Les villes-centres des agglomérations et leurs quartiers fluviaux

Les quartiers du fleuve en centre urbain : les « villes basses »

Les villes rhodaniennes sont marquées par des sites originels de promontoire. Les sites élargis concernent un espace plus vaste qui englobe aussi des terres basses. Les deux composantes des sites urbains rhodaniens élargis - terres hautes et terres basses – sont les supports de la mise en place de deux types de quartiers situés au centre de ces villes.

Les villes basses forment des quartiers définis en opposition aux villes hautes. Elles sont caractérisées par leur position au pied des centres urbains implantés sur le site originel de promontoire ou de terrasse dominant la plaine alluviale. Cette opposition, façonnée au fil du temps, perdure aujourd’hui et se traduit dans la morphologie urbaine. Ainsi distingue-t-on les quartiers hauts, plus cossus, des quartiers bas qui ont été plus modestement occupés par les mariniers. Les villes basses constituent ainsi des espaces façonnés en relation avec le fleuve. En effet, les villes basses sont des quartiers fluviaux. Placées au contact direct du fleuve, elles jouxtent la rive sur laquelle était historiquement implanté le port, et ont été bâties pour loger les mariniers, les ouvriers et les commerçants du port. La toponymie témoigne de la relation physique au fleuve : le « Limas », quartier avignonnais, désigne les dépôts limoneux que le Rhône déposait périodiquement à cet endroit. Preuve que ces quartiers sont marqués par une certaine inondabilité.

Les quartiers bas sont identifiables grâce à des héritages communs, concrets et visibles. En règle générale, leur tissu est composé par des maisons mitoyennes et étroites, construites sur trois niveaux. Le rez-de-chaussée et la cave, inondables, ne sont pas à l’origine des niveaux d’habitation mais ont plutôt une vocation d’entrepôt. Les pas de porte sont placés légèrement au-dessus du niveau de la voirie et équipés de quelques marches afin d’être à l’abri des inondations les plus fréquentes. Le quartier de la Roquette (Arles) est représentatif des villes basses par son bâti constitué d’anciennes maisons de mariniers (Figure 20) et s’oppose à la Hauture, partie centrale de la ville implantée sur une butte calcaire. Ces spécificités ont une conséquence sur la forme de l’habitat. Alors qu’il se situe en centre-ville où l’habitat est généralement à dominante collective, ce quartier est caractérisé par l’importance de l’habitat individuel qui représente 58 % des logements254. Les bâtiments et les fonctions des villes basses contrastent très nettement avec ceux des villes hautes qui accueillent historiquement, comme dans le cas de Valence, les populations bourgeoises, les riches commerçants, les édifices religieux en nombre (dont la cathédrale) et encore l’université à partir du XVème siècle. Le réseau viaire de ces quartiers suit un quadrillage parallèle et perpendiculaire au fleuve, ce qui souligne le lien avec le fleuve et les activités économiques dont il est le support. Son organisation suit même à Avignon une logique différente de celle du réseau de la ville haute. Ce dernier se présente comme indépendant du fleuve ou tout au moins indirectement relié au Rhône. Les îlots des villes basses, observables sur les plans urbains du XIXème siècle, sont de taille réduite et nettement inférieure à ceux des quartiers hauts. Seule une partie des îlots des bas quartiers d’Avignon se distinguent par leur grande taille au XIXème siècle. Elle s’explique par la présence de jardins maraîchers qui consomment de vastes espaces à l’intérieur des remparts. Dans le contexte de l’essor de la cité papale, la ville d’Avignon supprime ses remparts originels255 pour les remplacer par de nouveaux qui ceignent un plus vaste espace urbain au XIVème siècle (remparts actuels). Mais le formidable dynamisme urbain n’ayant pas survécu au départ des papes, la ville se trouve encore bien au large à l’intérieur de ses remparts au XIXème siècle.

