La progressive technicisation de la gestion du fleuve et le développement de la réglementation relative au cours d’eau qui se mettent en place à partir de la fin du XVIIème siècle et qui s’accélèrent au XIXème siècle se ressentent très fortement sur le Rhône. Ils ont un impact fort sur les espaces fluvio-urbains. Car ils vont parfois jusqu’à décorréler l’aménagement du fleuve des besoins et des pratiques locales, ce qui participe, on l’a vu, de la constitution d’un terreau favorable à une progressive marginalisation des espaces fluvio-urbains rhodaniens. L’apparition du Service Spécial du Rhône (S.S.R.) à partir de 1840 comme gestionnaire du D.P.F. rhodanien s’accompagne de l’apparition de nouvelles réglementations. Les pratiques du Domaine Public Fluvial font l’objet de mesures réglementaires nouvelles. Les berges du Rhône passent du statut d’espace permissif à celui d'un espace réglementé. C’est le cas dans les ports. Au milieu du XIXème siècle, alors que la navigation à vapeur connaît un essor important sur le Rhône, se pose le problème de l’encombrement de certains ports rhodaniens. Le développement important de la navigation à cette période, allié à l’état de vétusté dans lequel se trouvent les ports rhodaniens, suscite un encombrement des espaces portuaires. Une véritable confusion spatiale règne dans les ports et provoque des conflits d’usage récurrents. A Avignon, en 1840, le Service Spécial du Rhône se charge d’élaborer un projet de police des bateaux afin d’y remédier. Ce projet propose une rationalisation de l’utilisation de l’espace portuaire avignonnais. Selon l’ingénieur en chef du S.S.R., « il serait convenable (…) d’assigner des ports spéciaux, soit d’embarquement, soit de débarquement, à chacune des cinq compagnies de bateaux à vapeur qui naviguent aujourd’hui sur le Rhône »443 . Plus encore, ces règlements peuvent aller jusqu’à fixer très précisément la vocation de chaque partie du port et même les emplacements des bateaux de diverses natures. Le contrôle de l’espace fluvial s’affine, les ingénieurs imprimant leur marque sur un espace rationalisé, contrôlé et segmenté. Le port d’Avignon fait l’objet d’un projet de sectorisation en 1865. Dans ce projet, il est précisé que « sur 2900 m environ que comprend la rive gauche du Rhône tout au long d’Avignon, 1630 m seulement peuvent être affectés actuellement aux besoins du commerce et de la navigation. » 444 Cette sectorisation délimite des portions de berges de 200 à 300 m de long et leur attribue un usage particulier défini en fonction des éléments débarqués, des types de bateaux, de la configuration de la berge et des caractéristiques du chenal (profondeur, courant). Treize secteurs sont ainsi délimités. Les débarquements de planches, de bois et de charbon, se font par exemple en plusieurs points qui sont caractérisés par la présence de plages inclinées. Les bateaux à vapeur doivent accoster sur des portions de quais dotées de « rampes larges et faciles » ou comportant « des pontons de débarquement ». L'accostage des « batelets et les bateaux à faible tonnage » est autorisé sur une « berge assez régulière revêtue de perrés et munie de quelques escaliers », caractérisée par la faible profondeur et « la tranquillité des eaux qui la baignent ». La longueur et la précision du projet démontrent la volonté de rationalisation et de finesse du contrôle de l’espace portuaire par le S.S.R. L’occupation portuaire est sectorisée, chaque secteur étant affecté à une vocation particulière. Ici le caractère réglementariste de l’action de la S.S.R. pourrait être perçu comme un élément favorable pour le fonctionnement de l’espace fluvio-urbain et plus particulièrement de l’espace portuaire. Cependant, cette action semble peu efficace puisque l’encombrement perdure dans les décennies suivantes alors même que le trafic décline. En 1889, des plaintes sont encore émises concernant l’encombrement du bas-port avignonnais comme celle de Jean Bohé, entrepreneur avignonnais spécialisé dans l’importation et l’exportation de pommes de terre en gros, fournitures militaires, importation, le 22 novembre 1889. « Je viens par la présente vous signaler que le bas port d’Avignon à partir du pont Saint-Bénézet jusqu’au bac est complètement encombré par des bateaux vides qui séjournent depuis longtemps ; cet état de choses m’empêche d’atterrir avec mes bateaux qui sont chargés de marchandises destinées pour les troupes d’Avignon, ainsi que pour mes entrepôts qui se trouvent en face de l’endroit si encombré : les escaliers du quai sont même interdits par ces dits bateaux. »445 Ce constat souligne de manière évidente un manque d’efficacité de l’action du S.S.R. en matière de police de navigation, et peut être aussi la vitalité de l’appropriation spontanée dont les berges du Rhône font l’objet en dépit de la réglementation.
