Le caractère extrême de cette inondation provoque une rupture qui inaugure des bouleversements en matière de perception du risque d’inondation et par conséquent en termes de gestion du risque. Le premier acte posé par le pouvoir central lors de l’inondation de 1856 est la visite entreprise par Napoléon III sur les lieux de la catastrophe. Cette visite aux victimes de l’inondation du Rhône est un événement essentiel : les sources donnent plus de détails sur ce voyage que sur les dégâts de l’inondation que ce soit dans la presse, les actes administratifs ou les divers témoignages. L’Empereur, parti le 1er juin de Paris, s’arrête le soir à Dijon et arrive à Lyon le 2 juin. Il se rend le 3 juin au matin à Valence, atteint Avignon en début d’après-midi et visite Tarascon puis Arles dans la soirée. Le 4 juin, il repart à Lyon.
Que ce soit à Avignon ou à Arles, la visite de l’Empereur se déroule de la manière suivante. Elle est tout d’abord annoncée aux habitants de la ville, à Avignon par publication d’une dépêche télégraphique et à Arles par voie d’affiche, comme une manifestation de la Providence où le politique se mêle intimement au religieux. Le Maire d’Arles adopte pour la circonstance la rhétorique du notable obéissant :
‘« ProclamationCet Empereur décrit par le Maire d’Arles, qui soulage les souffrances, est un prince thaumaturge, quasiment à l’égal des rois. L’inondation lui confère dans les faits des droits régaliens. Comme pour les entrées royales dans la ville539, l’Empereur, accompagné de M. Rouher, ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, des généraux Niel et Fleury, aides-de-camp de Napoléon, du capitaine de Puységur, officier d’ordonnance, de M. de Franqueville, directeur général des Ponts et Chaussées, est accueilli par le cortège des personnages les plus importants de la localité. A Avignon, il s’agit du Maire, du Préfet, de l’Archevêque et d’un Général ; à Arles, de l’adjoint remplaçant le Maire (le Préfet des Bouches-du-Rhône, le Général commandant la 8ème division militaire, l’Ingénieur en chef des Bouches-du-Rhône s’étant déjà présentés à l’Empereur à Avignon). La rencontre se produit à la descente du wagon de Napoléon en gare d’Avignon et à Arles aux Ateliers de réparation des Chemins de fer dont la construction vient de s’achever. S’ensuit un discours de bienvenue prononcé avec tout le respect dû à l’Empereur. Napoléon traverse ensuite la ville sous les acclamations de la population. Il s’arrête à l’Hôtel de Ville, passe rapidement en revue les troupes à Arles et Avignon, distribue quelques récompenses honorifiques puis va constater l’étendue de l’inondation depuis un point haut de la ville : le Rocher des Doms à Avignon et la grande tour de l’amphithéâtre à Arles. A Avignon, il va même visiter la brèche des remparts en barque, comme on peut le voir sur les deux illustrations suivantes (Figure 59, Figure 60).
S’en suivent des entretiens avec des notables locaux concernant d’éventuels travaux et projets permettant notamment de mettre les villes à l’abri de toute nouvelle submersion, qui témoignent d’une rationalisation de la perception (et de la volonté de gestion) du risque d’inondation. A Avignon, il est question, avec la remise à Napoléon par le Maire d’une pétition, de la nouvelle direction à donner à la chaussée de chemin de fer afin de protéger la ville du Rhône. Le Président du Syndicat général des Chaussées de Camargue, l’adjoint au Maire, l’Ingénieur et le Président du Tribunal de Commerce, présentent à l’empereur les besoins et intérêts de la population arlésienne, et en particulier un projet de dessèchement et d’assainissement de la Camargue, et l’interpellent sur le devenir de la marine, des quais du port et de tout ce qui est relatif au commerce et à la navigation en général. La catastrophe est l’occasion pour les acteurs locaux de transmettre directement au pouvoir central leurs préoccupations concernant l’espace fluvio-urbain. La catastrophe permet de dresser une forme de bilan et se transforme en occasion d’aménagement. L’attention que manifeste Napoléon à ces problèmes locaux montre à la population son esprit scientifique, ainsi que sa sensibilité aux thèmes de la maîtrise de la nature et de l’organisation rationnelle de la société. Napoléon apparaît comme un empereur technicien, ingénieur qui cherche à apporter des réponses techniques en pensant que ce sont des réponses politiques. La politique d’aménagement du territoire permet de renforcer le centralisme napoléonien.
