3. Le contexte de 1822 à 1880

De son retour au Piémont jusqu’à 1848, la Savoie connaît le Buon Governo. Ce régime prend fin lorsque Charles-Albert la dote du Statuto 91 une constitution – mettant un terme à plus de vingt années d’un régime autoritaire, de surveillance, où seul le souverain gouvernait. 1848 constitue une rupture pour la Savoie, comme pour le reste de l’Europe, et « fonde les débats qui conduisent à l’acte de 1860 en plaçant en lumière la question de l’identité et de la souveraineté de la Savoie, mise entre parenthèses mais pas totalement oubliée dans les décennies précédentes. La Révolution constitue pour le clergé et les catholiques savoyards, une rupture fondamentale »92. Ouvrant une période de « violents affrontements entre l’Église et l’État »93, elle est une sorte de préfiguration aux conflits qui se dérouleront sous la IIIRépublique ; elle met en place des attitudes mentales et des comportements qui accentuent le fossé politique séparant, depuis la Révolution, conservateurs catholiques cléricaux et démocrates progressistes laïques.

Les Jésuites sont expulsés de Mélan le 2 mars 1848. Au cours de la décennie suivante, Cavour94 tente d’appliquer une politique de laïcisation, avec le projet de mariage civil en 1852 ou la loi Rattazzi en 185595, visant l’expulsion des congrégations « inutiles ». Mgr Rendu, suivi par son clergé, s’oppose « par la parole et la plume aux mesures impies »96. Cavour trouve – en Savoie – une résistance de la part des conservateurs, soutenus dans leurs luttes par un clergé qui constitue un bon relais, auquel s’ajoute une partie des jeunes élites, de retour vers l’autel, dans le contexte du « renouveau spirituel de l’âge romantique »97. Ces derniers manifestent leur foi associée à l’ordre social en s’engageant dans des œuvres charitables.

À partir de l’instauration du Second Empire, de nombreux conservateurs tournent les yeux plus vers la France que vers le Piémont. L’orientation se fait nettement pour la France, même si les zones frontalières (Chablais et Faucigny) tournent leurs espoirs vers la Suisse. La « thèse annexionniste prend forme dès l’été 1859, à Paris et dans le Duché »98. Dans le diocèse, il semble que l’orientation pro-française du clergé ait été favorisée par le décès de Mgr Rendu99 le 28 août 1859. Le parti annexionniste ne se constitue guère avant janvier 1860. L’attraction exercée par Genève sur la cluse de l’Arve et la partie lémanique du Chablais est à l’origine des requêtes émanant de ces zones qui demandent un rattachement à la Suisse ; malgré près de 13 651 signatures, obtenues dans près de 96 communes, la démarche n’aboutit pas, mais une relation économique avec la Suisse est confirmée par la création des zones. Le vote se tient en avril 1860, pour l’ensemble de la Savoie : sur 135 449 inscrits, il y a eu 130 839 votants, 71 nuls, 130 533 « oui » ou « oui et zone » et 235 « non ».

C’est le 14 juin 1860 que la Savoie revient à la France ; pour Paul Guichonnet « l’Annexion fut l’œuvre avant tout du clergé »100. Si cette affirmation est exacte, elle est peut-être excessive, les conservateurs ayant été également des artisans de ce rattachement ; ils y voient de nombreux avantages ainsi que le maintien des possessions pontificales à Rome. Il reste cependant certain que les prêtres ont pu influencer leurs paroissiens par les propos qu’ils pouvaient tenir. D’ailleurs en décembre 1860, le docteur annécien Truchet, un pro-français, écrit que si les « six cent curés savoyards eussent fait opposition à l’annexion, la presque unanimité eusse été le sens inverse »101. L’annexion a été faite essentiellement « contre l’orientation laïque et pro-italienne de Cavour, par l’aristocratie et le clergé, encadrant des masses rurales sans éducation politique »102.

Des problèmes religieux se posent suite à l’Annexion. D’abord, malgré la politique de Cavour, la Savoie est moins laïcisée que la France. Ensuite, les églises françaises sont sous le régime du concordat de 1801, les prêtres sont payés par l’État et nombreux sont ceux à être nommés par l’Empereur et non plus seulement par l’évêque. L’adaptation doit également se faire au niveau des fêtes religieuses qui sont de huit en France, alors qu’elles sont de vingt-deux en Savoie. Loin de vouloir offenser le clergé savoyard, l’Empire, s’il lui refuse des dérogations sur les principes, lui accorde des avantages concrets, comme la création de cent quatre-vingt-quatorze postes de vicaires.

