet de développement durable global. Nous démontrerons que le risque, qui a été un objet technique au XIXème siècle et durant une partie du XXème siècle, devient un objet politique participant à l’aménagement global du territoire rhodanien.