1.1.3. Les interactions entre le fleuve et la ville

Penser la relation ville/fleuve

Si la relation ville/fleuve n'est pas l'objet de notre recherche, la production des espaces fluvio-urbains, qui nous intéresse, résulte d'un système d'interactions complexes entre l'hydrosystème d'une part et le sociosystème urbain d'autre part (voir Figure 2) et donc pour partie des relations établies entre la ville et le fleuve.

Différentes disciplines (histoire, archéologie, urbanisme, architecture, anthropologie et géographie entre autres) s’intéressent à l’étude de la relation ville/fleuve avec chacune ses spécificités. Nous n'établissons pas ici une synthèse exhaustive des recherches ayant pour objet cette relation. La richesse, la diversité et le grand nombre des publications portant sur ce sujet en font un travail à part entière qui ne peut s'intégrer dans une thèse portant sur un autre sujet. Cela dit, nous essayons d'identifier les principales disciplines qui s'intéressent à cette relation et à certains de leurs apports afin d'éclairer notre étude et de la replacer dans le contexte scientifique actuel.

L’inscription de l’objet ville/fleuve dans différentes temporalités appelle nécessairement une réflexion historique. Les historiens se sont penchés sur la question et y contribuent de manière essentielle par une approche plutôt monographique.

Dans les années 1990, Paris et ses cours d’eau ont été étudiés par la médiéviste Simone Roux (1996, 1989), par André Guillerme (1990), historien des techniques qui, à partir d’un panorama de l’époque gallo-romaine jusqu’à la période actuelle, se demande si la Seine est « sortie de la scène »64 urbaine, et par Isabelle Backouche (2000). Sa thèse, à la jonction de l’histoire moderne et de l’histoire contemporaine, démontre combien la forme urbaine est modelée par la présence de l’eau. Son dernier volet s’intéresse à la perte de vitalité du fleuve urbain dans la première moitié du XIXème siècle. Déjà, en 1983, dans son étude des relations entre l’eau, les techniques et les villes du nord de la France entre la fin du IIIème siècle et le début du XIXème siècle, André Guillerme avait ouvert cette piste en retraçant « l’histoire du contact, puis de la rupture de la ville avec l’eau »65.

Parmi les travaux les plus récents, une thèse en particulier aborde la thématique des relations ville/fleuve sous un angle renouvelé : celui du risque d’inondation. Dans La maîtrise des inondations dans la plaine de Grenoble (XVIIème-XXème siècle) : enjeux techniques, politiques et urbains, Denis Cœur constate que « la question de la maîtrise des inondations fut l’occasion, au XVIIIème siècle, d’une première réflexion globale sur l’aménagement urbain de Grenoble. »66 La ville est littéralement façonnée par le risque fluvial : « ville cadenassée, la capitale dauphinoise va trouver dans la lutte contre l’inondation les marques de sa première modernité (cours, esplanades, digues, chaussées, quais). Entreprises techniques avant d’être urbaines, elles marqueront profondément l’édification ultérieure de la cité. Sa forme urbaine actuelle, son système viaire particulièrement leur doivent beaucoup. »67 A la différence de la géographie, l’histoire se consacre à l’étude de villes de différentes tailles. Elle ne tente pas de définir la relation ville/fleuve de manière générale.

Les archéologues apportent des connaissances concernant les sites urbains en bord de fleuve et les activités fluviales des périodes antique et médiévale. On peut citer les travaux de Joëlle Burnouf à propos de la Loire ou ceux de Philippe Leveau sur le Rhône. Ce dernier a d’ailleurs coordonné un numéro spécial de la revue Gallia 68 consacré au Rhône romain et qui fait la part belle à la relation ville/fleuve. Notons que la spécificité de ce thème de recherche suscite des collaborations fructueuses avec des géomorphologues : c’est le cas de l’équipe de Philippe Leveau avec celle de Mireille Provansal69 (université d’Aix-Marseille) ou encore archéologues de la Maison de l’Orient Méditerranéen avec Jean-Paul Bravard70 pour le site de Vienne (Isère). Ces travaux se concentrent en particulier sur l’évolution des sites urbains et étudient la nature des impacts des crues et des modifications de l’hydrologie sur chaque ville étudiée séparément.

