Il semble qu’avant le vote définitif de la loi, l’impression est plutôt « bonne dans le sens du gouvernement »477 pour de nombreux savoyards. Dans un rapport du 12 septembre, le préfet souligne que dans le département « l’opinion publique […] n’est nullement perturbée par la question religieuse »478. Pourtant, dès la promulgation de la loi et les premiers inventaires, le ton change radicalement. Cette loi, mal perçue tant par les prêtres que par un certain nombre de fidèles479, est – selon eux – « inique, injuste et tyrannique »480, et constitue le « prélude à la spoliation ». Dans quelques lettres de protestations, un parallèle est fait entre la Révolution et la loi de 1905. Des desservants comparent alors les inventaires à un prélude de la « confiscation des biens de l’Église »481 et lorsqu’ils lisent les protestations, certains soulignent que la lettre ne s’adresse pas à la personne mais bien à la fonction que le receveur représente.
Pourtant, cette loi est pour les catholiques « riche d’avantages et d’inconvénients »482. D’abord, elle leur apporte « la liberté […] dont les formes sont multiples. Liberté de réunion : les conciles nationaux et régionaux ; les synodes diocésains redeviennent possibles ; liberté de la plume et de la parole : des évêques aux vicaires, les ecclésiastiques pourront écrire et dire en chaire ce qu’ils voudront, sans que pèsent sur eux les sordides menaces de la procédure d’appel comme d’abus et de la suppression du traitement ; liberté du choix des dignitaires ; c’est le Saint-Siège et non plus le gouvernement qui nommera les évêques ; liberté de modification des circonscriptions ecclésiastiques, de création des églises et des chapelles qui étaient subordonnées sous le régime concordataire à l’acquiescement de l’État »483. Mais les Savoyards ont peur pour leur église, celle pour laquelle ils ont participé à l’embellissement, ou celle pour qui leurs parents ont donné temps et argent. La conclusion faite par Nadine-Josette Chaline pour les catholiques Normands peut s’appliquer au diocèse d’Annecy : « ils défendent leur église, comme ils le feraient pour propres biens »484. Au début des Inventaires, les associations cultuelles ne sont pas encore constituées et tous attendent la décision de Rome. Celle-ci encore partielle n’arrive que le 11 février avec l’Encyclique Vehementer Nos qui condamne la Séparation. Jusqu’à cette date – et au-delà –, la question de l’attribution des biens se pose ; sans doute y a-t-il ici une vraie crainte de la part des prêtres, des fabriciens et des paroissiens. Ce n’est qu’une fois le refus romain connu que le nombre des manifestations semblent augmenter.
Contrairement à toutes attentes, les opérations des Inventaires se passent sans trop de heurts485. Même si quelques actes de résistance ont lieu, nous sommes loin des scènes des Pyrénées, de la Haute-Loire ou du Nord. Dans sa majorité, le paysan savoyard, respectueux de l’ordre établi et légaliste, considère plus les Inventaires comme une mesure administrative que comme un prélude de spoliation, et ce malgré les incitations à la résistance relayées par la presse cléricale.
En 1966, Jean-Marie Mayeur, dans son article consacré à « la géographie de la résistance aux Inventaires »486, souligne qu’il n’y a pas forcément adéquation entre la carte de la pratique religieuse et celle de la résistance aux opérations des Inventaires ; indiquant également que celle qui se rapprocherait le plus de la carte de la résistance aux Inventaires, serait celle des prêtres réfractaires. Dans le cas qui nous intéresse, les manifestations ou les heurts sont le plus souvent situés dans les zones élevées du diocèse, les mêmes zones – ou presque – qui avaient accueilli les prêtres réfractaires aux temps révolutionnaires. Pour ne citer qu’un exemple, la vallée de Thônes487, qui après 1793 prend le « surnom » de « Vendée Savoyarde », organise de nombreuses manifestations contre les opérations. C’est également là qu’à lieu le premier incident notable, dans les premiers jours des Inventaires. Ces secteurs « résistants » sont ceux d’une « droite d’inspiration contre-révolutionnaire, d’un catholicisme populaire, d’un cléricalisme rural traditionnel »488. La presse cléricale relaye les différentes manifestations qui se déroulent en France et dans le diocèse, échauffant parfois les esprits.
