Si les trois phases précédemment décrites (osmose/fonctionnalisation/reconquête) décrivent des réalités tangibles, il semble qu’il faut cependant les nuancer. Il faut éviter de les caricaturer et surtout ne pas considérer de manière simpliste la première phase comme « quelque âge d’or d’un rapport harmonieux et bucolique entre la nature et la ville »138 qu’il faudrait retrouver tout en condamnant sans appel la logique fonctionnaliste. Or selon les travaux de Claire Gérardot139, il semble que les discours publics (lyonnais) adoptent largement ce raisonnement erroné, simplification d’une réalité plus complexe. Les mouvements dits de « reconquête » du fleuve ne signifient pas la remise en cause de la logique fonctionnaliste axée sur l’économie fluviale de la deuxième phase chronologique mais plutôt son élargissement « à une conception plus large où tous les enjeux urbains seraient pris en compte »140, la ville maintenant sa « logique rentière »141 vis-à-vis du fleuve.
Les auteurs qui ont développé cette chronologie ou qui l’ont reprise, nuancent, eux-mêmes, leur propos. Jean Labasse explique que la distanciation, « en dépit des apparences, (…) n’est pas l’apanage du XIXème siècle, époque du mercantilisme capitaliste triomphant. Les antécédents en sont plus lointains. Déjà sous la Renaissance, de multiples villes d’Europe manifestent une tendance à négliger les rives des fleuves. Le décor urbain leur tourne fréquemment le dos. »142 Des événements marquant une distanciation entre la ville et le fleuve surviennent avant l’ère industrielle. De la même manière, la « tendance nouvelle à la réhabilitation des cours d’eau a (…) de lointains précédents, attachés pour la plupart à la construction d’un ensemble monumental. Ainsi est-ce au XVIIIème siècle que Bordeaux s’est ouvert sur la Garonne par la place Royale (aujourd’hui place de la Bourse), flanquée de deux superbes bâtiments. »143 Les différentes phases font donc preuve d’une certaine porosité et ne sont pas strictement délimitables. Jacques Bethemont et Jean Pelletier affirment en ce sens que « tout cela s’organise en trois phases qui se recouvrent plus qu’elles ne s’organisent en séquences bien distinctes »144.
Allons plus loin et formulons l’hypothèse qu’il s’agit, plutôt que de périodes, de tendances au cours de l’histoire des relations ville/fleuve, dont la complexité ne se réduit pas à ces trois moments historiques. A ce propos, le modèle de Jean-Paul Bravard précédemment évoqué, modèle complexe et non-linéaire d’inter-relation entre la ville et « une histoire hydro-morphologique non pas statique, mais plus ou moins dynamique »145, prend toute sa pertinence. Quoiqu’il en soit, les analyses les plus récentes soulignent l’absence de linéarité de la relation ville/fleuve et sa profonde complexité. Il n’apparaît plus intellectuellement satisfaisant de décrire les inter-relations entre la société urbaine et des milieux naturels instables et dynamiques en simples termes de contact ou de rupture, termes qui donnent une vision réductrice de la réalité. André Guillerme souligne que « les rivières franciliennes (…) et (…) la Seine n’ont cessé de battre au rythme de l’urbanisation. Ici la ville n’a jamais tourné le dos à la rivière. Bien au contraire, elle a affecté son cours d’eau des formes dominantes de ses activités : sacrée à l’époque romaine, militaire du Haut Moyen Age à la fin de l’Ancien Régime (…). Cette loi, vérifiée par deux millénaires d’histoire permet de déduire les activités prochaines des cours d’eau, reflets de l’urbanité : services et loisirs, comme se dessine la vie urbaine de demain. »146
Dans le même ordre d’idées, nous affirmons que la société urbaine imprime sur le fleuve ses évolutions. L’industrialisation est une évolution que connaît la société urbaine et qu’elle imprime à son fleuve. L’industrialisation est un autre mode de relation de la ville et du fleuve, différent du stade « artisanal » précédent. Il ne s’agit pas d’une rupture. La relation aurait été brisée au XIXème siècle, si le fleuve n’avait pas été industrialisé et artificialisé. Cela aurait signifié qu’il n’était plus en relation directe avec la ville, ne suivant plus ses évolutions. Le terme de rupture ne semble pouvoir s’appliquer qu’à deux cas extrêmes : d’une part le cas des villes qui ont couvert leurs cours d’eau de petite taille et qui de ce fait n’entretiennent plus de rapport direct avec lui et n’impriment plus sur son espace les évolutions de la société urbaine ; et d’autre part le cas des cours d’eau détournés des villes.
Si la rupture est remise en cause, il semble évident que l’idée de « reconquête » doit être par conséquent nuancée. C’est un des aspects de la réflexion menée par Claire Gérardot. Dans son analyse du cas lyonnais, les politiques publiques de « reconquête » ne se placent pas en rupture avec la période de « fonctionnalisation industrielle » des fleuves lyonnais. Elles font subsister au contraire la logique rentière appliquée aux espaces fluviaux.
Nous n’utiliserons le terme « reconquête » qu’en référence à l’utilisation qui en est faite dans les discours des acteurs urbains. On ne peut l’employer tel quel car il n’est pas adapté au cas des riverfronts : les villes ne se lancent pas dans une lutte pour recouvrer des espaces perdus et les fonctions qu’elles donnent aux rives ne sont pas totalement nouvelles : les loisirs n’ont pas disparu des rives, même si leur intensité a pu diminuer. Les villes choisissent de développer une fonction en particulier sur leurs rives fluviales. Cette fonction de loisirs est ravivée par les opérations d’urbanisme conduites sur les rives. Nous utiliserons ainsi les termes de requalification, de revitalisation, de réhabilitation et de recomposition. La requalification d’un espace fluvio-urbain consiste en la modification de ses fonctions passant par l’attribution de nouvelles fonctions et/ou le développement de fonctions préexistantes. Les berges du Rhône à Lyon ont été requalifiées : d’un espace voué essentiellement au stationnement et dans une moindre mesure emprunté par les cyclistes et les joggeurs, elles sont devenues un parc urbain à vocation de loisirs. La revitalisation désigne la modification du dynamisme des rives (fréquentation, activités) du fait de leur réaménagement qui induit une augmentation de l’intensité de la relation ville/fleuve. La réhabilitation concerne les espaces dégradés qui sont remis en état tandis que la recomposition désigne plus largement le mouvement de restructuration des rives sur de nouvelles bases.
La relation ville/fleuve ne devrait donc pas être appréhendée en termes de distance ou de proximité147 mais plutôt qualifiée en fonction de ses différentes natures et mesurée en termes d’intensité. Ce lien dépend des valeurs et des fonctions attribuées au fleuve (industrielles, récréatives, patrimoniales entre autres ; qualitatives et/ou quantitatives). L’intensité se mesure à partir de deux indicateurs:
Scherrer F., 2001, p.5.
Gérardot C.,2007, 2004 et 2001.
Gérardot C., 2004.
Gérardot C., 2004.
Labasse J., 1989, p.15.
Labasse J., 1989, p.17.
Bethemont J., Pelletier J., 1990, p.300.
Bravard J.P., 2004, p.19.
Guillerme A., 1990, p.249.
Cela implique une distinction forte entre nature et société qui n’entre pas en cohérence avec la nature hybride de l’objet étudié.