La deuxième phase verrait la « distanciation progressive de la ville et du cours d’eau »113. Les fonctions attribuées au fleuve par la ville se modifient sensiblement. « Les usines s’emparent des rivières autant pour les besoins de la navigation que pour alimenter leurs chaudières et rejeter leurs déchets »114. L’industrialisation élimine l’artisanat des berges et pollue les eaux fluviales par ses rejets. C’est ainsi que « prend corps une propension de nombreuses villes, initialement campées au bord de l’eau, à en éloigner progressivement leur centre, afin de céder la place aux installations utilitaires »115. Les fleuves sont « sacrifiés aux conceptions utilitaristes qui [président à] la naissance de l’industrie moderne »116. La fonctionnalisation devient industrielle117.
Parallèlement à cette « exploitation (…) du fleuve par la ville »118, l’espace fluvial fait l’objet de modifications et d’une artificialisation croissante qui s’appuie sur le progrès technique. Cette artificialisation, menée par les grands corps d’ingénieurs, est en partie justifiée par la lutte contre les inondations. Les cours d’eau sont « bordés ou plus exactement limités par des quais à parement le plus souvent verticaux, qui les ont transformés en sorte de canaux »119. L’acteur clef de cette phase est l’ingénieur, porté par le pouvoir central. « Pouvoir technique et politique s’associent pour évoquer le cours d’eau comme une rente à exploiter, rente dont il faut tirer parti (bénéfice financier) »120. L’ingénieur devient un personnage éminent de la scène locale en particulier dans le cadre des services de navigation. Ainsi la Compagnie Nationale du Rhône symbolise-t-elle pour F. Joubert-Milot « l’alliance des pouvoirs politique, technique et des intérêts économiques pour fonctionnaliser le Rhône »121.
La construction des quais amène certains auteurs à parler, plus encore de distanciation, de rupture ville/fleuve : « l’effet le plus évident de leur extension est la séparation sur deux plans distincts de la ville et du fleuve »122. La dynamique d’artificialisation conduit même à la couverture de certains cours d’eau en milieu urbain, comme l’Erdre123 à Nantes dans sa partie aval durant les années 1930, la Bièvre en 1935124, la Steir à Quimper, la Leysse à Chambéry, le Paillon à Nice ou la Vilaine à Rennes125. Elle conduit aussi à leur détournement comme dans le cas du Turia à Valencia (Espagne)126.
Cette distanciation s’accroît au XXème siècle avec « les empiètements de l’automobile, joints au besoin de stationnement »127 sur les rives urbaines. Elle est matérialisée par la construction des voies sur berges, l’implantation d’autoroutes et de parkings. Les ports déménagent en périphérie urbaine et, plus généralement, les activités économiques fluviales quittent la ville.
Les conséquences sociales de cette évolution sont d’importance. La rivière devient « sans vie intérieure, sans intimité, a-sociale, sans domesticité »128, la familiarité des citadins avec le fleuve disparaît. Les fleuves connaissent « une longue phase d’oubli et de dévalorisation »129 placée sous le signe de l’industrialisation, de la fonctionnalisation et de la dégradation.
Pelletier J., 1990, p.235.
Labasse J., 1989, p.15
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Labasse J., 1989, p.9.
Joubert-Milot F., 1998, p.5.
Scherrer F., 2001, p.5.
Pelletier J., 1990, p.237.
Joubert-Milot F., 1998, p.5.
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Bethemont J., Pelletier J., 1990, p.301.
Concernant l'Erdre, voir « XXe siècle, politiques et dynamiques urbaines », Nantes, collection Portrait de ville, supplément au Bulletin d’Informations architecturales, n° 196, Paris, Institut français d’architecture, octobre 1996, pp. 23-37.
Au sujet de la Bièvre, voir Tricaud P.-M., Dugeny F., Guyon F., Kargerman V., 2003.
A Rennes, une dalle de béton est installée au-dessus de la Vilaine en centre-ville pour servir de parking.
Vinãls M.J., 2004.
Pelletier J., 1990, p.237.
Guillerme A., Hubert G., Tsuchya M., 1992, p.8.
Bethemont J., Pelletier J., 1990, p.300.