3. Pratique religieuse

Le diocèse d’Annecy278 bénéficie de séries statistiques réalisées entre l’entrée de la Savoie en France et la veille de la Séparation279. Les informations fournies permettent de cartographier les zones qui restent fidèles tout au long de la période, de celles qui tendent à montrer un léger recul de la pratique ou de celles qui se détachent très nettement280. La pratique pascale, plus représentative de l’attachement personnel à la religion que l’assistance à la messe dominicale281, ne peut être le seul élément à prendre en compte ; c’est pourquoi nous utiliserons le taux des baptêmes dans les trois jours et les zones du recrutement sacerdotal. Ces enquêtes permettent de donner un ordre de grandeur, les chiffres étant parfois vagues282 ; certains desservants ne donnent pas de réponse. Le croisement de ces différentes informations permettra de dresser un tableau général puis régional de la pratique au début de notre période d’études.

L’enquête de 1880 montre une baisse de 1,7 % de la pratique pascale par rapport à 1862, alors que celle de 1901 est plus importante, sans pour autant être dramatique, - 4 % ; la pratique passant de 94,54 % en 1881 à 90,56 % en 1901. Le taux de la pratique pascale est de 93 % pour le diocèse de Chambéry dans les années 1880-1890, alors que celui de la Maurienne est de 87 % à peu près à la même époque283.

Si des dénivellations cantonales sont perceptibles entre les enquêtes de 1862 et 1880, elles s’affirment plus nettement entre 1880 et de 1901 et ce phénomène apparaît comme majeur dans la période 1870-1914284. Les écarts entre les différents cantons se font de plus en plus importants ; s’ils étaient de 15,9 %285 en 1880-1881, ils passent à 40,67 %286 en 1901.

Entre 1880 et 1901, huit cantons montrent une certaine stabilité dans la pratique pascale : trois ont un taux supérieur à 95 %287, autant ont un taux compris entre 90 et 95 %288, et les deux derniers entre 85 et 90 %289. Il s’agit de cantons se trouvant dans les massifs préalpins du Chablais-haut-Giffre, de l’avant-pays ou de la cluse d’Annecy. Seul le canton de Thônes, qui fait honneur à sa réputation de « Vendée » ou de « Bretagne » savoyarde, connaît une hausse dans le taux de la pratique, tous les autres290 voyant une baisse. La baisse peut-être très nette comme pour le canton de Saint-Gervais-les-Bains qui passe de 83,82 % à 58,35 % (-25,47 %), ou encore celui de Reignier qui passe de 95,78 % à 88,69 % (- 7,09 %) ou de Chamonix, qui passe de 93,17 % à 87,27 % (- 5,9 %).

Si les massifs préalpins restent des bastions de chrétienté, les Grandes Alpes marquent un certain détachement. Il n’est alors pas étonnant de constater que les deux cantons qui les composent ne donnent que trois prêtres entre 1886 et 1905291. Des zones telles que les périphéries lémanique (Évian-les-Bains, Douvaine) ou rhodanienne (Saint-Julien-en-Genevois, Annemasse, Frangy, Seyssel ou encore Reignier) marquent également un recul de la pratique et pourtant le canton de Saint-Julien-en-Genevois fournit entre 1886 et 1905, vingt-et-un prêtres292. En 1862, les cantons de Douvaine, Annemasse, Saint-Julien-en-Genevois293, tous limitrophes avec la Suisse, montrent déjà un certain détachement, phénomène qui se poursuit tout au long du siècle. Entre 1881 et 1901, Saint-Julien-en-Genevois maintient son taux entre 85-90 %, alors qu’Annemasse et Douvaine connaissent une baisse. Les cantons de Faverges et de Saint-Gervais-les-Bains connaissent également ce phénomène de détachement. Si pour Faverges ce taux est élevé dès 1862 (85-90 % de la population pratique), il se maintient jusqu’en 1901, alors que pour Saint-Gervais-les-Bains, il poursuit une lente diminution jusqu’au début du siècle.