Les urbanistes ont différents profils et proposent en cela différentes démarches. Ils sont issus de la géographie71, de l’architecture et sont parfois même des acteurs urbains72. Ils contribuent à la réflexion en analysant les projets et les opérations d’urbanisme à travers les discours publics73 et les jeux d’acteurs. Ces analyses permettent de comprendre notamment comment (par quels processus décisionnels, selon quelles interactions), par qui et sur quelles scènes formelles et informelles la ville se construit. Différentes revues participent à la diffusion de leurs travaux comme Les annales de la Recherche Urbaine qui a consacré son n°30 en avril 1986 au thème : « L’eau dans la ville ». L’objet de recherche en lui-même n’est pas le fleuve, ce dernier n’est que le support des projets et des opérations qui intéressent la réflexion urbanistique.

Proches des urbanistes, les architectes s’intéressent depuis relativement peu de temps à cette thématique. Leurs publications sont directement issues de la réalisation de projets architecturaux dans les villes fluviales, projets qui voient le jour à partir de la fin des années 1990 et surtout des années 2000. Leurs travaux adoptent en conséquence une échelle urbaine plus grande qui est celle du quartier, de l’îlot, voire de la berge, à l’image de l’article de Catherine Sabbah « rives de villes »74. Comme les travaux des historiens, ils sont le plus souvent contextualisés dans une seule ville et plus encore dans un projet. Alexandre Chemetoff75 est l’architecte-paysagiste missionné en 2000 par la Communauté Urbaine de Nantes qui assure la maîtrise d’œuvre du projet de l’Ile de Nantes. Il analyse la relation de cette ville avec la Loire. « Nantes est en effet une ville qui a été séparée du fleuve par le comblement de ses bras et qui sur l’île peut renouer avec sa géographie fluviale »76. François Grether, architecte-urbaniste au cœur du projet Lyon-Confluence, s’attache, quant à lui, à « faire valoir les données du site, les acquis positifs de l’existant, les perspectives offertes par les rives des fleuves »77, c’est-à-dire le Rhône et la Saône sur le site de la pointe de la presqu’île lyonnaise. Il s’agit plus de promouvoir un projet particulier que de définir la relation ville/fleuve.

Les anthropologues ne s'intéressent pas directement à la relation ville/fleuve, c'est l'étude de la relation homme/fleuve qui les y conduit. La réflexion anthropologique s'interroge sur l'existence d’éventuels particularismes des espaces et des sociétés riveraines, autrement dit sur le rôle du fleuve dans la construction sociale d’une culture spécifique et originale. Les travaux de la Maison du Fleuve Rhône, lieu ressource en anthropologie du fleuve, s’intéressent ainsi aux rapports homme/Rhône. Ils apportent des éléments permettant d'éclairer certains points de la relation ville/fleuve. André Vincent (1993,1995) a montré comment, pendant des siècles, une véritable « culture de fleuve » s’est construite à partir du Rhône libre et sauvage. Cette culture s'est constituée grâce au développement de pratiques économiques, sociales, culturelles, symboliques autour du fleuve et sur lui. Les métiers, les savoirs, les fêtes, les jeux constituent ainsi les éléments d’une culture qui évolue dans le temps en fonction des changements sociaux et culturels. Gérard Chabenat s'est aussi imposé comme l’un des pionniers de l'anthropologie rhodanienne quand il a publié sa thèse en 1996. Il a en particulier démontré que le Rhône était le fondement d'une identité commune aux riverains vivant entre Condrieu et Andancette et qui ont connu le Rhône avant sa transformation par la Compagnie Nationale du Rhône, c'est-à-dire le fleuve, libre et sauvage. Cet intérêt pour la relation homme/fleuve amène la Maison du fleuve Rhône à réfléchir de manière approfondie sur le fleuve métropolitain comme en témoignent différentes initiatives : l'étude documentaire sur les relations entretenues par de grandes agglomérations occidentales avec leur fleuve réalisée pour le Grand Lyon en 2001 (La relation ville-fleuve), larecherche effectuée pour le ministère de l’Equipement sur le thème «Recomposition urbaine et front de fleuve, dynamiques sociale et culturelle » (2004), le colloque « Le fleuve métropolitain. Le Rhône dans l’aire urbaine lyonnaise, du Parc de Miribel-Jonage au Parc du Pilat» organisé en mars 2005, et le guide pédagogique consacré au fleuve métropolitain mis en ligne sur le site portail www.fleuverhone.com. Selon Claire Gérardot78, « tous ces travaux permettent d’éclairer la relation ville/fleuve de façon originale, en appréhendant le fleuve comme une construction sociale, le « miroir d’une société » pour reprendre l’expression de J. Bethemont (1993), le fleuve urbain ne renvoyant en effet pas uniquement à ses utilisations majeures (navigation, production d’électricité), mais aussi à l’ensemble de savoirs, savoir-faire, représentations, images et émotions à l’oeuvre chez ceux qui le fréquentent et le côtoient ».