Avant de partir, il laisse des sommes destinées aux inondés : 50 000 F à Avignon, 200 000 F pour les inondés et 20 000 F pour les nécessiteux à Arles. Il s’agit là de « caritatisme d’Etat »540 et de l’application des prétentions philanthropiques du régime soit la protection et l’assistance aux plus défavorisés.
En somme, ce voyage-éclair, éminemment politique, suscite l’enthousiasme populaire et constitue une « mise en scène triomphale du pouvoir impérial »541. C’est une véritable «hagiographie populaire »542 de Napoléon III qui se dessine. Ce voyage est une « opération de prestige »543 au sens où il affirme le charisme impérial et constitue un instrument de propagande privilégié. Les visites de l’empereur aux inondés ont suscité une iconographie hagiographique et propagandiste, comme en témoigne la composition suivante (Figure 54), véritable image d’Epinal. Elle s’intitule « l’Empereur se rend, par la plaine inondée, d’Avignon à Tarascon »544, a été réalisée par R. Moraine et lithographiée par Lemercier à Paris. Elle fait partie d’une série consacrée aux « Episodes de la vie de Napoléon III », caractéristique de la littérature de colportage issue de la propagande bonapartiste, qui véhicule des ouvrages pseudo-historiques, comme l’Histoire des trois Napoléon, des almanachs, de nombreuses chansons célébrant les événements marquants du régime et des portraits de l’Empereur et de sa famille. Le court trajet qu’effectue Napoléon pour aller visiter la brèche des remparts est ici transformé en un long voyage sur la plaine inondée. On remarque l’Empereur debout, coiffé du bicorne, la main droite dans la redingote, attentif aux explications du Maire d’Avignon, Paul Pamard. L’archevêque d’Avignon est agenouillé et prie avec ferveur. Etant donné qu’il est placé à côté de l’Empereur, on peut se demander s’il s’adresse aux cieux ou au chef de l’état. Un marinier pilote l’embarcation. A l’arrière-plan, le Palais des Papes, imposant, qui semble être le seul bâtiment préservé, contraste avec les habitations détruites sur lesquelles on aperçoit des habitants. Il existe une autre représentation de cette visite: « Napoléon III visitant la brèche des remparts, le 3 juin 1856 », huile sur toile, tableau de Guilbert d’Anelle545. L’Empereur y apparaît aussi debout sur une barque, accompagné de l’Archevêque, du Maire mais aussi du préfet de Vaucluse Durand-Saint-Amand et du Général Guillot, commandant de la subdivision. « Deux mariniers, deux « Rouges » qui avaient juré, dit-on, d’assassiner l’auguste passager, mais qui furent rapidement séduits par sa bonne grâce, pilotent consciencieusement le frêle esquif qui s’avance, par la large brèche, au milieu d’épaves de toutes sortes et sous le regard d’une population enthousiaste. La vue est prise de l’intérieur de la ville, du côté de l’ancien couvent des Minimes. »546 On voit bien l’effet, ici exagéré, de cette visite en terme d’unanimité politique. Même les « Rouges », c’est-à-dire les républicains, sont conquis. Ces représentations montrent l’Empereur pacifiant les eaux. Napoléon bénéficie d’une image forte : la majesté de l’eau. Cette image explique en partie le succès de cette visite aux inondés. Il s’agit enfin d’un voyage aux visées électoralistes. Se dessine, en effet, l’enjeu des prochaines élections législatives, les premières élections depuis la mise en place du régime. Or le contexte politique du moment est à l’amplification des critiques contre le pouvoir en place. De fait, la victoire aux élections législatives de juin 1857 fut en partie permise par l’unanimité provoquée par le voyage de l’Empereur.
Mège L., Chronique arlésienne, M 236, Médiathèque d’Arles: fonds ancien, p. 121.
voir Guenée B. et Lehoux F., 1968.
A. Méjean, 1996.
A. Méjean, 1996.
C. Robin, Les Inondations des 1856, voyage de l’Empereur, Paris : Garnier Frères Libraires, 1856, p. 11.
A. Méjean, 1996.
Document reproduit par S.Gagnière dans Trois documents iconographiques sur l’inondation de 1856, p.2.
Collection du Musée Calvet, Avignon.
Gagnière S., 1936, p.2.