Les Inventaires, comme dans le reste du pays – à l’exception de l’Ouest et du Massif central – se déroulent assez bien jusque fin févier-début mars. Début février les incidents survenus à Paris489sont « célébrés à l’envie par la presse catholique »490 ; et quelques jours plus tard paraît l’Encyclique Vehementer Nos. Il est patent que la résistance se fait plus vive après la reproduction de l’Encyclique dans la Croix du 18 février. C’est peu après cette date que des incidents éclatent en Haute-Loire. Clemenceau décide de renoncer aux opérations dans le cas où une résistance serait opposée. Le 6 mars à Boeschèpe (Nord) un manifestant est tué par le fils du procureur ; le lendemain, le ministère Rouvier est renversé. Le 16, une circulaire ministérielle adressée aux préfets les invite à suspendre les Inventaires. Ils ne reprendront, comme pour le reste du pays, qu’au mois de novembre.
Dans le diocèse, si peu d’incidents ont lieu491, sans doute est-ce parce que les Savoyards, comme d’autres, ont vécu « sans le formuler peut-être en doctrine, un catholicisme libéral pratique » et il n’est pas étonnant alors que « tous les députés de la Savoie, de la Haute-Savoie, de la Haute-Saône, des Hautes-Pyrénées, aient voté le 3 juillet 1905, la loi de Séparation, et que les Inventaires n’aient guère trouvé de résistances dans ces départements »492. Mgr Campistron n’appelle ni ses prêtres, ni ses fidèles à une résistance violente ; il donne la consigne de soustraire le Saint-Sacrement aux opérations en le transportant de l’église au presbytère. Cette dernière fait référence à l’affaire des tabernacles493. Nous pouvons nous demander si justement cette consigne n’a pas servi à la résistance. En effet, les personnes ayant participé à la translation du Saint-Sacrement jusqu’au presbytère se retrouvent sur la place de l’église à l’arrivée des fonctionnaires et il suffit qu’il y ait un agitateur pour que la résistance se fasse plus vive.
Les opérations se déroulent suivant le schéma habituel : les desservants sont prévenus de la date de l’inventaire par une notification494 cinq jours avant la date effective de la venue des agents de l’État. Avant l’arrivée des agents des domaines, le Saint-Sacrement est transporté à côté de l’Église avec des fidèles chantant des cantiques. Le prêtre495 sur la porte de l’église lit une lettre de protestation, se retire ou assiste sans mot dire à l’inventaire. Quelquefois le président des fabriciens lit également un message. Les fonctionnaires venus inventoriés sont insultés, quelquefois chahutés, mais rarement blessés.
Nous avons consulté deux cent vingt-quatre lettres de protestation. Parmi celles-ci 70 % sont « classiques », c’est-à-dire qu’elles reprennent strictement le texte de l’évêché. Dans 48,21 % des cas, le texte de l’évêché constitue la seule protestation, alors que dans 21,87 % des cas, il est accompagné de revendications mobilières ou immobilières. Les soixante-sept lettres restantes (30 %) sont composées de protestations diverses, chacun laissant libre cours à sa plume et à son cœur. Dans environ neuf lettres (12,5 %) de protestation « libres », nous avons pu trouver une allusion à 1860496. Le sentiment d’individualité pour la Savoie497 ressort de ces évocations. Ces dernières comportent également de l’amertume, un sentiment de trahison de la part de la France qui a renié la parole qu’elle avait donnée et qui a invalidé la confiance mise en elle par les Savoyards. Il n’est jamais question de renoncer à l’Annexion, mais il est toujours souligné que la Savoie est entrée confiante et avec sincérité en France. Dans quelques paroisses Les Allobroges sont chantées, comme à Évires ou à Arâches, dans cette dernière c’est d’ailleurs pour répondre à L’Internationale.
Souvent le non-respect des conditions d’Annexion est évoqué, tout comme le reniement des promesses faites en 1860498 : « ce n’est pas ce qu’on avait promis quand nous nous sommes donnés avec tant d’enthousiasme à la France »499. Les curés d’Entremont et de Châtel soulignent que le « patrimoine sacré nous fut garanti par le traité international qui consacrait l’annexion de la Savoie à la France et par les accords survenus à cette époque ou depuis entre le gouvernement français, l’État Sarde et le Saint-Siège »500. Le curé de Saint-Paul-en-Chablais est le seul à évoquer l’article 15 de la loi501, qui est spécifique aux trois départements entrés en 1860.