Pour succéder à Mgr Rendu, décédé en 1859, un Savoyard est nommé à la tête du diocèse. Mgr Magnin103 prend possession du siège épiscopal en 1861. La question religieuse qui avait « pris forme dans les débats de 1848 et les tensions de la décennie 1850, prend une importance plus grande encore »104 sous l’épiscopat de Magnin et de ses successeurs. En 1868, celui-ci soutient la création d’un journal de défense catholique, L’Union Savoisienne. L’année suivante, il laisse ses prêtres faire campagne pour le baron François d’Yvoire qui s’oppose au protestant Anatole Bartholoni105, candidat officiel sortant. Malgré « l’approbation tacite de l’évêque »106, tous les catholiques ne soutiennent pas le baron d’Yvoire, notamment à cause de ses relations avec Mgr Dupanloup et les catholiques libéraux. Lors du concile Vatican I, Mgr Magnin vote l’infaillibilité pontificale, malgré les remarques de son ami et compatriote Mgr Dupanloup107. Peut-être Mgr Magnin a-t-il approuvé la constitution Pastor aeternus sous l’influence des adresses envoyées par le clergé de son diocèse, dans lequel la liturgie romaine a toujours été en vigueur108.

Mgr Magnin oeuvrant « avec prudence dans ses rapports avec le gouvernement impérial »109 invite ses fidèles à voter oui au plébiscite de mai 1870. En 1870-1871, il transforme ses séminaires en hôpitaux et les ouvre aux blessés. Une fois la paix revenue, il salue « avec chaleur la paix, le gouvernement de M. Thiers l’ordre moral et accepte la République : “Nous ne sommes hostiles à aucune forme de gouvernement compatible avec la religion, l’ordre et la vraie liberté” »110.

Au temps de l’Ordre moral, les tensions se font vives. L’association Pie IX, approuvée par Mgr Magnin, est créée dans le diocèse par l’industriel Frèrejean111. Elle est exclusivement masculine et est « le fer de lance de l’action cléricale, en Haute-Savoie, dans les dix ans de son existence »112. Elle possède le journal Le Chablais et organise des grands pèlerinages « dans un but politique »113. L’essor des pèlerinages, attirant une foule importante, aux Allinges114 (40 000 pèlerins en 1873), ou à La Bénite-Fontaine, n’est pas sans relation avec cette association. Les conservateurs qui encouragent ces pèlerinages prennent appui sur les comités catholiques créés dans les années 1872-1873. D’autres groupements moins engagés dans la lutte politique connaissent un certain succès, c’est le cas des confréries du Saint-Sacrement ou du Rosaire, de l’Apostolat de la prière ou encore de l’œuvre de la Propagation de la foi. Les enfants de Marie sont créés le 8 décembre 1871, les premières congréganistes sont au nombre de quinze, mais rapidement leur nombre augmente115.

C’est en juin 1871, que le diocèse est consacré au Sacré-Cœur. Dans les années qui suivent de grands pèlerinages sont célébrés à Paray-le-Monial, où des Savoyards prennent part. Cette décennie voit également un essor du culte marial, notamment par la construction des répliques de grottes de Lourdes116. L’épanouissement du culte marial n’est pas étranger à la renaissance des pèlerinages, qui sont repris en main par le clergé longtemps méfiant117. La volonté de l’épiscopat à laquelle s’ajoutent les nouveaux moyens de locomotion permettent également cet essor. D’ailleurs l’épiscopat de Mgr Magnin peut être perçu comme celui du temps d’une ferveur autour des pèlerinages.

Le changement de l’état d’esprit du clergé qui s’accorde avec « la piété ultramontaine, chaleureuse et sensible » encourage une religion « plus démonstrative » : le culte eucharistique se répand, notamment avec l’Adoration perpétuelle ; la communion fréquente progresse dans les diocèses savoyards118. Ce sont ici des éléments que nous retrouverons au cours de notre période d’études, et nous pouvons dire que les années 1870-1880 – soit la seconde moitié de l’épiscopat de Mgr Magnin – donnent à la Savoie le visage que nous lui trouvons au début de notre étude en 1905. Le diocèse reste une terre de chrétienté où le prêtre est la première « personnalité du village »119, même si des dénivellations cantonales sont perceptibles dans la pratique de la communion pascale. L’arrivée de nouveaux moyens de transport permet une plus grande diffusion de la presse ; la conscription donne une ouverture sur de nouveaux horizons et des idées nouvelles sont introduites dans le diocèse ; la gauche tend à être confortée dans la zone allant d’Annemasse à Chamonix. En 1875, l’école confessionnelle scolarise 22 % des enfants en Savoie. Mgr Magnin encourage la Société de Saint-Vincent-de-Paul ou encore le Cercle catholique d’Annecy (1872). Il crée l’œuvre des Tabernacles, destinée à fournir le nécessaire liturgique aux paroisses les plus pauvres du diocèse, et pour coordonner ces œuvres naissantes, il met en place en 1876 le Bureau diocésain des Œuvres, confiant sa direction à son secrétaire, l’abbé Ville de Quincy.

Les deux dernières décennies du siècle constituent une période de luttes politiques importantes que ce soit autour des congrégations ou de l’enseignement, ou autour des débats plus politiques entre conservateurs cléricaux et républicains anticléricaux. Elles sont marquées dans le diocèse par l’épiscopat de Mgr Isoard, premier évêque non savoyard120. Ces années marquent un tournant dans l’histoire du diocèse et dans la formation du clergé. Ces vingt-deux années riches d’événements constituent véritablement une préface à notre étude ; les prêtres en fonction en 1905 sont, pour beaucoup, ceux qui ont été formés au temps de Mgr Isoard.

