1.1.1. Des objets géographiques d’un nouveau genre

La réflexion sur les espaces fluvio-urbains s’inscrit plus largement dans une perspective reconsidérant les relations entre la société et l’environnement51. En arrière-plan, se pose la traditionnelle question de l’unicité de la géographie, soit de la relation entre la géographie physique et la géographie humaine. Notre travail se réclame d'une géographie hybride, définie ci-après.

Au-delà de la communauté scientifique des géographes, le monde contemporain est caractérisé par l’apparition d’objets d’un nouveau genre. Ces objets brouillent les frontières établies et qui semblaient fermes entre la nature et la société. Ainsi, la place de la nature en ville, et du milieu fluvial en particulier dans notre étude, est-elle une question qui relève à la fois du social et du naturel et rend donc cette distinction inopérante. Le social et le naturel doivent être considérés ensemble pour appréhender ces nouveaux objets. C'est pour cela que nous faisons intervenir des données relevant de l'hydrosystème et des données urbaines dans notre étude.

Si l'on suit les analyses du sociologue Ulrich Beck (1986), le monde naturel n'a aujourd'hui plus d'indépendance par rapport à la société, et la nature est strictement incluse dans le fonctionnement social et économique. Il existe bien entendu des phénomènes autonomes, des régularités physiques ; mais l'influence des sociétés rend illusoire l'idée d'une autonomie globale du monde naturel. La manière dont le naturel est « arraisonné » par la société passe par plusieurs truchements, principalement la technique et la valorisation économique (transformer des éléments naturels en biens naturels permet de les intégrer au fonctionnement social). Le naturel a été intégré fonctionnellement à la société, devenant ainsi l'objectif de certaines politiques et le sujet de formulations incantatoires. Comme concept, le naturel est à la mode : il est aujourd'hui une terre de mission.

Le juriste François Ost (2003) distingue ainsi trois types de relations entre sociétés et nature :

  • nature-objet (c'est-à-dire la nature appropriée et gérée),
  • nature-sujet (consubstantielle de l'écologie),
  • et nature-projet (qui participe des notions de développement durable et de patrimoine).

Le Rhône à l'aval de Lyon constitue un objet en tant que fleuve aménagé par la C.N.R., il est aussi sujet puisqu'il fait l'objet de mesures de gestion écologique (comme la restauration de lônes) mais dans les espaces urbains, il a du mal à être intégré à des projets. La relation ville/Rhône présente là une spécificité dont il faut rechercher la cause.

Pour certains auteurs, le rapport à la nature est révélateur de la société elle-même et de ses propres évolutions. Quand le géographe Jacques Bethemont (1990) analyse « la société au miroir du fleuve », il s'appuie sur la distinction des « trois âges du fleuve (...), le principe étant qu'à chaque phase de la société correspond un état du fleuve ». Au « fleuve naturel » succède ainsi le « fleuve des ingénieurs » et enfin le fleuve de la discorde (entre écologie et technologie). J. Bethemont conclut ainsi son propos : sont visibles « à travers le fleuve donc, toutes les tensions actuelles et toutes les incertitudes, tous les dangers à venir sur la planète. Il nous reste à rechercher, à travers nos fleuves une meilleure image des sociétés à venir ».

Parmi ces nouveaux objets, certains ont fait leur entrée dans le champ géographique comme le risque naturel ou la pollution. Pour autant, cette entrée ne s’est pas accompagnée d’une réflexion collective de fond sur la place des relations entre nature et société au sein de la discipline. Comment penser l'articulation géographique entre la vie sociale et les fonctions naturelles?

Ces nouveaux objets sont considérés comme relevant de l’«interface», de l’«interaction» – sans pour autant que ce cadre théorique soit réellement explicite, ni explicité. Ainsi le terme d'«interface», au sens de relation entre nature et société, ne fait l'objet d'aucune définition dans le dictionnaire de Roger Brunet (1998), ni dans celui de Jacques Lévy et Michel Lussault (2003), à la différence du terme de «médiance» développé par Augustin Berque (2000). Pourtant, ces objets remettent en cause à la fois la vieille division entre géographie humaine et géographie physique, et la rigidité de la division entre la nature et la société. Arriver à leur donner un statut épistémologique par-delà les ensembles flous de la pluridisciplinarité pourrait donc être une exigence scientifique majeure et un préalable au développement de méthodes appropriées. Rares sont les géographes qui se sont risqués à produire des constructions théoriques détaillées sur ce thème.

Parmi eux, Georges Bertrand propose un modèle d'analyse (« le GTP» évoqué ci-après) et Augustin Berque des outils conceptuels («la médiance»).