D’autres prêtres évoquent les hommes politiques à l’origine de cette loi « spoliatrice »502. Le curé de Dingy-Saint-Clair rappelle que sa protestation ne s’adresse pas à la personne du receveur mais bien plus à ceux « au nom de qui [il agit] » et il déclare qu’elle « s’adresse à tous les auteurs de la loi et tout particulièrement aux députés et aux sénateurs de la Haute-Savoie qui n’ont pas craint de faire mentir la France, en l’engageant à renier les promesses qu’elle nous fit en 1860. En retour de notre libre et généreuse donation, la France promit alors de garantir notre liberté religieuse, tous les droits et privilèges dont nous jouissions sous le gouvernement sarde. Aujourd’hui, sur demande de nos représentants à l’Assemblée législative, notre liberté religieuse a disparu », il termine en rappelant que « la force peut nous faire courber un instant, nous anéantir jamais »503. L’abbé Chaumontet, curé de Valleiry, rappelle quant à lui, que « l’année dernière à l’époque de Pâques […] nos hommes politiques étaient réunis à Annemasse. Les échos du Salève nous répétaient ces cris : “Nous ferons respecter la signature de la France” – la zone était sauvée – les mêmes hommes qui proclamaient le respect dû à la signature de la France le foulaient aux pieds quelques jours après en votant la main mise sur nos églises »504. L’abbé Duvillaret, curé du Reposoir, va même jusqu’à déclarer que la rupture du « contrat d’Annexion entre la Savoie et la France » est un « casus belli, un cas de guerre entre l’Italie, la triplice et la France [sic] »505 !
C’est l’administration des biens qui pose problème en 1906, mais cela n’est pas nouveau. Déjà plusieurs fois depuis 1860, cette question est évoquée. Il nous semble utile de faire un bref rappel de la situation des biens de l’Église en Savoie. Les catholiques se basent sur l’interprétation d’un manifeste sénatorial de 1825. À leur reconstitution en 1825, les fabriques reçoivent la pleine propriété des biens ecclésiastiques506 revenus au domaine royal après 1815. Les édifices construits entre 1825 et 1860 s’y ajoutent. En 1854, la cour de Chambéry rend un arrêt qui rappelle que « les communes ont la propriété du presbytère ou autres objets qui forment le temporel de l’Église, elles les administrent par l’intermédiaire des conseils de fabriques et en conséquence la prescription leur est acquise après trente ans pour les objets qu’elles ont possédés tant par elles que par les fabriques »507. Dans son article 5, le traité d’Annexion rappelle qu’il garantit le respect des droits acquis. Il est complété par l’article 7 de la convention diplomatique du 23 août 1860 qui rappelle que « les collèges et […] autres établissements publics existant dans la Savoie et dans l’arrondissement de Nice, et constitués d’après les lois sardes en personnes civiles peuvent acquérir et posséder, conservent la propriété de tous leurs biens meubles et immeubles »508. La question de la propriété des biens est déjà évoquée avant 1905 notamment lors des réfections d’édifices. En 1860, le ministre de l’instruction publique et des Cultes Rouland rappelle que « suivant l’esprit du Sénatus Consulte, les établissements ecclésiastiques de la Savoie sont entièrement assimilés aux autres établissements de l’ancienne France, puisqu’ils sont régis par les mêmes lois »509. Cela signifierait donc que les revendications des prêtres ne sont pas recevables, mais pourquoi alors la loi elle-même prévoit-elle un article particulier pour les départements annexés ?
Nous étudierons les inventaires en deux temps : ceux de janvier à mars puis ceux de novembre.
Ibid., 28 juillet 1905, p. 599.
Rapport du préfet du 12 juillet 1905.
La plupart dans les paroisses de montagne ou élevées.
ADHS, 8 V 11. Lettre du curé d’Arâches.
ADHS, 8 V 18. Lettre de l’abbé Chaperon, curé d’Entremont.
a. dansette, Histoire religieuse de la France…, op. cit., p. 349. Devant la situation, il semble qu’ils ne se rendent pas encore compte des avantages, ce qui les préoccupe sur le moment c’est le futur proche ainsi que leurs biens et le devenir de ces propriétés.
a. dansette, Histoire religieuse de la France…, op. cit., p. 349.
n.-j. chaline, Des catholiques normands…, op. cit., p. 102.
Dans le diocèse de Chambéry, les opérations se passent plus calmement que dans celui d’Annecy. Christian Sorrel souligne que « les manifestations n’ont rien de comparable à ce qui s’est passé en 1902 ou à ce qui se déroule au même moment dans quelques cantons de la Maurienne ou du Chablais ». c. sorrel, Les catholiques…, op. cit., p. 186.
j.-m. mayeur, « La géographie de la résistance aux Inventaires », Annales…, op. cit., p. 1259-1271. Voir l’annexe n° 67.
Concernant cette vallée, ne pourrions-nous pas poser la même question que celle de Patrick Cabanel à propos de la « longue tradition de la révolte paysanne dans le Vivarais » ? in « La révolte des inventaires », in j.-p. chantin et d. moulinet, La séparation de 1905…, op. cit., p. 101. Les paroisses qui ont participé à la résistance en 1793 sont les mêmes que celles où se passent des incidents en 1906. Soulignons que la « guerre de Thônes » loin d’être oubliée, est encore rappelée, notamment parce que de nombreuses familles ont un aïeul qui a participé à cette révolte contre l’envahisseur.