E.D.2003

Figure 19. Maisons de mariniers

Commentaire - Figure 19

Photographie du haut

De gauche à droite, on peut identifier les façades étroites des anciennes maisons de mariniers dotées de trois niveaux. La présence d'une fenêtre par niveau en façade témoigne de la petite dimension de ces habitations. Le pas de porte est surélevé de deux à trois marches par rapport au niveau de la rue afin de limiter l'intrusion des eaux en cas de crue débordante. La rue étroite qui longe le quai est en partie occupée par des véhicules en stationnement en dépit d'un panneau d'interdiction. Des marches permettent d'accéder au fleuve, au-delà du mur de quai, mur qui cache la vue du Rhône quand on est dans la rue. Le quai est en cours de réhabilitation, on aperçoit un tractopelle à l'arrière-plan et un promeneur.

Photographie du bas

Il s’agit du même quai mais vu côté Rhône. Le quai est dégradé, en partie effondré et a été consolidé par la pose de palplanches. Il ne fait l'objet d'aucun entretien et se trouve dans un état de semi-abandon, une végétation spontanée recouvre les parties effondrées. On aperçoit le mur de quai surmonté par des réverbères et les façades des anciennes maisons de mariniers.

Figure 20. Plan d’Avignon dit « plan aux personnages », XVIe siècle Source : 7 Fi 52, archives municipales d’Avignon, reproduction d’un plan conservé à la médiathèque Ceccano.

Commentaire - Figure 20

Cette représentation sous la forme d’une vue oblique d’Avignon au XVIème siècle montre la zone de forte densité ceinte par une large rue et incluant le palais des Papes. Au-delà de cette rue, on distingue des îlots urbains bien moins denses, marqués par la présence de nombreux jardins maraîchers que viennent border les remparts construits au XIVème siècle.

Outre les héritages concrets, ces quartiers connaissent des devenirs similaires.

Les quartiers rhodaniens sont caractérisés par une certaine variabilité historique. Les fluctuations de l’hydrologie rhodanienne dans l’Antiquité semblent ainsi avoir eu un impact relatif sur ces quartiers. Selon les travaux de J.-P. Bravard et alii (1990), si la ville gallo-romaine de Vienne s’est installée sur la plaine basse (c’est-à-dire dans le lit majeur actuel), directement au contact du fleuve, c’est à la faveur d’une période d’hydrologie déficiente et d’incision du lit. La ville est alors à l’abri du fleuve. L’abandon ultérieur des quartiers bas de Saint-Romain-en-Gal et de Vienne pourrait s’expliquer par une péjoration du régime hydrologique au Ier siècle ap. J.-C., c’est-à-dire par une plus forte inondabilité de ces quartiers. Le Rhône inciterait, dans cette hypothèse, la ville à se déplacer et/ou à s’exhausser pour se mettre à l’abri des caprices de ce dernier. A Arles, les inondations ont pu entraîner l’abandon temporaire de certains quartiers. Aux environs de 175 av. J.-C., « une importante crue du fleuve va recouvrir une large part de l’agglomération. Les quartiers méridionaux seront par la suite abandonnés pendant deux siècles 257 et l’agglomération se resserrera vers le haut du rocher jusqu’en 46/44, date de la fondation coloniale romaine de la ville. » Les contraintes fluviales ne sont pas le seul élément explicatif du destin fluctuant des villes basses. Le développement de ces quartiers dépend aussi de variables telles que le dynamisme de la navigation fluviale et les politiques urbaines - éléments inscrits dans un contexte politico-économique complexe - . La ville fait le choix d’affronter la contrainte fluviale en fonction d’intérêts qui ne sont pas toujours directement reliés au fleuve. Ainsi, la ville basse de Valence258 se constitue-t-elle au Moyen Age sous la forme d’un quartier de maraîchers et de mariniers. Elle se développe dans une zone inondable occupée par des prés, des jardins (qui exploitent la fertilité des terres alluviales) et des activités liées au commerce du sel. Ce quartier se développe parce que Valence est le siège du plus important grenier à sel du Dauphiné, et le Rhône permet l’acheminement de la marchandise jusqu’à Aigues-Mortes. Lorsque le commerce du sel décline aux XVIIème-XVIIIème siècles, le quartier en fait de même : il est abandonné en grande partie et n’abrite plus alors que quatre ou cinq familles ; les quais en pierre du port sont dégradés par les crues successives259. A Valence, le contexte économique influe directement sur le développement de la ville basse. Son essor n’est pas suscité par la navigation fluviale dans son ensemble mais par le développement d’un créneau commercial (le sel). Ce créneau, lié à la perception de droits de péage instaurés par le pouvoir royal, se développe donc à la faveur d’une décision politique. En l’absence de ce commerce privilégié, le quartier fluvial périclite.

