Les caractéristiques des riverfronts français

Si de nombreux articles proposent des monographies descriptives d'aménagements fluvio-urbains, peu de travaux proposent des réflexions théoriques d'ensemble sur ces espaces et leur production, que ce soit à l'échelle française191 ou à l'échelle mondiale. Les monographies françaises192 se concentrent sur quatre métropoles : Paris, Lyon, Bordeaux et Nantes193 qui développent des projets d'envergure. D'autres grandes villes françaises sont aussi étudiées plus ponctuellement : Strasbourg194, Nancy195, Angers196, Besançon197, Orléans198 et Argenteuil199. Les études monographiques des villes petites et moyennes200 sont très peu nombreuses et restent descriptives : on peut se référer aux cas d'Epinal201, d'Alençon202 et de Sèvres203. Les aménagements de ces villes ne font pas non plus l'objet de mises en perspective ni de théorisation. C'est là l'originalité de notre propos. Nous allons caractériser l'aménagement des espaces fluvio-urbains des villes de dimensions modestes afin de définir le contexte dans lequel s'insère le cas rhodanien. Le vide scientifique que nous soulignons ici a une conséquence : les espaces fluvio-urbains ont tendance à être analysés au prisme des caractéristiques des waterfronts. Ces derniers sont considérés de fait comme un modèle, voire comme la norme des processus de réaménagement des fronts d'eau urbains, notamment parce qu'ils ont fait l'objet d'études comparatives largement diffusées et désormais classiques. Mais ce modèle ne s'applique pas invariablement à tous les fronts d'eau, on peut même se demander dans quelle mesure il peut s'appliquer aux fronts fluviaux français. S'agit-il d'un modèle unique qui se décline dans différentes villes? Est-il pertinent pour toutes les villes indépendamment de leur taille et de leur localisation? Nous pensons qu'il ne l'est pas et que le processus du réaménagement diffère selon la dimension des villes et leur identité. La requalification des fronts maritimes constitue un type de réaménagement des fronts d'eau urbains, type remarquable à la fois par son côté précurseur, par l'ampleur de sa diffusion et par son influence en matière d'urbanisation. Les riverfronts français ne sont pas une simple illustration de ce modèle, et en particulier ceux des villes de taille réduite. Voyons leurs caractéristiques.

Les réaménagements des espaces fluvio-urbains diffèrent selon la taille des villes. La requalification des fronts fluviaux des villes de moins de 100 000 habitants se distingue de celle des métropoles204.

Elle est caractérisée par l'importance accordée au paysage205 sans pour autant s'appuyer sur l'intervention de paysagistes renommés. Les rives de la Sarthe à Alençon ont été réorganisées en un ensemble d'espaces publics réalisés par des paysagistes (un parking bordé d'arbres, un jardin d’arbres fruitiers et de fleurs, une grande pelouse). Epinal présente des réalisations similaires : sur la partie supérieure du quai de la Moselle ont été créés un jardin et un parking paysagé. Les jardins sont emblématiques de ces réalisations, qui accordent une grande place aux espaces verts, répondant ainsi à un besoin de revalorisation du cadre de vie urbain. Autre élément particulier : le maintien des parkings, certes avec une volonté d'amélioration paysagère, mais qui souligne la pesanteur des infrastructures liées à l'automobile et le caractère limité de ces opérations qui ne transforment pas radicalement les espaces traités. A Lyon, les parkings implantés sur les quais bas du Rhône ont été supprimés dans le cadre de la création du Parc des Berges du Rhône. De la même manière, la réhabilitation des quais Henri Martin de Toulouse a provoqué la suppression du parking de la Daurade en 1992. Les villes plus importantes opèrent des transformations plus radicales.

Autre caractéristique de la requalification des espaces fluvio-urbains des villes de petite dimension : l'importance accordée à la promenade et aux loisirs. A Sèvres, la friche de l'île Monsieur va devenir un espace naturel voué à la pratique des sports nautiques206. Les espaces publics créés sur les rives de la Sarthe à Alençon sont reliés par un chemin de berge longeant la Sarthe et les parcelles privées. Ces chemins constituent la colonne vertébrale des espaces requalifiés. Ils permettent le développement de modes de circulation doux, comme le vélo et la circulation piétonne. Ils s'intègrent dans les nouveaux plans de déplacements urbains qui privilégient désormais ces modes dits « doux » ainsi que le développement des transports en commun. Ces opérations de requalification font des rives fluviales des villes petites et moyennes un cadre, un décor urbain doté d'une fonction principale d'agrément et de loisir.

Les réaménagements des villes plus grandes possèdent un éventail de caractéristiques qui dépasse celles des villes de taille réduite.

