2.Les sources de la marginalisation des espaces fluvio-urbains rhodaniens

Les causes de l’abandon, de la marginalisation des espaces fluvio-urbains rhodaniens ou de la modestie de leur aménagement, sont à rechercher dans ce qui constitue le système de la production de ces espaces, c’est-à-dire à la fois dans les composants et les processus du sociosystème, et dans ceux de l’hydrosystème. Quelle est donc la part des spécificités de l’hydrosystème rhodanien dans cette marginalisation ? Quelles sont les rôles joués par les sociétés urbaines des rives du Rhône, l'ensemble des acteurs et le contexte socio-économique et politique national ? C'est ce que nous allons voir dans cette deuxième partie. Le cheminement que nous proposons vise à identifier les différentes causes de la non-requalification des espaces fluvio-urbains rhodaniens, et ce par l'analyse des différentes composantes du système fluvio-urbain et de leurs interactions.

L'hydrologie complexe du Rhône agit sur les villes et certaines de leurs activités. Les caractéristiques hydrologiques, telles que la forte variabilité du régime, son irrégularité et ses forts contrastes, associés à différents types de crue, le rendent contraignant pour les sociétés riveraines et en particulier les sociétés urbaines. La variable hydrologique imprime ainsi sa marque sur les sites urbains. Des éléments de la morphologie du fleuve et de sa vallée interviennent dans leur caractérisation. Il s'agit de la courbe, du chenal étroit ou divisé en plusieurs bras par la présence d'îles, de la confluence et du défilé. Malgré ces éléments fluviaux, nous verrons que les sites historiques sont paradoxalement des sites avant tout terrestres qui témoignent d'une volonté d'échapper aux inondations. Les sites élargis, c'est-à-dire issus de la croissance urbaine contemporaine, ne sont pas non plus exempts de cette contrainte car ils sont soumis en partie au risque d'inondation et ne peuvent se défaire de contraintes topographiques inhérentes à la vallée, comme son étroitesse à Vienne. Mais les dynamiques de l'hydrosystème n'agissent pas seules, elles s'associent à celles du sociosystème dans la fabrication des espaces fluvio-urbains.

Les spécificités du jeu des acteurs rhodaniens interviennent pour partie dans leur marginalisation. L'analyse de l'histoire de l'aménagement du Rhône révèlera les difficultés de la collaboration des acteurs, en particulier de ceux que l'on pourrait qualifier de techniciens (le Service Spécial du Rhône et la Compagnie Nationale du Rhône), avec la société urbaine. Ce manque d'interaction, et donc de cohésion, provoque des dysfonctionnements du jeu d'acteurs, non sans impact sur la production des espaces fluvio-urbains. Ces dysfonctionnements sont aussi dus au caractère lacunaire du système d'acteurs. Les villes, et en particulier les municipalités, ont longtemps fait preuve d'un certain absentéisme en matière de gestion des espaces fluvio-urbains. A ce déficit édilitaire s'ajoute l'absence de deux figures-clefs de la requalification des riverfronts, que sont l'architecte et le paysagiste. Ces derniers n'interviennent pas dans les espaces fluvio-urbains rhodaniens. Ces espaces marginalisés présentent des « paysages avec figures absentes »293 pourrait-on dire en paraphrasant Philippe Jaccottet. Ils sont pénalisés à la fois par les dysfonctionnements d'un système d'acteurs, et par des pesanteurs locales que sont les infrastructures routières, leur cortège de servitudes d'utilité publique et une certaine complexité administrative.

Le cadre administratif et réglementaire qui s'applique au Rhône, agit comme un obstacle à la recomposition des espaces fluvio-urbains. Nous verrons que, durant les deux siècles de l'aménagement du fleuve, la formalisation du cadre administratif et réglementaire a restreint les capacités locales de valorisation des rives urbaines. La croissance historique de la réglementation portant sur le Domaine Public Fluvial du Rhône à partir du XIXème siècle, et les pratiques techniciennes des aménagements conduits par le Service Spécial du Rhône puis la C.N.R., ont induit une limitation des activités économiques liées au fleuve. Les berges, ancien espace permissif, sont devenues dans ce contexte interdites à certaines activités. Ces éléments ont hypothéqué le développement d'initiatives et de pratiques d'aménagement local, qu'elles soient le fait d'individus ou de collectivités. A l'heure actuelle, c'est-à-dire après l'achèvement de l'aménagement du Rhône et le relatif retrait des acteurs techniciens, le caractère complexe du statut juridique du fleuve entretient un flou administratif, qui peut être l'occasion d'une appropriation spontanée des berges (comme dans le cas d'Avignon), mais qui est surtout source de conflits d'usage et de difficultés en matière de gestion et d'entretien des berges, comme en témoigne l'épineux cas arlésien.

Notes
293.

Jaccottet P., 1970 : Paysages avec Figures absentes, Paris, Gallimard, 183 p.