La communauté de destin des villes basses s’exprime aussi durant la période contemporaine.

Les quartiers fluviaux ne sont plus aujourd’hui des quartiers de mariniers260. Nombre d’entre eux ont été détruits. A Valence, la moitié de la basse ville (217 logements détruits entre 1962 et 1968)261 a disparu au profit de la construction de l’A7 sur les berges du Rhône. Cette destruction a été un véritable choix en matière de politique de la ville : elle a été considérée comme une économie car il était moins coûteux de détruire un quartier jugé insalubre (par ailleurs très touché par les bombardements alliés qui ont visé le pont en 1944) que de le réhabiliter. A Avignon, le quartier du Limas a été démoli dans les années 1950. S’ils n’ont pas été détruits, ces quartiers sont dans un état globalement dégradé et abritent des populations à revenus modestes, en partie issues de l’immigration. Les populations étrangères représentent 14,29 % de la population de la Roquette (Arles), ce qui est dans la moyenne arlésienne (14,01 %). En outre, sur le plan socioprofessionnel, les cadres et les professions intermédiaires sont sous-représentées : ils ne représentent que 19 % de la population active de la Roquette contre 37,4 % dans l’ensemble de la commune. Ces quartiers restent relativement populaires même lorsqu’ils ont été reconstruits. La basse ville valentinoise, lors de sa modernisation (1962-1968), est un quartier résidentiel modeste : la part des employés, ouvriers et personnels de service parmi les habitants actifs est supérieure à 50 %262.

Cependant quelques dynamiques de valorisation semblent se dessiner dans certaines villes basses méridionales, où existent des potentialités touristiques et culturelles. Pensons à l’implantation d’un cinéma d’art et d’essai et de l’éditeur Actes Sud en bord du quai d’Arles sur la place Nina Berberova263, ou encore à la transformation de l’ancien grenier à sel d’Avignon en espace culturel : « centre des cultures urbaines technologiques ». Ces valorisations sont le signe d’une nouvelle tendance caractérisant ces quartiers.

Il faut noter que les fonctions des quartiers fluviaux sont comparables d’une ville à l’autre. Deux prédominent en particulier : la fonction résidentielle et la vocation automobile. Ces quartiers associent logements collectifs sociaux (Valence) et logements privés. Ils abritent en conséquence des services publics essentiels pour la population : des écoles primaires et le lycée Mistral à Avignon. Ils possèdent aussi des activités de service privé : quelques hôtels de gamme moyenne à basse à Arles (Hôtel du Rhône) et à Valence (Park Hôtel, Etap Hôtel), et quelques services culturels (voir infra). L’emprise des voies de communication et des parkings est remarquable. La ville basse de Valence est traversée par l’autoroute A7 (Figure 21), Vienne par la Route Nationale 7 (Figure 22), et Avignon par une rocade comportant deux fois deux voies (Figure 22). Les quais d’Arles offrent plusieurs parkings, les espaces libres entre les voies de la rocade avignonnaise sur les allées de l’Oulle sont des espaces de stationnement gratuit.