Mais le renforcement de la réglementation portant sur le domaine public fluvial est surtout porteur de contraintes pour les activités rhodaniennes. Dans une certaine mesure, l’espace anciennement permissif des berges du fleuve devient un espace interdit pour certaines activités. Les ingénieurs du S.S.R. développent des actions visant essentiellement l’amélioration de la navigation. Dans ce contexte, ils limitent le développement d’autres activités fluviales dans la mesure où elles pourraient entraver la navigation. La réglementation induit une limitation de l’activité rhodanienne qui tend à l’institution d’une monovalence fonctionnelle et à limitation de la libre entreprise sur le fleuve. C’est dans le but de préserver et de faciliter la navigation que le S.S.R. refuse par exemple l’établissement de moulins à blé sur bateaux dans les années 1850 à Vienne446. Un rapport du service spécial du Rhône en date du 10 octobre 1853 expose les motivations du refus : « depuis plusieurs années, l’administration supérieure a toujours repoussé les demandes de ce genre parce que, en raison des fréquentes variations du thalweg, tel moulin, réputé aujourd’hui inoffensif pour la navigation, pouvait d’un moment à l’autre devenir nuisible ou causer de grands embarras avant qu’il fût possible d’en opérer le déplacement et, s’appuyant sur ces motifs, elle a posé en principe qu’il ne faut jamais admettre cette sorte d’établissement sur les rivières à fond mobile. » 447 Le même refus est formulé concernant l’établissement de bâtiments industriels à Vienne. Le soutien de la navigation s’établit au détriment du développement de l’industrie sur le Rhône. L’industrie n’est pas la seule à connaître les effets de cette limitation, des bateaux-lavoirs font l’objet d’interdictions similaires pour les mêmes raisons à Avignon en 1881448. Seuls certains établissements de bains froids font exception à cette politique limitant la diversité des activités rhodaniennes car ils sont considérés comme des activités d’intérêt public. Ces établissements répondent aux exigences développées au XIXème siècle par les hygiénistes, exigences qui relèvent d’une certaine rationalisation et d’une volonté d'encadrement de la société. En outre, ces établissements permettent de limiter la baignade dans le Rhône, susceptible de se terminer en noyade. Ils participent ainsi au maintien de la sécurité civile. Pas moins de quatre établissements de bains froids sont autorisés en 1858 à Avignon449. Ces autorisations se répètent en nombre assez régulier des années 1860 à 1890.
Ces limitations en termes d’activités constituent un obstacle à la réalisation des initiatives et des pratiques locales. Le service gestionnaire du fleuve se trouve déconnecté des préoccupations et des nécessités locales au point qu’il en vient à réaliser des aménagements non pertinents pour les villes. Comme si la technique l’emportait sur le pragmatisme et le réalisme. Ici l’échelle nationale représentée par le S.S.R., émanation du pouvoir central, entre en inadéquation avec les préoccupations à l’échelle locale, les deux échelles se télescopant sur le fleuve. En 1837, des habitants de Vienne adressent une pétition aux ingénieurs des Ponts et Chaussées contre un aménagement qu’ils ont entrepris et qui vise à la prolongation du grand quai du Rhône construit durant la 2ème moitié du XVIIIème siècle. « Les soussignés, habitants de la ville de Vienne, ont l’honneur de vous adresser leurs très humbles doléances au sujet du quai neuf qui, dans cette ville, va border le fleuve du Rhône. Le système de ce quai, s’il se poursuit tel qu’il est commencé, loin d’être un bienfait pour elle en sera le malheur car il détruit son meilleur port, le port neuf dont les eaux étaient si favorables aux arrivages et au stationnement des bateaux de commerce. Que nous importe un quai s’il nous sépare du fleuve, s’il est une barrière contre l’industrie et s’il ne satisfait que le coup d’œil du promeneur. (…) Le port neuf, tel qu’il existe aujourd’hui et depuis longtemps, se compose de deux rampes visant l’une au nord et l’autre au midi, dégradées il est vrai, mais fort commodes pour le commerce. On y voit constamment des bateaux amarrés fournissant au pays du charbon, des foins, des pailles, des avoines, des bois – ou recevant pour l’exportation des grains de diverses sortes, des cuirs, des cercles, des douelles de tonneaux et d’autres marchandises que produisent la ville de Vienne et ses environs. Le port neuf est son meilleur port parce que les eaux y sont profondes et que leur courant n’est pas rapide. Et bien, le quai neuf resserrant le fleuve de 4 m au moins va faire disparaître ce port et le remplacer par une haute digue surmontée d’un parapet sans escalier ni rampe.
On dit à la vérité que pour tenir lieu de port, il y aura d’après le plan adapté, et à la place de la maison Granjon, une voûte de 6 m d’ouverture sous laquelle s’écouleront les eaux de la ville et qui pourra, au besoin, servir de point d’abordage aux bateaux qui voudront s’y rendre.
Les pétitionnaires croient devoir répondre que cette voûte sera tout à fait insuffisante pour remplacer le port ; que les voitures ne pourront pas y descendre ; que dans les eaux basses, elle présentera un casse-cou du côté du Rhône puisqu’il n’y aura point de radier au-dessous d’elle ni le long du parapet.
