Les aménagements du XIXème siècle : l’œuvre du Service Spécial du Rhône, une œuvre mal connectée avec les attentes locales

L’aménagement du Rhône se développe de manière considérable à partir du XIXème siècle et connaît trois phases.

La première moitié du XIXème siècle : la déficience de l’Etat face aux demandes locales

Si le rôle de l’Etat, en matière d’aménagement fluvial, s’affirme en théorie grâce à l’élaboration d’un cadre juridique et réglementaire, dans la pratique, peu d’aménagements sont réalisés sur le Rhône faute de financements suffisants. Un décalage fondamental existe ainsi entre le discours et la pratique de l’aménagement rhodanien. Pourtant les demandes locales d’aménagement sont nombreuses. Elles émanent pour l’essentiel de propriétaires riverains dans les zones rurales, des députés et de la Chambre de Commerce. Les acteurs urbains sont ici encore absents.

Jusque dans les années 1860, les aménagements rhodaniens ont pour buts essentiels la protection contre la corrosion des eaux et la submersibilité. Les ouvrages réalisés sont des digues d’argile compactée, des chaussées maçonnées en perrés et des « palières » fascinées. Quelques travaux très localisés améliorent la navigabilité du fleuve mais restent très peu nombreux. Ainsi, à Avignon, un seul aménagement de ce type est réalisé entre 1811 et 1864. Encore faut-il la mobilisation répétée de différents acteurs pour que les travaux aboutissent. Il s’agit de maintenir et améliorer la navigabilité du bras d’Avignon, le Rhône se divisant en deux bras au droit de la ville : le bras d’Avignon qui tend à se combler et celui de Villeneuve-lès-Avignon. Dès 1838, les députés du Vaucluse sollicitent le préfet, suivis par la Chambre de commerce en 1843. Pour le maintien en eaux du bras d’Avignon, sont projetées la construction d’un barrage, dès 1841, et d’un seuil, à partir de 1848, à l’entrée du bras de Villeneuve. Mais l’adjudication des premiers travaux n’a lieu qu’en 1851, et la construction du barrage n’est terminée qu’en 1856 en raison du problème de financement des ouvrages, soit 18 ans après la demande des députés vauclusiens338.

Concernant le Rhône dans son ensemble, entre 1831 et 1859, sur une dépense totale de 25 millions de francs, seuls 11% ont financé des travaux d’amélioration de la navigation339 (le reste est consacré aux travaux de protection contre l’érosion et les inondations). Or à l’échelle de la France, durant la première moitié du XIXème siècle, l’Etat utilise l’essentiel des fonds consacrés aux travaux réalisés sur le domaine fluvial à l’amélioration ou à la construction du réseau intérieur de navigation. « Les dépenses ordinaires et extraordinaires qui lui sont consacrées représentent toujours plus de 70 % de la part du budget hydraulique, sauf pendant les années de grandes crues (1856-57 et 1866-67) où elles tombent à 55 % »340. Entre 1814 et 1837, l’Etat concentre ses efforts financiers sur les canaux. Après 1837, il répartit ses investissements entre les canaux et les rivières. On ne peut que conclure à un évident manque d’intérêt de la part des pouvoirs publics vis-à-vis de l’amélioration de la navigabilité du Rhône.

En revanche, l’endiguement rhodanien profite d’un contexte politique bien spécifique durant la première moitié du XIXème siècle. Il est favorisé par la loi d’août 1790 qui définit les attributions du pouvoir administratif vis-à-vis de la réglementation des cours d’eau, et par la loi du 16 septembre 1807. Cette dernière place les travaux d’endiguement sous le contrôle de l’Administration et prévoit le groupement forcé et la contribution financière des propriétaires concernés par l’exécution et l’entretien des travaux d’endiguement et de dessèchement (organisation d’associations syndicales de riverains). L’Etat dessine alors les contours d’une politique réglementaire visant à fixer des normes unitaires d’action pour les usagers et les riverains des fleuves, normes qui doivent se substituer aux usages locaux. C’est donc la réglementation qui est harmonisée dans un premier temps, la coordination des aménagements se faisant dans un deuxième temps. L’Etat affirme son contrôle territorial et son autorité sur le domaine public fluvial en participant financièrement à l’établissement et à l’entretien de ces ouvrages, soit directement, soit en subventionnant les syndicats hydrauliques. Sont édifiées, entre 1790 et 1845, les digues insubmersibles de la plaine de Donzère qui protègent la partie aval de la plaine alluviale341.

Cependant ces aménagements restent relativement modestes en raison de la faible implication de l’Etat. Ce dernier construit un cadre législatif et par-là même élabore un discours qui apparaît disproportionné eut égard au nombre limité d’aménagements réalisés. Se pose le problème du financement des ouvrages. A partir de 1835, l’Etat s’efforce de se désengager financièrement et de diminuer le coût de l’aménagement fluvial pour les finances publiques. « Le gouvernement essaie de diminuer les charges de l’Etat en obligeant les riverains constitués en association « forcée » à assumer totalement les coûts de construction des digues »342. A Vienne, par exemple, l’administration accède aux demandes répétées des propriétaires riverains du Rhône dans le quartier d’Estressin (au nord de la commune). En 1838 puis en 1840, ils réclament la construction d’une digue de protection contre les inondations. Mais les travaux ne commencent qu’en 1843, faute de fonds. Ils ne sont toujours pas achevés en 1849, alors même que les riverains réunis en association ont déjà payé la plus grande partie de la dépense au moyen de contributions réparties entre tous les intéressés343. Le manque de financement des travaux, pourtant approuvés par l’Etat, montre le décalage flagrant existant entre d’une part le discours politique qui se réclame d’un aménagement fluvial fondé sur le calcul et la technique et qui vise à limiter les variations du milieu fluvial, et d’autre part les réalisations pratiques qui se heurtent à un désengagement financier particulièrement accentué dans le cas du Rhône. Le fleuve ne reçoit que « la portion congrue des subventions gouvernementales (…). Rien sur les 78 millions dépensés en investissements exceptionnels entre 1839 et 1845, rien sur les 80 millions de Francs demandés à la chambre des députés par le Ministre des Travaux Publics en 1845 »344.

Le Service Spécial du Rhône, service d’ingénieurs des Ponts et Chaussées créé après la grande crue de 1840 et spécialement affecté à la gestion du Rhône, se trouve à ses débuts essentiellement voué à un rôle d’étude et de conception de projets. Les réalisations restent ponctuelles et difficiles du fait de la modestie des fonds alloués.

Notes
338.

Archives départementales du Vaucluse, série 3 S 12 « Travaux concernant l’amélioration de la navigation, Avignon, 1811-1864 ».

339.

Archives départementales du Rhône, série S 3243.

340.

Hague J.P., 1998, p.294.

341.

Poinsart D., Salvador G., 1993.

342.

Hague J.P., 1998, p.450.

343.

Archives départementales de l’Isère, série 4 Z 218, « service du Rhône : aménagement des digues 1842-1858 ».

344.

Bravard J.-P., 1987, p.213.