Cela montre que les quartiers fluviaux sont des quartiers peu dynamiques et peu mis en valeur. Ils abritent des populations modestes, des activités en nombre limité et peu valorisantes. Ils ne possèdent aucun attribut de la centralité. Ces quartiers, qui se trouvent à l’intérieur de la ville-centre, sont péri-centraux. Ils possèdent des fonctions rejetées par le centre urbain actif : comme la fonction d’axe de circulation et d’espace de parking.

Figure 21. Les quais de Valence en 1963 et en 1989

Source : mairie de Valence

Commentaire - Figure 21

En 1963, les quais de Valence sont des quais en pierre hérités du XIXème siècle, constitués d’une partie haute et d’un bas-port. Aucun bateau n’est amarré et la surface des quais est en partie végétalisée, ce qui souligne la modestie de l’activité de transport. Les bâtiments situés en arrière du quai montrent la déréliction du quartier attenant. Leurs fenêtres sont presque toutes murées, les façades des deux maisons de gauche perdent leur enduit, ce qui découvre les galets rhodaniens. Les fenêtres donnant sur le Rhône sont fermées. Cependant, la taille des bâtiments qui comportent trois étages témoigne d’un dynamisme historique.

En 1989, le paysage s’est transformé radicalement. Les anciens quais sont désormais surmontés par l’autoroute A7 que l’on devine derrière ses barrières blanches et sur laquelle on aperçoit un camion. Le quartier a été modifié. Une partie des bâtiments situés en arrière des quais ont été détruits pour laisser place à l’autoroute. Certains n’ont pas été remplacés : en témoigne la présence de façades aveugles. Le grand bâtiment contemporain de couleur rouge sombre est un hôtel d’entrée de gamme lié à la fonction de passage de cet espace. Les immeubles récents contrastent avec les maisons anciennes plutôt basses. A l’arrière-plan se dessine la ville haute marquée par le clocher de la cathédrale.

Figure 22. Les quais routiers de Vienne et Avignon
Figure 22. Les quais routiers de Vienne et Avignon

E.D.2003

Commentaire - Figure 22

Les anciens quais viennois en pierre sont surmontés par une estacade sur laquelle est installée la route nationale 7. La circulation y est dense.

Les allées de l’Oulle à Avignon sont occupées par une rocade aux voies multiples et par de grandes aires de stationnement plantées de platanes. A droite de la photographie, la berge arborée porte un sentier et on devine deux bateaux de croisière amarrés. Sur la gauche, en arrière-plan, se dessinent les créneaux des remparts.

Figure 23. La Barthelasse (Avignon)

Commentaire - Figure 23

Selon le plan des surfaces submersibles, l’île est entièrement submersible. Sa moitié sud est classée en zone A et sa moitié nord en zone B. Dans la zone B dite complémentaire, les prescriptions sont moins sévères qu'en zone A. L’importance du risque de submersion explique que les terres de cette île ne soient pas urbanisées, en dépit de leur position centrale dans l’agglomération avignonnaise.

Notes
254.

I.N.S.E.E., 1999.

255.

construits au XIIème siècle sur le tracé supposé (S. Gagnière) de l’enceinte romaine.

256.

Source : 7 Fi 52, archives municipales d’Avignon, reproduction d’un plan conservé à la médiathèque Ceccano.

257.

Arcelin P., 2000, p.10.

258.

Pour l’histoire de la ville de Valence, se référer aux travaux d’André Blanc, 1973, 1980.

259.

Ville de Valence, Office du tourisme, 1991.

260.

Après avoir connu un net déclin à partir du milieu du XIXème siècle, les ports rhodaniens ont été déplacés en périphérie urbaine, si toutefois ils ont été conservés.

261.

Dols M., 1994.

262.

Dols M., 1994.

263.

Il faut noter l’influence de la littérature sur la toponymie même témoignant de cette nouvelle vocation culturelle.