Cette troisième partie vise à démontrer d’une part que les faiblesses de gestion des espaces fluvio-urbains rhodaniens s’accompagnent d’un défaut de prise en charge du risque d’inondation dans les villes, et d’autre part que le risque en lui-même est un élément moteur participant de l’intégration du territoire rhodanien et de la territorialisation du fleuve.
Les politiques urbaines de gestion du risque rhodanien sont globalement marquées par la permanence d’archaïsmes et par une certaine inertie, ces deux éléments conduisant à la difficulté du passage à la logique préventive. En comparant deux études de cas d’inondation (1856 et 2003), nous démontrons que les modalités de la prévention du risque d’inondation s’élaborent, encore aujourd’hui, en réaction à une catastrophe et non comme préalable à celle-ci, et ce alors même que la prévention a été érigée en principe politique. D’ailleurs les politiques de gestion du risque des villes du Rhône rencontrent de grandes difficultés à passer de la simple prise en compte de l’aléa (P.Z.I.) à la prise en compte du risque dans sa globalité, vulnérabilité comprise (PPRI). Cette situation s’explique par des éléments propres à l’hydrosystème et au sociosystème, ce qui démontre la pertinence de notre analyse systémique fondée sur l'interaction entre le fleuve et la société. En effet, la mise en perspective historique de l’hydrologie d’une part, des mesures réglementaires concernant le risque d’inondation et des aménagements du fleuve d’autre part, permettent de saisir les processus d’élaboration des politiques de gestion du risque urbain sur le Rhône. La nature même du risque rhodanien pose une première difficulté du fait de sa profonde variabilité, que ce soit en termes d’aléa ou de vulnérabilité. Cette variabilité spécifique contraint sa gestion. Elle suppose une évolution et une adaptation permanente des politiques, qui se heurtent à l'inertie rhodanienne. L'étude des réglementations appliquées par les plus grandes villes du Rhône à l’aval de Lyon souligne leur archaïsme. Cet immobilisme peut s’expliquer, outre les réticences des collectivités locales, par la prévalence de la conception hydraulicienne du risque. On retrouve ici un des facteurs fondamentaux de la carence de gestion des espaces fluvio-urbains rhodaniens. Le fait que la gestion du fleuve ait été historiquement du ressort des ingénieurs a favorisé la déresponsabilisation des individus et des collectivités locales ainsi que le relâchement de l’Etat en matière de contrôle de l’occupation du sol dans les zones inondables rhodaniennes.
Mais à la différence des politiques publiques qui participent à la requalification des espaces fluvio-urbains, la gestion du risque est influencée par les événements structurants que sont les crues exceptionnelles. La construction et l’évolution des politiques dans ce domaine se font en partie en réaction aux catastrophes comme celle de 1856. C'est pourquoi nous étudions les deux crues qui ont eu le plus d’influence, celles de 1856 et 2003. Ces événements entrent en résonance, non seulement du fait de leur intensité, mais aussi en raison de leurs impacts sur la société.
L’inondation de 1856 est une inondation fondatrice au sens où elle initie un grand bouleversement en matière de gestion du risque urbain rhodanien. Elle permet la genèse d’un système d’endiguement du Rhône entre Lyon et la mer grâce à une accélération de la modification de la perception des inondations (engagée au XVIIIème siècle), et grâce à la nouvelle attitude adoptée par les pouvoirs publics, incarnés par Napoléon III. Par cette catastrophe, le risque fluvial dépasse sa dimension de danger pour se transformer en occasion d’aménagement urbain.
En décembre 2003, Arles affronte une crue du Rhône particulièrement forte qui provoque l’inondation du quartier du Trébon. L'analyse de cette crue montre que le risque fluvial s’est modifié dans les dernières années dans la région d’Arles, et souligne la variabilité de l’aléa. De fortes crues se répètent depuis 1993 dans un contexte urbain vulnérabilisé par plusieurs éléments : l’augmentation et l’expansion des surfaces urbanisées, la fragilisation de la voie ferrée du fait de la construction de deux trémies dans les années 1990, et l’apparition de dégâts d’un type nouveau liés à la récurrence des crues méditerranéennes. Cette dernière catastrophe a eu un impact fort sur la gestion du risque en Camargue puisqu’elle a suscité l’élargissement du périmètre d’action du syndicat gestionnaire (S.Y.M.A.D.R.E.M.) à toutes les digues camarguaises en décembre 2004. Elle a ainsi permis la mise en cohérence et l’unification de la gestion de ce système de digues.
