2. Le choix des vicaires généraux : « dernières tensions concordataires » ?

Au moment du décès de Mgr Campistron, le chanoine Lavorelécrit que : « Dès le premier moment s’ouvrit la série d’épreuves. Le régime du Père Combes pesait sur la France »435. Évoquant la querelle du nobis nominavit, il ajoute « On n’allait point lâcher prise. MM. les vicaires capitulaires […] avaient été jadis reconnus par le gouvernement et n’avaient rien fait pour mériter cette disgrâce. Mais la politique combiste avait d’autres vues : il ne fut pas permis […] de conserver les anciens vicaires généraux, et pendant deux mois, Mgr Campistron en fut réduit à contresigner de sa main les lettres et les envois aux prêtres du diocèse »436.

Lors de la vacance du siège épiscopal, la gestion du diocèse revient aux vicaires capitulaires, Moccand437 et Pissard438, tous deux anciens vicaires généraux de Mgr Isoard. À son arrivée, Mgr Campistron souhaite les garder comme vicaires généraux. Cependant l’administration préfectorale refuse ce choix, car elle estime qu’en « raison de leur attitude à l’égard de l’autorité civile et du gouvernement pendant la vacance du siège », ils ne peuvent occuper cette fonction. N’avaient-ils pas demandé à des congréganistes de prêcher lors des retraites ecclésiastiques ? À cette même période, près d’une trentaine de plaintes parviennent à la préfecture pour propos tenus contre l’école. En novembre 1903, le préfet s’adressant au ministre des Cultes, rappelle que « jamais le clergé du diocèse n’a été plus hostile et plus militant ; jamais il ne s’est mêlé plus ouvertement de politique439. Dans toutes les associations libérales, de la jeunesse catholique…, desservants et vicaires font sentir leur action vouée ou occulte »440. Mgr Campistron est donc contraint de choisir d’autres vicaires généraux.

En mars 1904, il propose au vicariat général l’abbé Chaumontet441. C’est par une lettre « urgente, personnelle et très confidentielle » datée du 9 mars que la direction générale des cultes informe le préfet de la Haute-Savoie que « l’évêque […] vient de nommer M. Chaumontet, […] aux fonctions de vicaire général »442. Ce prêtre a terminé ses études à Rome où il a été ordonné. Vicaire à Villaz et à Annecy-le-Vieux, il est nommé professeur au grand séminaire en 1893. Il y enseigne la philosophie, le dogme, la morale en même temps que le droit canon443 ; à partir de 1900, il est également promoteur de la foi. Le rapport du commissaire de police souligne que « la conduite, la moralité, et la réputation de ce prêtre sont bonnes » et qu’il est considéré comme « sérieux et intelligent »444. En juin 1904, l’évêque pense que l’abbé Chaumontet proposé depuis longtemps « sera certainement agrée », si le rapport du préfet lui est favorable445 comme il lui a laissé entrevoir.

Dans une lettre adressée au président du Conseil, le préfet déclare qu’il « ajourne [son] avis au sujet de l’agrément de M. Chaumontet, nommé par l’Évêque en second emploi de vicaire général jusqu’à ce que les satisfactions promises446 par M. Campistron n’aient été accordées »447. De quelles satisfactions s’agit-il ? Est-ce un gage de fidélité à la République ? Le 10 novembre 1904, le ministre de l’Intérieur et des Cultes fait savoir au préfet et à l’évêque qu’il refuse la candidature de l’abbé Chaumontet. L’explication de ce refus est somme toute classique, le candidat « ne présente pas les garanties que le gouvernement a le devoir d’exiger des collaborateurs immédiats de l’Évêque diocésain »448. Chaumontet est-il refusé parce que son frère, décédé en 1893, nommé maire de Chessenaz sous « l’Ordre moral » resta longtemps en fonction ? Est-il refusé parce qu’il serait trop influent à l’évêché ? Le commissaire de police écrit : « Sa mère encore vivante, est surnommée « la chancelière », par allusion de ses deux fils prêtres449, qui ont la réputation de tout pouvoir à l’évêché »450. Dans tous les cas, il savait « dans quelles conditions » et « pour quels motifs [il fut] refusé par le gouvernement » ajoutant que ces derniers étaient « très honorables » pour lui451. Une personne influente l’aurait-elle fait refuser ? Les sénateurs Duval et Folliet seraient-ils intervenus, étant donné que « leur » candidat avait été refusé par l’évêque ?