La pratique masculine est un élément déterminant pour la cartographie de la pratique. La régionalisation de la pratique dépend de « l’évolution des comportements masculins »294. À l’exception des cantons de Saint-Gervais-les-Bains, d’Annemasse, de Bonneville et de La Roche-sur-Foron, tous présentent un taux de pascalisants (femmes) supérieur à 95 %. La régionalisation se fait donc bien avec le taux de pascalisants (hommes). Si les cantons préalpins présentant une forte pratique n’accusent qu’une légère différence entre la pratique féminine et masculine, d’autres accusent une différence plus grande, tout en restant de « bons » cantons.

L’arrondissement présentant la plus faible différence entre les pascalisants (hommes et femmes séparés) est celui d’Annecy. Il enregistre une différence moyenne de 9,65 %. La différence la plus élevée est dans le canton d’Alby-sur-Chéran295 – où un foyer anticlérical est présent – qui atteint 20,19 %296. La plus faible différence est enregistrée pour le canton de Thônes avec 4,82 %297. L’arrondissement de Saint-Julien-en-Genevois est celui qui présente la différence moyenne la plus importante avec 16,82 %. Le canton d’Annemasse enregistre 25,34 % de différence dans la pratique pascale hommes / femmes, alors que celui de Cruseilles n’accuse que 5,79 %. Les arrondissements de Thonon-les-Bains et de Bonneville présentent respectivement une différence de 12,89 % et de 11,59 %. Les différences les plus basses du diocèse de retrouvant dans les cantons d’Abondance (1,45 %) et du Biot (2,79 %). La plus importante étant celle de Saint-Gervais-les-Bains avec 29,41 %298. Le canton d’Ugine présente une différence de 10,94 %.

Un autre élément également révélateur de la ferveur religieuse est le délai de baptême dans les trois jours. En 1900, il est possible de relever une fidélité au quam primum. Toutefois un allongement du délai de baptême est visible puisque 60 % des baptêmes ont lieu dans les trois jours, alors que 85 % sont célébrés dans les dix jours299.

La cartographie des délais de baptêmes laisse transparaître des ressemblances importantes avec celle de la pratique et notamment celle des hommes. Les cantons des Préalpes (Abondance, Le Biot, Thônes, Boëge) et certains de l’avant-pays (Cruseilles, Alby-sur-Chéran) sont fidèles au baptême dans les trois jours, alors que ceux des « secteurs frondeurs des Grandes Alpes »300 tels que Chamonix ou Saint-Gervais-les-Bains301 le sont moins. Abondance, Le Biot, Thônes et Thorens connaissent le taux le plus élevé de pratique masculine, il n’est pas étonnant alors de constater qu’ils enregistrent également la plus grande fidélité au baptême dans les trois jours. Les cantons où la pratique pascale est comprise entre 90 et 95 % connaissent une pratique masculine entre 81 et 90 % et un taux de baptême dans les trois jours allant de 61 à 80 %. Soulignons que les taux les plus bas sont enregistrés dans les cantons frontaliers ou dans les villes, comme Annecy par exemple. Enfin, il reste les cantons de la cluse de l’Arve. Celui qui se distingue par le plus faible pourcentage de baptême dans les trois jours est celui d’Annemasse qui enregistre un taux de 16,10 %. Les cantons de la périphérie lémanique et rhodanienne enregistrent également un taux nettement inférieur à ceux des montagnes302. Là où la pratique masculine est bonne, le délai des trois jours est relativement bien respecté, et à l’inverse, là où la pratique masculine est la plus mauvaise, le délai des trois jours est plutôt mal respecté, puisque son taux varie alors entre 16 et 40 %.

Nous retrouvons ici ce que nous évoquions à propos de la carte du recrutement sacerdotal : les cantons qui donnent le plus de vocations sont en général ceux où la pratique pascale est la plus importante. La carte du recrutement peut toutefois être « partiellement modifiée par la présence des petits séminaires »303. L’absence de séminaire aux lendemains de la Séparation confirme cette idée.

