Les causes et les conséquences de l’absence de projet urbain

L’absence de projet urbain peut s’expliquer par la position et le rayonnement des villes rhodaniennes. Elles ne cherchent pas à s’affirmer, notamment sur le plan de l’implantation des entreprises, ni sur un plan national ni sur un plan international. Elles cherchent à profiter de leur rente patrimoniale en développant l’afflux potentiel des touristes par la création d’appontements. Au contraire de Lyon qui se constitue une véritable vitrine au bord du fleuve (projet Confluence). Les villes qui développent des projets urbains ont un profil spécifique. Ce sont celles qui, à partir de la décentralisation, ont lutté pour s’affirmer, ce qui les a conduits à devoir afficher de manière plus « éclatante » une claire stratégie de développement dont le projet urbain est le garant.  Les villes moyennes et petites de notre étude n’ont pas cette stratégie.

Cette absence s’explique aussi par des difficultés en termes de financement. Un projet urbain suppose un coût important qui n’est pas à la portée de toutes les villes. On peut ainsi comparer le coût du chantier du parc urbain des Berges du Rhône à Lyon (achevé en 2007), qui s’élève à 44 millions d’euros, à celui des projets de la charte de partenariat signé à Arles, soit environ huit millions d’euros. Les petites villes et les villes moyennes n’ont pas la capacité de porter de tels projets.

Mais les difficultés sont aussi liées à des pesanteurs locales. On peut citer la présence d’infrastructures de transport que les municipalités n’arrivent pas à éloigner des berges du fleuve : c’est le cas de Valence, de Vienne et d’Avignon. En dépit de la décentralisation, ces villes ont hérité de servitudes d’utilité publique qui peuvent faire obstacle au développement urbain. Les aménagements de la C.N.R. sont aussi porteurs de contraintes. A Vienne par exemple, dans le cadre de la réalisation de l’aménagement de Vaugris, le réseau d’assainissement et le réseau d’eau pluviale ont été remaniés, les tuyaux du réseau d’assainissement passant sous l’estacade (la station d’épuration se trouve en aval du barrage). La modification de l’aménagement des berges est donc très fortement contrainte par la présence des tuyaux du réseau d’assainissement. Il est aujourd’hui quasiment impossible de modifier profondément l’état des berges au droit de Vienne. L’aménagement de la C.N.R. a en quelque sorte figé les berges, et donc solidifié cet espace en limitant les possibilités de modification. Des pesanteurs administratives oblitèrent aussi le développement de projets urbains. C’est le cas de Tarascon dont la limite communale n’inclut pas la berge du Rhône ou encore celui de l’agglomération de Vienne. Les berges du Rhône y relèvent de deux départements, l’Isère en rive gauche et le Rhône en rive gauche, et de trois communes, Vienne, Saint-Romain-en-Gal et Sainte-Colombe. A cela s’ajoute le puzzle des associations urbaines dans le cadre de l’intercommunalité qui complexifie encore la donne. Vienne appartient à la communauté d’agglomérations du Pays Viennois qui regroupe 18 communes, dont 17 implantées en Isère, auxquelles s’ajoute Saint-Romain-en-Gal en rive gauche (département du Rhône) mais Sainte-Colombe n'en fait pas partie du fait d’une particularité politique. L’espace rhodanien au droit de Vienne est un territoire de confins. Il est administrativement morcelé. Cela complexifie sa gestion et son aménagement urbain. La gestion de l’espace fluvio-urbain et l’élaboration potentielle de projet urbain sont établies dans un cadre administratif complexe où différents maillages administratifs se côtoient. L’unicité de la gestion est rendue difficile de rive à rive.

L’absence de projet urbain portant sur les espaces fluvio-urbains à l’aval de Lyon induit différentes conséquences. Ces espaces ne connaissent pas de revalorisation significative et tombent pour certains en déshérence comme on a pu le voir à la fin du 1er chapitre. Autre conséquence, ces espaces ne se différencient que très peu. Ils ne se démarquent pas par une certaine originalité qui pourrait être portée par un projet urbain. Leur identité reste donc terne et monotone sans innovation. Cela renforce l’idée d’une modestie urbaine, qui pourrait confiner à une certaine médiocrité.