Un autre abbé est donc présenté au vicariat général. Cette fois le refus vient de l’administration diocésaine. Sans doute, en nouvel arrivant, Mgr Campistron452 aurait été influencé par les ex-vicaires capitulaires. Les sénateurs Duval et Folliet proposent au vicariat général, l’abbé Molinos453, curé de Feigères depuis 1884. Il est depuis longtemps leur ami, et il passe pour « professer les opinions très libérales en raison de ses relations cordiales avec [ces personnes] »454. L’évêque refuse de le nommer à cause de son « caractère et de son manque de pondération »455. Dans une lettre qu’il adresse au préfet à la fin mars 1904, le prélat justifie sa décision par le fait que l’abbé Molinos « à tort ou à raison, est très discuté dans le diocèse. Sa nomination serait mal interprétée par la plus grande partie du clergé, ébranlerait la confiance qu’il a placée dans son nouvel évêque et compromettrait la direction exclusivement religieuse qu’il se propose de lui donner »456. D’après les sénateurs, qui ne sont pas totalement neutres dans cette affaire, une « campagne [est] menée par la coterie de l’ancien évêque »457. Le sénateur Folliet ajoute d’ailleurs qu’avec Duval, ils empêcheront « la parfaite entente existant entre l’évêché et la préfecture de produire ses heureux résultats »458.

Mgr Campistron a choisi de prendre pour vicaire général l’abbé Bel, curé-archiprêtre de Frangy. À cette occasion, après avoir appris que Molinos n’était pas retenu par l’évêché, Duval s’adresse au préfet en ces termes : « Il n’y a qu’un homme auquel nous pouvons accorder notre appui, par conséquent il est inutile de compter sur nous pour intervenir en faveur de n’importe quel autre candidat459[…]. Nous attendrons donc les événements et les nominations dont vous proposerez l’agrément et si, comme nous le supposons, l’ancienne politique épiscopale recommence, nous ne voulons pas qu’on puisse nous en rendre complice »460. Toujours d’après Duval, le nonce lui-même serait intervenu pour faire pression sur l’évêque, et ajoute que si le directeur des cultes « avait une preuve certaine de la pression que le Nonce a manifestement exercé sur M. Campistron, il en ferait une très grosse affaire »461.

Le 24 juillet, le préfet déclare que sur « l’initiative du député Mercier », il a demandé à l’évêque de nommer comme second vicaire général le chanoine Lavanchy, curé de Thonon-les-Bains. Ce changement aurait permis de donner la cure à l’abbé Molinos462, ce qui aurait été une compensation. Cependant, le chanoine refuse pour deux raisons : son âge et son inexpérience dans le domaine des questions administratives et théologiques. Son refus entraîne donc l’impossibilité de donner une cure importante à l’abbé Molinos, et « dès lors la combinaison que M. Mercier […] proposait devait être abandonnée »463. Mgr Campistron souhaitant être agréable « aux représentants du département », accepte d’appeler M. Molinos, à la tête d’un archiprêtré. Le préfet demande alors au président du conseil d’accepter la nomination qui est d’une certaine façon une « compensation » pour les sénateurs. Il est donc nommé à Frangy464, le 28 juillet, remplaçant ainsi l’abbé Bel, devenu vicaire général.