On retrouve la thématique du jardin à Strasbourg avec le « Jardin des deux Rives » conçu par le paysagiste Rüdiger Brosk, qui se déploie des deux côtés du Rhin ; il a été inauguré lors du Landesgartenschau de 2004. Le Jardin d'eau de Nancy, dessiné par Alexandre Chemetoff, est aménagé sur une parcelle triangulaire permettant une articulation entre le centre-ville, le bord de la Meurthe et les opérations de logements d'une zone d'aménagement concerté dont il anticipe la trame. Il se compose de sept bassins, cinq squares et deux promenades. Mais ces jardins sont conçus par des architectes et des paysagistes renommés parce que la vocation de ces opérations ne se limite pas à l'agrément, mais vise l'acquisition d'une image de marque particulière, en relation avec une volonté de rayonnement propre aux grandes villes. C'est pourquoi les paysagistes interviennent désormais comme des acteurs essentiels à côté des urbanistes dans la recomposition des espaces fluvio-urbains des grande villes. Ainsi, Nancy n'a-t-elle pas été la seule ville à utiliser les services d'Alexandre Chemetoff. Il a aussi participé aux réalisations de l’île de Nantes et des bords de la Vilaine à Rennes. On peut citer les interventions de Michel Corajoud concernant la rive gauche de Bordeaux, les berges du Rhône au droit de la Cité internationale de la Tête d’Or et le parc de Gerland à Lyon ou encore sur les rives de la Loire à Orléans; et le travail de Michel Desvigne sur le site de Lyon Confluence et la rive droite de la Garonne à Bordeaux. L'intervention d'un même paysagiste dans différentes villes contribue à établir une parenté entre les réalisations et donc à forger une certaine homogénéité des opérations de requalification.

A la manière des waterfronts nord-américains, les grandes villes françaises développent des opérations immobilières, des zones d'activités (tertiaires notamment), et des espaces culturels qui rendent les espaces fluvio-urbains polyvalents, ce qui les distingue encore des villes plus modestes. Dans le quartier des « Rives de Meurthe » de Nancy, les projets et les chantiers s'enchaînent depuis près de 20 ans : programmes immobiliers, culturels et technologiques, pôle universitaire, commercial et hospitalier, centres d'activités tertiaires. 220 millions d'euros ont été investis entre 1993 et 2003. A proximité du seul jardin d'eau, le « carré Saint Georges » a vu sortir de terre 143 logements répartis dans trois résidences. Trois autres programmes immobiliers « Les Cent fontaines », « Les Nymphéas » et « Les Jardins de Jade », ont permis la création de 136 nouveaux logements207. A Strasbourg, le long du Rhin, le projet « Porte de France », qui débutera en 2008, comprendra des logements, des commerces, des restaurants ainsi qu'une tour d'environ 70 mètres. Deux des grands musées lyonnais sont implantés sur les berges du fleuve : le musée d'art contemporain est inséré dans la Cité internationale au nord de la ville tandis que le musée des Confluences de l’agence autrichienne Coop Himmelb(l)au est prévu à l’extrême pointe sud de la Presqu’île. La fonction culturelle s'ajoute aux fonctions immobilières et économiques.

Ces réalisations s'insèrent dans de plus larges perspectives que celles des villes petites et moyennes. Elles s'intègrent à des projets globaux, à des stratégies participant à la dynamique générale de restructuration d'une agglomération. L'aménagement des rives métropolitaines se conçoit dans un réseau de projets urbains généralement complémentaires et étroitement liés. Par exemple, le Plan bleu de l’agglomération lyonnaise s’inscrit dans une démarche globale de requalification des espaces publics pour recomposer la ville. L'Agence d’urbanisme de Lyon a développé une « stratégie globale de l’aire métropolitaine » dans les années 1990. Elle repose sur le développement territorial maîtrisé de deux axes: un axe est/ouest et « l’arc des fleuves » selon une ligne nord-est/nord/sud. Le schéma directeur des espaces publics de l'époque, issu de cette stratégie et élaboré par l’Agence d’urbanisme, propose de tisser un réseau continu d’espaces publics dans la ville, à différentes échelles, pour la requalifier.

Dans une démarche comparable, l'Agence d'urbanisme de l'agglomération orléanaise travaille avec les vingt-deux communes de l'agglomération, dont treize sont riveraines de la Loire, au projet de réaménagement des rives de la Loire d'Orléans. Ce dernier consiste à « faire revivre les quais et les rives, réaliser un parc de 600 hectares, favoriser de nouvelles occupations et de nouveaux usages »208. L'échelle supra-communale donne une résonance plus forte à la requalification des fronts d'eau métropolitains.

Les petites villes et les villes moyennes mettent en place des aménagements locaux, ponctuels et quasi-monovalents (à vocation paysagère et de loisirs), tandis que les villes de plus grande taille développent des projets polyvalents intégrés à des stratégies d'agglomération.