Les dysfonctionnements du jeu des acteurs rhodaniens expliquent pour partie la marginalisation des espaces fluvio-urbains. Les ingénieurs du S.S.R., la C.N.R., les pouvoirs urbains apparaissent comme des « acteurs territorialisés »437, c’est-à-dire des acteurs agissant sur une scène territoriale, inscrits dans des cadres d’action déterminants et/ou contraignants, cheminant de l’intention à l’action. Cependant les ingénieurs de la S.S.R. n’ont pas opéré au sein d’un système d’action perméable à celui des municipalités. Et les municipalités sont restées en retrait du système d’action. De ce fait, les espaces fluvio-urbains ne se sont pas transformés au XIXème siècle en réponse à des décisions et des aménagements collectifs. L’arrivée de la C.N.R. comme nouveau gestionnaire du fleuve a modifié le jeu d’acteurs en induisant une plus grande perméabilité entre les systèmes d’action. L’aménagement des espaces fluvio-urbains rhodaniens est devenu le fruit d’une décision collective ou tout au moins négociée. Les villes n’ont cependant pas pour l’essentiel saisi les opportunités offertes par la C.N.R. Les interactions potentielles entre acteurs n’ont de ce fait pas été totalement exploitées.

Aujourd’hui, les espaces fluvio-urbains manquent de lisibilité et sont caractérisés par une certaine marginalisation. On a pu observer la décorrélation récurrente entre les discours et l’action or le « territoire est matériel et idéel tout à la fois, action et intention dans le même temps, pratique et discours simultanément »438. Cette décorrélation est un obstacle à la construction de territoires fluvio-urbains. Tout comme l’absence de projet urbain. La construction territoriale s’élabore en partie par le projet, notamment grâce à la mise en relation du « triptyque Citoyen-Elu-Technicien »439. Or cette association ne s’est produite que dans le cadre du concours international d’idées de Valence et n’a pas abouti à une réalisation concrète. L’espace fluvio-urbain a fait l’objet d’une intention mais pas d’une action et en cela il ne s’est pas construit, d’où la marginalisation spatiale. En outre, les opérations de réhabilitation des berges fluviales urbaines voient l’association de l’édile et de l’architecte. Or sur le Rhône à l’aval de Lyon, on ne peut que constater l’absence de cet acteur fondamental en matière d’urbanisme et de projet urbain : l’architecte. Il en va de même pour le paysagiste. Ces deux types d’acteurs n’apparaissent que ponctuellement : soit dans le concours d’idées lancé à Valence, soit dans l’étude des quais d’Arles commandée par le S.Y.M.A.D.R.E.M. Ils ont ici un rôle consultatif et non opérationnel. Le système d’acteurs à l’œuvre dans les espaces fluvio-urbains rhodaniens est donc incomplet dans l'optique d'une véritable requalification.

De ce fait, ces espaces ne rentrent pas dans un processus de recomposition spatiale. Les villes n’ont pas à l’heure actuelle les aptitudes nécessaires pour connaître et s’approprier les cadres de l’action, les règles et les normes, les financements. L’aménagement des espaces fluvio-urbains nécessite des connaissances législatives, réglementaires, techniques, méthodologiques et organisationnelles qui dépassent les seules compétences urbanistiques. En effet, la production de l’espace fluvio-urbain s’élabore dans un cadre spécifique. Les défaillances du jeu d’acteurs ne sont donc pas les seuls facteurs explicatifs de la marginalisation des espaces fluvio-urbains rhodaniens. Le cadre institutionnel et réglementaire est aussi un élément-clef.

Notes
437.

Gumuchian H., Grasset E., Lajarge R., Roux E., 2003, p.3.

438.

Gumuchian H., Grasset E., Lajarge R., Roux E., 2003, p.107.

439.

Gumuchian H., Grasset E., Lajarge R., Roux E., 2003, p.48.