Le second vicaire général est l’abbé Cusin, nommé à cette fonction le 6 janvier 1905. Celui-ci était secrétaire particulier de Mgr Isoard depuis le 7 septembre 1899 et vice-chancelier depuis le 15 août 1900465. Il ne semble pas qu’il y ait eu de problèmes particuliers quant à sa nomination à cette fonction. Mgr Cusin, plus jeune que Mgr Bel, s’occupera de la pastorale : les œuvres de jeunesse, les sociétés musicales…

Nous avons pu constater que le concordat muselait d’une certaine façon l’autorité diocésaine, contrainte de toujours demander l’accord au gouvernement pour les nominations. Les évêques comme les prêtres ne peuvent pas s’exprimer vraiment librement, risquant d’être jugés comme d’abus. D’une certaine façon, la Séparation des Églises et de l’Etat leur donne plus de liberté. Mais cette loi qui a ses avantages (plus de liberté d’action) et ses inconvénients (notamment financiers) ne se met pas en place sans quelques résistances. Mgr Campistron, malgré les événements, sera toujours obéissant car « loi c’est la loi, elle doit être obéit ». Lors des opérations liées à la Séparation, il ne cherchera pas à exciter ses diocésains contre le gouvernement.

Notes
435.

La Croix de la Haute-Savoie, 28 août 1921.

436.

Ibid.

437.

Louis-Théophile Moccand est né à Samoëns, le 20 novembre 1838. Ordonné prêtre en 1861, il devient vicaire général de Mgr Isoard en octobre 1886 et vicaire capitulaire du 15 août 1901 au 29 février 1904. († 1927).

438.

Joseph Pissard est né, à Saint-Roch (Sallanches), le 30 mars 1853, vicaire général le 12 juin 1900, il est vicaire capitulaire le 7 août 1901 jusqu’à l’arrivée de Mgr Campistron. Professeur au grand séminaire lorsqu’il est appelé au vicariat général. Lorsqu’il quitte ses fonctions de vicaire capitulaire, il demande à retourner au ministère paroissial. († 1921).

439.

ADHS, 1 V 3. Le préfet à l’Évêque, 28 juin 1904. Il lui demande le remplacement des desservants de Viry et de Lucinges « qui se sont fait remarquer par leur attitude incorrecte au point de vue politique ».

2 V 12. Le préfet signale aux vicaires capitulaires, le 4 septembre 1901, que les « membres du clergé du canton du Biot ont pris une attitude que leur interdisent leur caractère et leurs fonctions. Ils ont fait une propagande active en faveur de l’un des deux candidats en présence, sous forme de visites à domiciles, de distribution de journaux et de prônes sur des sujets politiques ». L’abbé Sallaz, curé de La Vernaz, déclare aux femmes de la commune : « Vous devez pour sauver vos âmes empêcher vos maris de voter pour M. Tavernier. S’ils le font, vous n’avez qu’à vous séparer d’eux. » Le 9 avril 1902. Le préfet informe les vicaires capitulaires que deux capucins prêchent à Châtel et qu’ils parlent de « persécutions dirigées contre la religion, de nécessité de s’unir pour le bon combat ». Ils auraient même fait chanter un cantique commençant par « Chablaisiens, préparez-vous au combat ». Le curé de Châtel, l’abbé Gros-Gaudenier, rappelle au préfet le 14 avril que le cantique n’a pas été imprimé pour l’occasion.

440.

ADHS, 1 V 20. Rapport du préfet au président du Conseil, ministre des Cultes, 13 novembre 1903.

441.

ADHS, 1 V 6. Dossier personnel de Chaumontet Jean.

442.

Ibid. Lettre (n° 3554) du Ministre de l’Intérieur et des Cultes au préfet de la Haute-Savoie, 9 mars 1904.

443.

AAS. Boîte Rebord. Dictionnaire du clergé, n° 12. Lettre de l’abbé Chaumontet au Chanoine Rebord, 2 juillet 1918.

444.

ADHS, 1 V 6. Le commissaire de police du commissariat d’Annecy au préfet, 31 mars 1904.

445.