Les modes de réaménagement des espaces fluvio-urbains varient en fonction de deux éléments : la dimension des villes, nous l'avons vu, et le contexte géographique. Il existe un « effet-vallée », l'unité spatiale de la vallée servant de cadre unificateur des dynamiques de la requalification des rives. Des effets d'entraînement sont identifiables à l'intérieur d'une même vallée. On constate des mouvements d'ensemble dans les vallées de la Seine et de la Loire, avec des spécificités propres à chacune, variant selon les contextes socio-économique et politique. Dans les Hauts-de-Seine, la disparition des anciennes usines Renault constitue le point de départ d'une réflexion sur le réaménagement du tissu urbain afin de soigner le cadre de vie en recréant logements et espaces verts. Cette démarche s'est développée et diffusée sur les espaces des bords de Seine. De Villeneuve-la-Garenne à Issy-les-Moulineaux en passant par Meudon, Boulogne, Sèvres, Suresnes, Clichy, Gennevilliers, toutes les communes s'occupent de leurs rives et notamment Levallois, Rueil et Neuilly. Il y a donc un « effet-vallée » qui se traduit aussi à l'échelle du département puisque La Charte 2000 du Conseil général des Hauts-de-Seine prévoit un programme de préservation des berges avec notamment une promenade paysagée continue de Rueil au port de Gennevilliers. La vallée constitue alors le cadre d'une relative continuité des aménagements fluvio-urbains. Le « plan Garonne »209 unifie et suscite en partie les dynamiques de réaménagement au sein de la vallée. Il s'agit d'un schéma d'orientation approuvé en 2000, destiné à fédérer les initiatives concernant les rives du fleuve autour de trois axes (protection, réhabilitation et développement), et à inciter les communes riveraines à reconquérir ces territoires. Le « Plan Loire »210 est un contrat de projet entre l'Etat et les régions concernant l'intégralité du bassin-versant hydrographique de la Loire depuis les secteurs des sources jusqu'à l'estuaire. Il fut dans un premier temps centré sur les risques liés au débordement du fleuve, et intègre dans ses missions 2000-2006 un volet de valorisation naturelle, paysagère et culturelle. Si la Loire et la Garonne ont des « effets-vallées » formalisés par l'existence de ces deux plans, le Rhône n'offre pas de document comparable. Dans le « plan Bleu », le réaménagement des rives se limite à l'agglomération lyonnaise. Un « plan Rhône »211 existe mais il ne concerne que la gestion du risque d'inondation dans la vallée. Nous émettons l'hypothèse qu'une des spécificités de la vallée du Rhône réside dans la faible mise en cohérence des aménagements fluvio-urbains et dans l'absence de dynamique globale de requalification urbaine des rives, les villes du Rhône fonctionnant comme autant d'électrons libres. Reste alors à savoir comment les espaces fluvio-urbains rhodaniens intègrent les mutations contemporaines. Commençons par identifier les dynamiques lyonnaises.

Notes
191.

Seule l'étude de la relation ville/fleuve est plus féconde dans ce domaine, on peut se référer à trois articles de synthèse sur la question écrits par J. Labasse (1989), J. Pelletier (1990) et B. Maltais (1996). Elle fait l'objet d'un développement dans les pages suivantes.

192.

Voir la note de synthèse de la Direction Générale de l'Urbanisme, de l'Habitat et de la Construction (2006) écrite par Gabrièle Lechner.

193.

Gabrièle Lechner recense par exemple 18 publications sur le cas bordelais, 21 sur le cas lyonnais, 12 sur Nantes.

194.

Dupont H., 1985.

195.

Garnier J., 1997.

196.

Maisonneuve J.H., 1985.

197.

Lemonier M., 1994.

198.

Talpin J.-J., 2005; Bordes-Pages E., 2004; Agence d'urbanisme de l'agglomération orléanaise, 1998.

199.

Défossez B., 1992.

200.

Nous entendons par là des villes dont la population communale est inférieure à 100 000 habitants.

201.

Bayle C., 1984.

202.

Vigny A., 1999.

203.

Mialet F., 2004.

204.

Par métropole, nous entendons un « espace urbain qui, tout en permettant la participation des acteurs aux processus d’échelle mondiale, reste une société locale » in Lévy J., Lussault M., 2003, p.609.

205.

Au sens de l’ « agencement matériel d’espace – naturel et social – en tant qu’il est appréhendé visuellement, de manière horizontale ou oblique, par un observateur. Représentation située, le paysage articule plusieurs plans, permettant l’identification des objets contenus et comprend une dimension esthétique », in Lévy J., Lussault M., 2003, p.697.

206.

Mialet F., 2004.

207.

Source: http://www.eco-grandnancy.com/francais/4/rives_meurthe.php4.

208.

Bordes-Pages E., 2004.

209.

Voir à ce sujet, Agence d’urbanisme de Bordeaux, 2000, et Allaman, M., 2003.

210.

Voir www.auvergne.pref.gouv.fr/amenagement_territoire_urbanisme_logement/interregional/plan_loire.php

211.

Ce plan fait l'objet d'une étude approfondie dans la troisième partie, voir .