A partir de 1878 : le fleuve en chantier

Deux grands textes de loi lancent l’aménagement du Rhône en vue de l’amélioration de la navigabilité entre Lyon et la mer : ils fournissent un cadre réglementaire et prévoient surtout un budget d’importance. La loi du 13 mai 1878, fondamentale, prescrit l’exécution des travaux nécessaires pour l’amélioration du Rhône entre Lyon et la mer dans un délai de six années ainsi qu’un budget de 45 millions de Francs. La loi du 5 août 1879 vise à étendre et unifier le réseau fluvial français. Elle inclut le Rhône. Elle prévoit la mise en place d’un gabarit minimum assez grand pour recevoir les grands bateaux flamands, soit un gabarit de 38,50 m sur 5,20 m, avec un mouillage de 2,20 m, un tirant d’eau de 1,80 m et une hauteur libre de 3,50 m.

A cette époque (1878-1884), une nouvelle technique, celle des épis noyés357, est utilisée en association avec les digues basses. Elle recherche la stabilisation des fonds. Instaurée par l’ingénieur en chef Jacquet à partir de 1879, elle s’inspire d’ouvrages construits sur l’Elbe et le Rhin (les Grundschwellen). La mise en œuvre de cette technique complète le système de régularisation ébauché depuis 1855 en évitant le creusement du fond du lit. 35 millions de Francs sont dépensés entre 1878 et 1884 pour obtenir la réunion de toutes les eaux d’étiage dans un bras navigable unique.

A partir de 1884, dans un contexte de moindre aménagement et de diminution des crédits358, l’ingénieur Girardon parfait le système déjà construit avec trois types d’ouvrages : « des traverses construites dans les faux bras, pour compléter l’effet de concentration et plus encore pour diviser les chutes et régler la rentrée des eaux dans le bras navigable, de manière à éviter la formation de dépôts et de seuils en dehors des inflexions ; [des] épis plongeants pour fixer ou provoquer la formation des plages sur la rive convexe et assurer la position des profondeurs de la rive concave ; enfin [des] épis noyés pour guider le passage d’une concavité à la concavité inverse, et fixer la position et l’orientation des seuils. » 359 Dès 1892, le tirant d’eau minimum pour l’étiage conventionnel est porté à 1,25 m360, il sera porté à 1,35 m en 1919. Les mauvais passages sont progressivement réduits : ils sont 187 en 1883, 67 en 1928 et 59 en 1938361. Les résultats sont:

En 1892, l’ingénieur Girardon résume les conséquences sur la navigation des aménagements réalisés par le service spécial du Rhône à partir de 1860 : « anciennement, l’état du Rhône pouvait se définir très simplement ainsi : trois mois de chômage, quatre mois de difficultés, cinq mois de navigation facile. Aujourd’hui, au contraire, on peut compter sur : quatorze jours de chômage, quatorze jours de difficultés moindres, en tout un mois environ, et onze mois de navigation facile et à pleine charge. » 362

Ainsi les aménagements de la 2ème moitié du XIXème siècle ont-ils modifié non seulement l’espace fluvial et sa morphologie mais aussi la temporalité des activités fluviales. Les travaux des ingénieurs ont permis à la société de diminuer les contraintes imposées par le fleuve en diminuant les périodes de chômage. Ils permettent une maîtrise relative du fleuve. L’espace et le temps rhodaniens ont été aménagés et transformés par la société du XIXème siècle. Il faut cependant noter que, malgré ces aménagements remarquables, le trafic marchand par la voie navigable ne cesse pas de diminuer.

Le transport fluvial n’est donc un facteur d’essor urbain que durant un pas de temps très limité durant la période contemporaine : la première moitié du XIXème siècle. S’il est indéniable que le Rhône est un axe historique de transport fluvial, il n’en reste pas moins un fleuve difficile et dangereux à naviguer, où l’essentiel du transport se fait à la descente. La concurrence de la route est un fait très ancien, auquel vient ensuite s’ajouter celle du rail. Le transport fluvial, même une fois la navigabilité améliorée, ne s’impose pas comme le mode essentiel de la circulation dans la vallée. Il est très dépendant du contexte économique et politique : il connaît des périodes d’essor ponctuelles, par exemple au XIème siècle en lien avec la reprise du grand commerce maritime né des Croisades, et ne constitue pas en ce sens un moteur stable et constant de développement urbain.

Entre 1878 et 1884 sont menés les travaux les plus considérables et les plus coûteux pour l’amélioration de la navigabilité du Rhône avant l’action de la Compagnie Nationale du Rhône. Entre 1884 et les premiers aménagements de la C.N.R., le Service Spécial du Rhône continue son travail d’amélioration et d’entretien des ouvrages réalisés avec des moyens ordinaires qui ne suscitent pas de bouleversements notables. L’amélioration de la navigabilité du Rhône arrive donc tardivement et ne permet pas à la navigation de se maintenir ni de retrouver l’essor qui la caractérisait dans la première moitié du XIXème siècle. Les ports urbains entament alors un déclin.

Figure 47. L’aménagement à courant libre par la méthode Girardon (d’après Bethemont J., 1972, p.144)
Figure 47. L’aménagement à courant libre par la méthode Girardon (d’après Bethemont J., 1972, p.144)
Figure 48. Projet de construction d'épis noyés à Avignon en 1890
Figure 48. Projet de construction d'épis noyés à Avignon en 1890 Source : 2 S 226, Archives départementales de Vaucluse.

Commentaire - Figure 48

La première photographie montre un plan du Service Spécial du Rhône concernant le projet de réalisation de trois épis noyés au droit de la ville d’Avignon, à proximité de la digue de la Petite Hôtesse qui se trouve au sud de la ville. Les remparts avignonnais sont représentés par un trait noir épais. Ces épis doivent protéger l’équipage des pontonniers dont l’emplacement est signalé sur le plan. Les équipes de pontonniers sont des unités du génie militaire chargées de mettre en place, sur les cours d’eau, des ponts afin de permettre leur franchissement par les armés. Les pontonniers sont installés à Avignon afin de s’entraîner.

La deuxième photographie montre les profils en travers et en long des ces épis. Il s’agit de vues en coupe.

Notes
357.

Les épis noyés sont des enrochements disposés dans la mouille, perpendiculairement à son axe.

358.

Entre 1885 et 1900, 3 900 000 seront consacrés à l’amélioration du Rhône (contre 35 350 000 entre 1878 et 1884).

359.

Extrait du rapport de l’ingénieur en chef Girardon, 27 juin 1902, « travaux d’amélioration du Rhône », Archives départementales du Rhône, série S 3243.

360.

Selon Girardon M.H., ingénieur en chef des Ponts et Chaussées,1892, Travaux d’amélioration de la navigation du Rhône exécutés en vertu de la loi du 13 mai 1878, situation et résultats en 1892, Archives Départementales du Rhône, série S 3243.

361.

Bethemont J., 1972, p.143.

362.

Selon Girardon M.H., ingénieur en chef des Ponts et Chaussées,1892, Travaux d’amélioration de la navigation du Rhône exécutés en vertu de la loi du 13 mai 1878, situation et résultats en 1892, Archives Départementales du Rhône, série S 3243.

363.

Source : 2 S 226, Archives départementales de Vaucluse.