Christian Sorrel souligne que les explications mises en avant en 1845, lors de l’enquête de Mgr Rendu304, peuvent encore être valables pour tenter d’expliquer ces différences de pratique. L’émigration est toujours présente, et lorsque les émigrés reviennent, ils apportent des idées nouvelles, des idées de « la ville », qui pour Paul Guichonnet sont souvent des idées de gauche305.

Sans doute ne faut-il pas exclure la conjoncture politique qui joue probablement un rôle dans cette accentuation des dénivellations de la pratique pascale. Christian Sorrel rappelle par exemple que la pratique pascale se « dégrade en Genevois et dans la vallée de l’Arve » soulignant que ces zones sont rétives « au conservatisme dès la fin de l’époque sarde »306. Cette zone est celle désignée par Paul Guichonnet sous le terme de « diagonale rouge » de la cluse de l’Arve.

Ces changements ne sont pas sans rapport avec une meilleure diffusion des idées nouvelles307. Ces dernières étant apportées par les nouveaux moyens de transport, mais également par l’arrivée des employés des chemins de fer. À cela s’ajoutent les douaniers dans les zones frontalières. L’influence genevoise est importante, notamment sur les cantons proches de la frontière, comme Annemasse, où de nombreux agriculteurs vendent leurs produits en Suisse.

C’est ce que Gabriel Le Bras formule en 1931 dans la Revue d’Histoire de l’Église de France lorsqu’il écrit : « On a souvent remarqué la différence entre les montagnards et les habitants de la plaine ou du coteau. C’est que le village perché ou simplement isolé garde mieux ses traditions, tandis que le village bien pourvu de routes, le paysan, grâce à des moyens de locomotion de moins en moins coûteux se rend à la ville, au bal, aux fêtes innombrables : il est rare qu’à l’heure des vêpres, il se plaise à chanter les psaumes ! »308

Le diocèse a su s’intégrer dans la vie française, bénéficiant parfois même de la création de postes, payés par l’État. La chute du Second Empire et l’avènement de la IIIe République voient le début des luttes entre politique et Église309. C’est une Église de combat qui tente de se défendre contre un monde laïc par des armes diverses : sous l’épiscopat de Mgr Magnin, la défense se fait avec la ferveur des pèlerinages, alors que pour son successeur, c’est par la plume de Mgr Isoard que l’Église se défend.

Des tendances diverses apparaissent au sein même du clergé, notamment avec l’arrivée de nouveaux prêtres tentés par les idées nouvelles d’une « Démocratie chrétienne », certains soutenant le Sillon à ses débuts. L’Association Catholique de la Jeunesse Française (ACJF), créée en 1886, par Albert de Mun, se constitue officiellement dans le diocèse en 1901.

Nous avons pu constater que malgré des dénivellations cantonales, le diocèse d’Annecy faisait partie des bons diocèses français : les ordinations y sont nombreuses, tout comme les recrutements chez les réguliers. La Savoie est une terre d’élection pour les missionnaires à l’étranger, d’ailleurs plusieurs Savoyards prendront des responsabilités dans les diocèses lointains.

Les diocésains font leurs pâques à plus de 90 %, même si un dimorphisme sexuel montre un taux de pratique plus élevé chez les femmes que chez les hommes. Les diocésains sont attachés à leur prêtre, à la religion en général. Cet attachement est mis à rude épreuve en ce début de XXe siècle, avec la crise congréganiste puis avec la Séparation des Églises et de l’État. Le diocèse est dirigé par des vicaires capitulaires pendant presque trois années, la nomination du successeur de Mgr Isoard étant retardée par la querelle du Nobis Nominavit.

Notes
278.

Il est le seul des quatre diocèses savoyards à posséder ces séries qui permettent de définir le rythme et l’ampleur de la pratique pascale.

279.

Les dates retenues sont 1862, 1880-1881 et 1900-1902. Nous étudierons les deux dernières périodes.