L’inondation de décembre 2003 est aussi à l’origine de la création du Plan Rhône qui envisage l’actualisation de la gestion du risque et donc la fin programmée des archaïsmes rhodaniens. Cette actualisation passe par la volonté de développer la prévention. Le Plan projette ainsi de remettre la gestion du risque rhodanien en accord avec son temps, et notamment avec la réglementation française, mettant à mal l’exception rhodanienne et son inertie. Il s’attaque à l’un des aspects de la déficience du système d’acteurs rhodaniens en essayant de susciter la prise de conscience des communes et leur engagement en matière de gestion du risque fluvial. Le principe de mise en relation et d'adhésion des acteurs, adopté dans le plan, rompt avec la gestion techniciste du risque et permet sa territorialisation par la mobilisation d’échelles particulières encore peu utilisées, en particulier l’échelle intercommunale dont on a vu qu’elle faisait défaut à la mise en œuvre de la requalification des rives urbaines.
Cela dit, nous constatons que la territorialisation proposée par le plan Rhône a ses limites. Elle concerne la gestion du risque et non pas l’ensemble des objectifs du plan. Les objectifs annoncés restent thématiques (patrimoine, transport, tourisme, risque, environnement, énergie) et n’ont pas d’ancrage spatial. Nous faisons l'hypothèse que des objectifs thématiques ne suffisent pas à élaborer une politique de développement à l’échelle du fleuve, et qu'il faudrait croiser ces thématiques avec des entrées spatiales, qu’elles soient scalaires mais aussi liées à des espaces spécifiques comme les villes ou les territoires ruraux. L’absence d’entrée spatiale exclut ainsi le développement d’objectifs proprement urbains, ce qui fait des villes les grandes absentes de ce plan.
Le Plan Rhône reprend une idée qui avait émergé au moment de l’inondation de 1856 : faire de la gestion du risque une occasion de repenser la gestion du fleuve. Son caractère multidimensionnel, l’envergure de ses objectifs et la variété des acteurs mobilisés en font un projet de territoire. Le renouvellement de la gestion du risque rhodanien, suscité par la mobilisation liée à la crue de 2003 permet, par la relance de la politique d’aménagement du territoire, d’en envisager la recomposition. Dans la vallée du Rhône, la politique de gestion du risque se pose comme le point de départ du renouvellement territorial et de la mise en place d’un projet de développement durable global. Le ménagement du territoire naît ainsi de sa gestion. Le risque, qui a été un objet technique au XIXème siècle et durant une partie du XXème siècle, devient un objet politique participant à l’aménagement global du territoire rhodanien. La gestion du risque est sur ce point en avance sur la gestion des espaces fluvio-urbains qui n’accède pas à cette recomposition à l’heure actuelle.
D'un point de vue méthodologique, nous ne menons pas ici une étude historique du risque d’inondation dans les villes du Rhône à l’aval de Lyon, ce qui justifie que nous n’ayons pas dépouillé l’ensemble des archives départementales et municipales relatives à ce sujet. Le risque d’inondation des villes n’est pas étudié pour lui-même car il n’est pas l’objet de notre travail. Nous essayons uniquement d’identifier les impacts des spécificités de la gestion des espaces fluvio-urbains sur la gestion du risque et réciproquement. Pour cela nous mettons en rapport l’hydrologie, les aménagements et la réglementation en vigueur.
Dans l’affirmation de notre démarche géographique, nous avons fait le choix de fonder cette dernière partie sur deux études de cas d’inondation exceptionnelle - l’une historique (1856), l’autre contemporaine (2003) - afin d’une part de mesurer les impacts des crues exceptionnelles sur l’élaboration de la gestion du risque, et d’autre part de mettre en perspective sur un peu plus de deux siècles la gestion du risque et les modalités de son élaboration. Ainsi, n’étudions-nous pas l’ensemble des crues exceptionnelles de la période contemporaine : c’est pourquoi notamment les crues de 1840, 1911 et 1993/1994 seront évoquées mais non détaillées.
Les deux études de cas nous permettent de changer de focale et d’approfondir notre démarche générale à partir de cas plus particuliers. Elles n’ont pas été sélectionnées au hasard. La dimension exceptionnelle des événements hydrologiques et humains qui les caractérise est un premier critère de sélection. Leurs périodes historiques différenciées en est un autre : une crue du XIXème siècle et une crue du XXIème siècle. Nous avons choisi d’étudier la crue de 2003 plutôt que celle de 1993 car, d’une part elle a eu des impacts forts qui se sont ajoutés à ceux de 1993/94, et d’autre part nous bénéficions de documents personnels nombreux (nous avons pu mener une enquête de terrain au moment même de l’inondation). Quant à l’inondation de 1856, elle a un intérêt particulier du fait de la richesse des fonds documentaires qui lui sont consacrés dans les archives467, et car elle est considérée comme inondation de référence par un grand nombre de documents de zonage du risque.
Nous considérons que ces deux événements sont représentatifs de l’angle sous lequel nous abordons l’étude du risque et qu’ils permettent de mettre en évidence un grand nombre de faits de portée générale. Nous insérons ces deux études de cas dans un contexte général en passant à l’échelle de la vallée en particulier, adoptant ainsi une démarche plus synthétique.
Nous avons exploré les archives municipales et départementales et nous avons constaté que les informations concernant les autres grandes crues sont bien moins importantes et sont inégales d’un fond à l’autre.