Notes
91.

Le Statuto, ou constitution, est accordé à la Savoie le 5 mars 1848.

92.

c. sorrel, s. milbach, « Entre le Piémont et la France », in c. sorrel, dir., Histoire de la Savoie en Images…, op. cit., p. 282.

93.

h. baud, op. cit., p. 220.

94.

Président du Conseil.

95.

La Savoie est peu touchée par ses mesures.

96.

h. baud, Histoire du diocèse…, op. cit., p. 206.

97.

c. sorrel, s. milbach, « Entre le Piémont et la France », in c. sorrel, dir., Histoire de la Savoie en Images…, op. cit., p. 295.

98.

c. sorrel, s. milbach, « Entre le Piémont et la France », in c. sorrel, dir., Histoire de la Savoie en Images…, op. cit., p. 299

99.

Il était très attaché à la Maison de Savoie, même s’il avait refusé de recevoir les insignes de l’Ordre des Saints Maurice et Lazare, montrant ainsi son indépendance face à la politique.

100.

h. baud, Histoire du diocèse…, op. cit., p. 223.

101.

Ibid.

102.

p. guichonnet, « De l’idylle au désenchantement (1860-1870) », Messager, 16 juillet 1976.

103.

Claude Marie Magnin naît à La Muraz en 1802, ordonné en 1826, il est précepteur à Turin quatre ans plus tard. Docteur en théologie (1832) et en droit (1834), il est professeur au Grand Séminaire d’Annecy en 1845, avant d’en devenir le supérieur en 1851 et d’être préconisé évêque d’Annecy le 19 mars 1861 et sacré le 11 juin.

104.

c. sorrel, « Les Savoyards et la République », in c. sorrel, dir., Histoire de la Savoie en Images…, op. cit., p. 313

105.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 421

106.

Ibid.

107.

Mgr Dupanloup est né à Saint-Félix (Haute-Savoie, canton de Rumilly) en 1802, il est sacré évêque d’Orléans le 16 avril 1849, il décède le 18 mars 1879. Il est l’une des figures « marquantes de l’épiscopat français du XIXe siècle », in c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 176-177.

108.

Denis Pelletier rappelle qu’en 1863 « la quasi-totalité des évêques ont adopté la liturgie romaine ou sont en passe de le faire », in Les catholiques…, op. cit., p. 27.

109.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 274.

110.

f. paoli, « De l’Annexion à la Séparation de l’Église et de l’État », in r. barcelini, f. paoli, d. turpault et alii, Histoire du diocèse 1860-2000, op. cit., p. 6.

111.

Frèrejean est un avocat légitimiste lyonnais, savoyard par son mariage, « il publie des brochures favorables à l’infaillibilité avant de créer l’Association de Pie IX, qui aide Mgr Mermillod, exilé en 1873 par le gouvernement radical de Genève », in c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 20. Les frères Ville de Quincy, dont l’un est secrétaire de Mgr Magnin, sont membres de cette association.

112.

j. raymond, La Haute-Savoie…, op. cit., t. 2, p. 957.

113.

Ibid., p. 958

114.

En 1878, l’apôtre du Chablais, saint François de Sales, est fait docteur de l’Église ; de grandes cérémonies se déroulent à Annecy. Lors d’une audience accordée à Mgr Magnin, Pie IX lui confie que « la Savoie est grandement redevable à saint François de Sales. C’est à lui qu’elle doit et la conservation et la ferveur de sa foi… », f. paoli, « De l’Annexion à la Séparation de l’Église et de l’État », in r. barcelini , f. paoli, d. turpault , Histoire du diocèse 1860-2000…, op. cit., p. 7

115.

Revue du Diocèse d’Annecy, n° 49, 9 décembre 1927, p. 547.

116.

Voir c. sorrel, « Les répliques des grottes de Lourdes dans les diocèses savoyards », Échos Saléviens (à paraître), 12 p.

117.

a. palluel-guillard, c. sorrel, j.-l. ratti et alii, La Savoie…, op. cit., p. 282.

118.

Dès 1820, la Savoie a été un des foyers de diffusion du liguorisme. d. pelletier, Les catholiques…, op. cit, p. 26 : « Le Liguorisme qui vient d’Italie pénètre en France par la Savoie ». Ajoutons que cette introduction ne se fait que pour seulement une part de la Savoie.

119.

h. baud, Histoire du diocèse…, op. cit., p. 231.

120.

Les Savoyards détenaient le monopole des sièges épiscopaux depuis la restauration sarde de 1815 « et le gouvernement impérial n’a pas modifié cette situation afin de se concilier les faveurs des prêtres et des notables catholiques, acteurs de l’acceptation du transfert de souveraineté en 1860 », in c. sorrel, « Figures et illusions du pouvoir : les évêques savoyards sous la Troisième République », in Élites et pouvoirs locaux…, op. cit., p. 218.