Un texte manuscrit anonyme retrouvé aux Archives diocésaines (peut-être du Chanoine Pochat-Baron ?) intitulé Les inventaires dans la vallée de Thônes souligne qu’ « aussi bien, du Parmelan au Mont-Charvin et à la chaîne des Aravis, les jeunes ont appris des anciens ce généreux élan qui fut celui de leurs ancêtres en 1793, et le souvenir de la « Fichelette », fusillée pour n’avoir voulu renier ni son Dieu ni son roi, est loin d’être effacé. Aujourd’hui, il est vrai, la forme du gouvernement n’est pas en question, il s’agit seulement de conserver la religion et le culte libre et public, sans lequel elle est presque impossible. » ADA, document non encore classé.
j. raymond, La Haute-Savoie…, op. cit., t. 2, p. 982.
À Sainte-Clotilde, le 1er février et le lendemain à Saint-Pierre du Gros Caillou. Jean-Philippe Bon souligne par exemple, que ces événements n’ont pas de répercussion dans le diocèse de La Rochelle-Saintes. j.-ph. bon, Le diocèse de La Rochelle-Saintes…, op. cit., p. 31.
Cela n’est pas propre au diocèse.
Voir la carte récapitulative des Inventaires dans le diocèse d’Annecy en annexe n° 66.
j.-m. mayeur, « Géographie de la résistance aux Inventaires… », Annales…, op. cit., p. 1266.
Une rumeur court comme quoi les agents des domaines ouvrent les tabernacles. Elle se fonde sur la circulaire du 2 janvier 1906 qui rappelle « aux agents chargés de l’Inventaire » de demander « l’ouverture des Tabernacles ». Les catholiques ont peur de la profanation ou du vol. Dans certains cas, les agents des inventaires noteront qu’à leur arrivée, le tabernacle était ouvert (Entremont par exemple), dans d’autres cas, les desservants mettront à la disposition des agents des linges blancs pour ne pas profaner les vases sacrés.
Voir l’exemple d’une notification reçue par le desservant de Cordon en annexe n° 65.
Il est désigné par le conseil de fabrique, lors de la réunion tenue fin décembre, pour accueillir l’agent venu procéder à l’inventaire.
Souvent, mais pas systématiquement, ces lettres sont lues par des prêtres qui sont originaires de la zone frontalière ou qui y officient. Il arrive également que des allusions à 1860 soient faites dans des paroisses ayant des rapports économiques avec la Suisse.
Elle est la dernière province à être entrée en France.
« On nous avait garanti par le pacte d’Annexion que nos droits seraient conservés ». ADHS, 8 V 14. Lettre de l’abbé Veyrat-Durebex, curé de Brens. Les curés d’Entremont et de Châtel s’interrogent en ces termes : « La France faillirait-elle à sa parole ? ». ADHS, 8 V 15 et 8 V 18.
ADHS, 8 V 14. Lettre de l’abbé Veyrat-Durebex, curé de Brens.
ADHS, 8 V 15. Lettre de l’abbé Gros-Gaudenier, né au Mont-Saxonnex en 1860. Le curé d’Entremont, l’abbé Chaperon évoque les accords entre la France, l’État Sarde et le Saint-Siège. Il est né en 1857 à Saint-Gingolph. Il est intéressant de souligner que la dernière phrase se retrouve dans un texte publié dans le diocèse de Nice et s’intéressant à l’ancien comté de Nice. Cette lettre paraît le 24 février dans l’Indicateur de la Savoie. Les inventaires de Châtel et d’Entremont sont faits respectivement les 5 et 7 mars. D’ailleurs à Entremont, l’agent venu inventorier, n’oublie pas de souligner qu’à son arrivée le tabernacle était ouvert.
ADHS, 8 V 30. Lettre du curé de Saint-Paul.
Ibid.
ADHS, 8 V 17. Lettre de l’abbé Compois, né en 1854.
ADHS, 8 V 33. Lettre de l’abbé Chaumontet.
ADHS, 8 V 29. Lettre de l’abbé Duvillaret.
Il s’agit de ceux qui n’ont pas été vendus.
Le Cultivateur savoyard, 14 février 1907.
r. naz, « Les chapitres des cathédrales après l’Annexion », Mélanges offerts au professeur Louis Falletti, Annales de la faculté de droit et des sciences économiques de Lyon, Université de Lyon II, Paris, Dalloz, 1971, p. 347.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 176.