Depuis 1982 et la parution d’un numéro de la Revue de Géographie de Lyon consacré à « La ville et le fleuve » (vol.57, n°3), la géographie s’impose comme la discipline, en France, qui a produit le plus grand nombre de réflexions d’ensemble sur le sujet. Les géographes lyonnais ont d’ailleurs écrit l’essentiel des textes consacrés à ce thème au cours des décennies 1980, 1990 et 2000 : Jean Pelletier79 inaugure la démarche bientôt enrichie par les travaux de J. Labasse80, J. Bethemont81, J.P. Bravard82, C. Combeet C. Gérardot83 . Il semble que« ce thème s’imposait à Lyon, ville de la Saône et du Rhône » 84 et qu’il ait suscité l’intérêt prolongé de chercheurs au point de constituer, au-delà des seules relations ville/fleuve, un véritable pôle de recherche sur les hydrosystèmes aussi bien en géographie physique qu’en géographie humaine. Bien sûr, les Lyonnais n’ont pas découvert la richesse du thème ville/fleuve. Il avait déjà été développé précédemment : J. Blache avait en particulier écrit sur la question des sites fluviaux urbains85. Plus globalement, le mérite du travail des géographes, qui fait l’objet plus loin d’une analyse minutieuse, est d’avoir essayé d’atteindre un certain niveau de généralisation dans la caractérisation des relations ville/fleuve en se fondant sur l’étude de grandes villes françaises pour l’essentiel, mais aussi sur les cas de grandes villes étrangères et en particulier de villes nord-américaines.

Notes
64.

Guillerme A., 1990, p.240.

65.

Guillerme A., 1983, p.7.

66.

Cœur, D., 2003, p.203.

67.

Cœur D., 2003, p.269.

68.

Leveau P. (coord.), 1999 : « Le Rhône romain. Dynamiques fluviales, dynamiques territoriales », Gallia, n°56.

69.

Lopez-Saez J., Heijmans M., Leveau P., Provansal M., Bruneton H., 2000.

70.

Bravard J.P., Le Bot-Helly A., Helly B., Savay-Guerraz H., 1990.

71.

Par exemple les travaux de Claire Gérardot, 2004 et 2001.

72.

Jean Frébault, Jean Dellus et Martine Rivet, 1989, appartiennent à l’agence d’urbanisme de la communauté urbaine de Lyon.

73.

Comme dans le cas des travaux de Claire Gérardot (2004).

74.

Sabbah C., 1995.

75.

2000, 2003.

76.

Chemetoff A., 2003, p.161.

77.

Grether F., 2001, p.19.

78.

2007, p.47.

79.

1982, 1985 et 1990.

80.

1983 et 1989.

81.

1990, 1998 et 1999.

82.

1984, 1985, 1993, 2002 et 2004.

83.

Gérardot C., 2007.

84.

Extrait du texte de la quatrième de couverture de C.T.H.S., 1989 : La Ville et le fleuve, actes du colloque tenu à Lyon les 21-25 avril 1987, Paris, Ed. du C.T.H.S., 446 p.

85.

Blache J., 1959.