Que dans les eaux fortes elle sera obstruée par ces mêmes eaux ;
Et que dans les eaux moyennes un seul bateau placé au devant (sic) de son embouchure l’encombrera tandis que les autres amarrés plus bas sans contact possible avec la voie publique souffriront beaucoup de leur isolement.(…)
De là résultera nécessairement une grande dépréciation des maisons de ce quartier et tout la prospérité que le commerce, la ville et l’administration espéraient des travaux du quai se trouvera convertie en un dommage perpétuel. (…)
Nous voudrions un port abordable dans toutes ses parties, qui se circonscrit du côté de la rive partout l’espace compris entre la maison Granjon et le pont. Il aurait ainsi environ 80 m de développement.
Il se formerait deux rampes visant l’une l’autre dans la direction du nord au midi ou d’un parapet en talus assez peu rapide pour qu’un homme chargé put y monter et descendre.
C’est ainsi que sont conçus les quais de Lyon et de Châlon et de toutes les villes riveraines d’un fleuve navigable. » 450 A cette pétition, les ingénieurs répondent par la négative. Ils justifient la nécessité de la construction du quai et l’impossibilité de réaliser des rampes d’accès par les contraintes posées par l’implantation de la future voie de chemin de fer. Le projet du passage du chemin de fer sur le quai s’oppose à la prorogation de l’usage traditionnel qui est fait de la berge pour la navigation. L’intérêt ferroviaire va donc contre la pratique locale de la navigation et le quai sera réalisé. La municipalité constate quelques années plus tard les effets néfastes de cette construction. « Le commerce de la ville de Vienne qui s’étend aux localités environnantes et surtout celui qui résulte du produit de ses fonderies a augmenté d’une manière sensible. On doit attribuer ce changement à l’amélioration des voies de communication et aussi à la navigation du Rhône devenue par la vapeur plus rapide et moins coûteuse. A côté de ce fait, il en est un autre qui est encore plus évident mais en opposition avec ce progrès du commerce. C’est la presque disparition du port de cette ville par suite de la construction du quai et de la grande élévation qu’on a donnée aux murs de soutènement. » 451 Ce cas démontre que les pratiques techniciennes de l’aménagement des berges urbaines du Rhône telles qu’elles ont été menées par les ingénieurs des Ponts et Chaussées ont pu nuire à la vitalité des activités fluviales, soit en les limitant, soit en les interdisant. Les pratiques techniciennes ont eu un impact lourd sur l’espace fluvio-urbain et les activités fluviales. La C.N.R., qui a succédé au S.S.R., en matière de gestion du D.P.F. rhodanien, s’est-elle inscrite dans la même lignée ?
Lettre de l’ingénieur en chef du département de Vaucluse, bateaux à vapeur navigant sur le Rhône, projet de règlement pour la police des bateaux, en date du 25 juin 1840 à l’attention du préfet de Vaucluse, Archives départementales du Vaucluse, série 3 S 3.
Ponts et chaussées, service spécial du Rhône, 4ème arrondissement, département de Vaucluse, demande de M. le Directeur de la Compagnie générale de navigation, emplacements à fixer aux bateaux de diverses natures dans le port d’Avignon, en date du 15 juillet 1865, archives départementales de Vaucluse, série 3S3.
Département de Vaucluse, ponts et chaussées, service spécial du Rhône, 4ème arrondissement, bas port d’Avignon, mise en demeure du Sieur Estienne Jean d’avoir à enlever des bateaux qui encombrent le dit bas-port, rapport de l’ingénieur ordinaire du 9 décembre 1889, archives départementales de Vaucluse, série 3 S 17.
Cette décision du S.S.R. se place dans la continuité de la politique menée sur le Rhône depuis l’Ancien Régime. Une des causes de ces limitations était la comptabilité avec le flottage et les radeaux non maniables.
Etablissement d’un moulin à blé sur bateau sur le Rhône au mas de l’Isle, commune de Vienne, par le sieur Marthoux refusé le 21 octobre 1853, archives départementales de l’Isère, série 7 S.
Département de Vaucluse, Ponts et Chaussées, service spécial du Rhône, 4ème arrondissement, demande du Sieur Estienne (fermier du bac à traille à Avignon) en autorisation d’établir un lavoir flottant sur la rive droite du Rhône à Avignon (près du port du bac), rapport de l’ingénieur ordinaire, le 10 mars 1881, archives départementales du Vaucluse, série 3 S 28.
Selon les archives départementales du Vaucluse, série 3 S 29.
Pétition relative aux travaux concernant le quai en date du 23 août 1837, archives départementales de l’Isère, série 6 S.
Extrait de la délibération prise par le conseil d’arrondissement de Vienne dans la 1ère partie de la session de 1844. Séance du 23 juillet. Quai de Vienne avant-port. Archives départementales de l’Isère, série 6 S.