280.

Un intervalle de vingt ans entre chaque série a été fait.

281.

La messe dominicale est plus un geste social et religieux, plus ou moins conformiste, que ne l’est l’assistance aux cérémonies pascales. Faire ses pâques signifie se confesser avant d’aller aux cérémonies religieuses, il y a donc une volonté de participation.

282.

Certains desservants évoquent une dizaine, ou quelques paroissiens… Voir les cartes de la pratique pascale en 1862, 1881 et 1901 en annexes nos 23 à 26 ainsi que celle du délai de baptême dans les trois jours en annexe n° 27.

283.

1877-1889.

284.

c. sorrel, « La Savoie, terre catholique : les enseignements des enquêtes de sociologie…», in Le Millénaire de la Savoie…, op. cit., p.148.

285.

Le taux le plus élevé est de 99,45 % (le Biot) et le plus bas est de 83,54 % (Annemasse).

286.

Le taux le plus élevé est de 99,02 % (Abondance) et le plus bas est de 58,35 % (Saint-Gervais-les-Bains).

287.

Il s’agit des cantons d’Abondance, du Biot et de Cruseilles.

288.

Cantons de Thonon-les-Bains, Saint-Jeoire-en-Faucigny et Samoëns.

289.

Il s’agit du canton du canton de Saint-Julien-en-Genevois et Faverges.

290.

Soit vingt-et-un cantons.

291.

Le canton de Chamonix donne 2 prêtres et celui de Saint-Gervais-les-Bains, 1.

292.

Il faut prendre en compte les paroisses qui donnent beaucoup de prêtres comme Savigny ou Vulbens.

293.

Les deux autres cantons sont Saint-Gervais-les-Bains et Faverges.

294.

c. sorrel, « La Savoie, terre catholique : les enseignements des enquêtes de sociologie… », in Le Millénair de la Savoie…, op. cit., p. 149. Voir la carte de la pratique pascale masculine en 1901, en annexe n° 26.

295.

Pourtant dans le canton d’Alby-sur-Chéran le taux de baptême dans les trois jours est parmi les meilleurs (80,24 %).

296.

Le taux de pascalisants est de 97,82 % pour les femmes et de 77,63 % pour les hommes.

297.

Le taux de pascalisants pour les femmes est de 99,51 % et de 94,69 % pour les hommes.

298.

Le taux de pascalisants est de 73,59 % pour les femmes et de 44,18 % pour les hommes.

299.

La moyenne des quatre diocèse de Savoie étant de 59 % pour le délai de trois jours et de 85 % pour les dix jours. Pour le diocèse de Maurienne, les chiffres sont semblables à ceux d’Annecy : 59 % délai de trois jours ; 84 % pour 10 jours.

300.

c. sorrel, « La Savoie, terre catholique : les enseignements des enquêtes de sociologie… », in Le Millénaire de la Savoie…, op. cit.,p. 149.

301.

Saint-Gervais-les-Bains a un taux plus élevé que Chamonix (43, 48 % et 31, 43 %).

302.

Ces cantons ont tous un taux inférieur à 40 %.

303.

c. sorrel, Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français, t. 4, à paraître.

304.

Mgr Rendu avait lancé une enquête portant sur les coutumes du diocèse d’Annecy. Un peu moins de la moitié des paroisses y répondent. Voir r. devos et c. joinsten, Mœurs et coutumes de la Savoie du nord au XIX e siècle : l’enquête de Mgr Rendu, mémoires et documents de l’Académie Salésienne, t. 87-88, 1978, 502 p.

305.

p. guichonnet, « Le tempérament… », op. cit., p. 69.

306.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 23.

307.

Notamment des idées républicaines. Elles bénéficient du développement de la presse et des transports pour une meilleure diffusion.

308.

g. le bras, « Statistique et histoire religieuse », Revue d’Histoire de l’Église de France, 1931, p. 442.

309.

Même si des oppositions sont visibles dès la fin de l’époque sarde.