ADHS, 1 V 3. L’Évêque au préfet, 30 juin 1904. Mgr Campistron pense que comme « M. Chaumontet est déjà proposé depuis longtemps, il sera certainement agrée, si comme vous me l’avez laissé entrevoir, votre rapport lui est favorable ».

446.

ADHS, 1 V 3. Le préfet à l’Évêque. Il lui demande de changer de postes les curés de Viry et de Lucinges pour avoir été trop incorrects au niveau de la politique. Le préfet souligne que « les diverses mutations donneraient satisfactions aussi bien à l’administration préfectorale qu’aux représentants du département ou du Parlement et mettraient fin à une situation dont il doit, comme le préfet désirer le prochain dénouement ».

447.

1 V 5. Lettre du préfet au président du Conseil, 24 juillet 1904.

448.

ADHS, 1 V 6. Lettre de la Direction générale des Cultes à l’Évêque d’Annecy, 10 novembre 1904.

449.

Son frère est curé-archiprêtre de Notre-Dame de Liesse.

450.

ADHS, 1 V 6. Le commissaire de police du commissariat d’Annecy, au préfet, 31 mars 1904.

451.

AAS. Boîte Rebord. Dictionnaire du clergé, n° 12. Lettre de l’abbé Chaumontet au Chanoine Rebord, 2 juillet 1918.

452.

Concernant tout l’épiscopat de Mgr Campistron, nous sommes dans l’impossibilité de citer les archives diocésaines, puisque les documents couvrant cet épiscopat ont « disparu », on ne sait comment. Déjà en 1971, Michel Rémy évoquait cette lacune.

453.

ADHS, 1 V 5. Lettre du préfet au président du Conseil, 8 juillet 1904. Le préfet écrit : « Vous savez que M. Molinos était le candidat de MM. Duval, Folliet et Mercier au vicariat général ».

454.

ADHS, 1 V 5.

455.

Ibid. Lettre du préfet au président du Conseil, 8 juillet 1904. Soulignons que lorsque la Ligue des femmes françaises s’installe dans le diocèse, il n’hésite pas en chaire, à prendre à partie la présidente départementale de la Ligue, une de ses paroissiennes.

456.

ADHS, 1 V 20. Lettre de l’évêque au préfet, 29 mars 1904.

457.

ADHS, 1 V 5. Lettre du préfet au président du Conseil, 8 juillet 1904, il cite le courrier d’André Folliet.

458.

Ibid.

459.

Ibid. Le préfet souligne qu’il n’a rien demandé de semblable aux sénateurs !

460.

Ibid. Lettre du préfet au président du Conseil, 8 juillet 1904. Il cite un courrier de Duval.

461.

Ibid. Lettre de Duval au préfet. 2 juillet 1904.

462.

ADHS, 1 V 3. Lettre du préfet à l’évêque, 13 juillet 1904. Le préfet demande le canonicat honoraire pour l’abbé Molinos, ainsi que le vicariat à Frangy pour un de ses anciens élèves prêtre dans un autre diocèse.

463.

ADHS, 1 V 5. Lettre du préfet au président du Conseil, 24 juillet 1904.

464.

ADHS, 1 V 3. Un brouillon du 28 juin 1904 émanant du préfet souligne que Molinos avait été proposé pour être curé de Cruseilles. Le 29 juin 1904, l’abbé Laperoussaz, desservant de Cruseilles depuis « trente mois » refuse de quitter son poste pour aller à Frangy. Laperoussaz aurait quitté Cruseilles pour Frangy et l’abbé Bel aurait quitté Frangy pour être vicaire général. Dans sa lettre manuscrite du 30 juin, adressée au préfet, l’évêque lui demande « de bien vouloir approuver ce qu’il présente, sans plus de retard, à l’agrément du gouvernement la nomination de M. Bel, comme vicaire général, et celle de Molinos, comme archiprêtre de Frangy ».

465.

c. sorrel, dir., Dictionnaire du monde religieux…, La Savoie, op. cit., p. 141.