Georges Bertrand a proposé une vision de l'interface qui est également porteuse d'une méthode. Il propose d'étudier l'environnement géographique en donnant de la substance à cette intuition fondamentale : « La nature en géographie, c'est d'abord de l'espace, un espace de moins en moins naturel et de plus en plus anthropisé »52.

Dans ses contributions les plus récentes, G. Bertrand présente un modèle qu'il baptise G(éosystème)–T(erritoire)– P(aysage).

  1. une entrée « naturaliste », le géosystème : « état global d'un lieu à un moment donné, pour une durée donnée, sur une trajectoire représentée par une succession d'états – saisonniers, pluriannuels, pluriséculaires... » Comme G. Bertrand le remarque lui-même : « d'inspiration géographique, le géosystème a d'abord été un concept spatial, à finalité naturaliste quoique anthropisé a priori. La dimension temporelle a toujours été présente mais comme en retrait. Aujourd'hui devenue dominante, elle a fait évoluer l'ensemble du concept. »Bertrand G., 2002, p. 271.
  2. Une entrée « socio-économique » : le territoire, c'est-à-dire l'environnement géographique mis en valeur par les sociétés et artificialisé par elles. G. Bertrand l’affirme : « c'est au travers du territoire, donc de la terre, que la nature devient une problématique sociale »Bertrand G., 2002, p.82..
  3. Une entrée « socioculturelle », le paysage, qui désigne à la fois un objet spatial, matériel et le regard que nous portons sur lui. Le paysage est donc aussi la manière de désigner et d'expliquer la relation culturelle/symbolique/identitaire qu'un individu/une société établissent avec un lieu.

G. Bertrand prend bien soin de dire que le GTP est un système heuristique, destiné à produire de la connaissance structurée et non un modèle exhaustif de description de la réalité. Suivant à notre façon ce modèle réflexif, nous partons de l'entrée « socioculturelle » en présentant les paysages fluvio-urbains rhodaniens sous une forme typologique, pour ensuite expliquer l'état de ces paysages grâce aux spécificités de l'hydrosystème (géosystème) et du sociosystème. Notre entrée territoriale souligne le rôle du jeu des acteurs, ces « oubliés du territoire » 55 et celui du cadre administratif, juridique et réglementaire. Nous précisons ainsi l'entrée « socio-économique ».

Jean-Paul Bravard a proposé un modèle spécifique de la relation ville/fleuve qui mérite une attention toute particulière car il peut servir à une réflexion plus large sur la relation nature/société. J.P. Bravard propose un modèle complexe et non-linéaire d’inter-relations entre la ville et « une histoire hydro-morphologique non pas statique, mais plus ou moins dynamique » 56 .

Selon lui, la construction urbaine est déterminée en partie par des «choix urbanistiques certes déterminés par des considérations socio-économiques» mais aussi par des « réponses hydrauliques, plus ou moins affirmées en fonction des niveaux techniques des différentes époques, à des contraintes naturelles non stabilisées »57. Ce nouveau cadre de réflexion permet de mieux décrire la complexité de la relation ville/fleuve et donc de la relation nature/société. Il s’agit alors de reconsidérer, au sein de cette relation, la place de l’hydrosystème, et du géosystème d’une manière plus globale, et de ses dynamiques. Cela suppose la prise en compte, outre des facteurs politiques et socio-économiques, des facteurs naturels. Cela introduit une nouvelle perspective non-linéaire qui permet de limiter la tendance à l’oubli des contraintes fluviales. Cet oubli conduit à de telles affirmations : «le « fleuve des ingénieurs » ne constitue plus un danger (…) ni une contrainte : on le traverse presque sans s’en apercevoir»58. Or le fleuve, et le géosystème, ne sont ni totalement maîtrisés ni domestiqués comme l’ont montré très récemment les inondations de Prague par la Vlatva en août 2002 puis celles d’Arles par le Rhône en décembre 2003, ou Sheffield (Royaume-Uni) par le Don en juin 2006. Le modèle de Jean-Paul Bravard souligne là l’apport spécifique que peut être celui de la géographie, et plus spécifiquement des sciences de l’environnement, en matière de réflexion sur la relation nature/société : un apport à la fois intellectuel et opérationnel. La géographie s’affirme alors comme une discipline participant à la gestion concrète de la relation entre nature et société : une géographie appliquée et applicable. Dans cet ordre d'idées, nous espérons que notre travail propose des pistes utiles pour réfléchir aux conditions d’une possible mise en valeur des espaces délaissés  ou en tout cas d’une amélioration de la gestion des espaces fluvio-urbains. C'est en tout cas un des objectifs que nous nous donnons.

La pensée de Jacques Bethemont, qui fait des fleuves les miroirs de l’évolution de nos sociétés, pose une autre question déjà évoquée par le concept de géosystème développé par G. Bertrand et qui s’inscrit dans l’intérêt d’une géographie appliquée. Dans sa démarche, temps et espaces semblent indissociablement liés, tout comme nature et société. Quel statut donner au temps dans les problématiques géographiques ? Le présent proche, pas de temps original entre présent et futur, aurait-il en géographie une pertinence particulière? Notre travail propose un cadre prospectif où pourraient s'épanouir des projets de développement durable et la définition d’un champ spatio-temporel des possibles et des existants.

Se posent donc les problèmes des définitions d’un pas de temps mais aussi de résolutions spatiales pertinentes pour définir et étudier les nouveaux problèmes géographiques d’interface. Notre étude s'étend sur les deux derniers siècles car les aménagements majeurs connus par le Rhône se sont produits à partir du XIXème siècle. Les pas de temps doivent se définir en fonction des caractéristiques propres aux espaces étudiés et aux thématiques considérées. La résolution spatiale choisie est une portion de la vallée rhodanienne intégrant la comparaison de six villes, il s'agit donc d'une étude régionale. Cette échelle nous semble pertinente dans la mesure où elle permet de considérer une société relativement homogène et des villes d'importance comparable, en relation avec un même hydrosystème. Elle donne une cohérence à l'objet étudié, car elle se fonde sur le croisement entre l'échelle d'une unité naturelle et d'une société cohérente. Il semble intéressant d'adopter, dans les études d'interface, l'échelle des milieux naturels considérés comme une vallée, un bassin versant ou un massif montagneux. D'où la pertinence particulière de l'échelle régionale. La thèse de Romain Garcier (2005), qui porte sur la gestion de la pollution dans le bassin versant de la Moselle, montre que ce problème environnemental s'insère dans un système régional59. La région est plus qu'une échelle, elle devient un concept participant à la fondation théorique d'une géographie de l'environnement.

La géographie « hybride »60 peut contribuer à façonner le sens de la géographie contemporaine et souligner sa pertinence face aux enjeux du monde actuel en tant que géographie appliquée. Car ces objets ne sont pas seulement nouveaux : ils se multiplient, ils prolifèrent et il faut cependant arriver à les penser. Le choix d’intégrer à cette thèse la thématique des risques, et plus encore de la terminer par un chapitre sur le risque fluvial, est dû non seulement à la progression d’ensemble de la démonstration mais aussi à la pertinence essentielle de l’étude du risque dans une réflexion sur l’environnement et la société, et plus particulièrement la société urbaine. Car l'urbanisation souligne le caractère inhérent au développement humain des risques: « l’intensification des mutations de peuplement et de leurs interactions, partielles, avec des processus physiques fait ressortir plus vivement l’anthropisation de ces derniers (...).  L’urbanisation agit non seulement comme un transformateur mais aussi comme un révélateur du caractère ubiquiste des risques. » 61

Notes
51.

La réflexion épistémologique suivante est en partie issue d’un texte de travail préparé et proposé par Romain Garcier et moi-même dans le cadre d’un atelier de réflexion intitulé «Epistémologie de l'interface nature/société en géographie». Cet atelier a eu lieu le mercredi 23 juin 2004 à l’université Lyon 2. A l’occasion de cet atelier, ce texte a été soumis aux professeurs Jean-Paul Bravard, Isabelle Lefort et Philippe Pelletier.

52.

Bertrand G., 2002, p. 84.

55.

Gumuchian H., Grasset E., Lajarge R., Roux E., 2003.

56.

Bravard J.P., 2004, p.19.

57.

Bravard J.P., 2004, p.30.

58.

Préambule du n°25 des Cahiers Millénaire Trois(2001) intitulé « Lyon et les fleuves, les retrouvailles ».

59.

R. Garcier (2005) démontre que la pollution est un système qui associe « à la fois des éléments physiques ou naturalistes et des éléments socio-économiques en interaction permanente », et qui confère « un sens à la pollution en lui donnant la texture d’un problème ». La pollution de la Moselle relève d’un système régional au sens où elle repose en partie sur le « consensus lorrain », « système de valeurs et de rapports de force » construit à la fin du XIXème siècle en Lorraine.

60.

En référence au titre de l’ouvrage publié par Sarah Whatmore en 2003 aux éditions Hardcover : Hybrid geographies – natures, cultures, spaces.

61.

Pigeon P., 2005, p.61.