Le 22 janvier 1906, les Inventaires débutent dans le diocèse par les chefs-lieux de cantons que sont Douvaine, Faverges, Frangy, Reignier ou encore Saint-Jeoire-en-Faucigny510. Ils se déroulent sans problème et sans la présence de la gendarmerie, jusqu’au 29 janvier, date à laquelle Pauvrehomme, le percepteur de Thônes, est malmené (sans gravité). Il semble que jusque mi-février la plupart des Inventaires se déroulent sans heurts majeurs.
C’est donc l’incident des Clefs qui ouvre la voie à la résistance, même si celle-ci ne se révèle vraiment que fin février. Cette commune située dans la vallée de Thônes est la seconde paroisse de la Vallée à recevoir les opérations des Inventaires. Le desservant, averti par notification de la venue de l’agent des Domaines, demande à ses paroissiens de venir à l’église le matin du 29 janvier, pour la messe de saint François de Sales – patron de la paroisse – avancée à 7 h 45, afin de transporter le Saint-Sacrement de l’église au presbytère. Après que le Saint-Sacrement soit en sûreté au presbytère, il revient à l’église pour dépouiller les autels, comme cela se fait en règle générale pour le Vendredi-Saint511. Les paroissiens sont massés devant « leur église » dans laquelle ils ne laisseront pas pénétrer les agents des domaines. Le receveur arrive un peu plus tôt que l’heure indiquée, le prêtre lit les protestations et une fois la lecture terminée, il ajoute que Pauvrehomme peut faire son travail. C’est à ce moment que survient un remous : les fidèles se massant autour de la porte déclarent : « on n’entre pas »512. Le percepteur entre dans l’église, après que l’abbé Mermoud aie réussi à calmer la foule ; c’est alors « que la foule entre dans ses pas en chantant Nous voulons Dieu »513. Pendant que se réalise l’inventaire, des paroissiens crient « à bas les casseroles ! dehors les voleurs »514. Le prêtre appelle ses paroissiens au calme dû au lieu, et l’un d’eux répond : « il n’y a pas de bon Dieu, il est en exil »515. Le percepteur inquiet pour sa sécurité, demande au desservant s’il craint quelque chose. Le prêtre le rassure en lui rappelant que les paroissiens ne lui en veulent pas personnellement mais qu’ils protestent « seulement contre l’acte qu [‘il a eu] mission d’accomplir »516. L’inventaire terminé vers onze heures, il prend la route du retour vers Thônes. Là, il aurait été poursuivi par des paroissiens dont certains lui auraient jeté des boules de neige. Si ce premier incident dans le diocèse peut faire sourire, il n’en reste pas moins qu’il est le « plus caractéristique » et aussi le « plus coloré »517. Il est évoqué à la Chambre le 1er février. Le député du Var, Maurice Allard, rappelant les scènes de violence constatées lors des Inventaires, parle de l’affaire des Clefs en le situant à Annecy. Aussitôt, le député de Saint-Julien-en-Genevois, Fernand David, s’empresse de préciser qu’il ne s’agit pas d’Annecy, mais d’« une petite paroisse des environs »518, ajoutant que la « population d’une ville comme [Annecy] se respecte trop pour se livrer à de pareilles manifestations »519. Il complète en déclarant, « non sans dramatiser »520 que les clertins ont « assommé le receveur de l’Enregistrement »521 !
Si la mésaventure arrivée au percepteur Pauvrehomme peut paraître anecdotique, elle ne l’est pas pour la préfecture qui prend alors conscience de la nécessité d’adresser une circulaire aux maires – le 7 février – afin qu’ils puissent fournir « toutes les indications quant aux réactions qu’on peut attendre le jour des opérations »522. Ces informations recoupées avec celles fournies par les instituteurs523, les sous-préfets ou d’autres correspondants, permettent à la préfecture de prendre les mesures nécessaires au maintien de l’ordre, dont les maires ont également la responsabilité. C’est de la préfecture que partiront tous les ordres pour la troupe et les gendarmes.
C’est au cours des dernières semaines de février que la résistance semble se montrer plus importante, sans toutefois atteindre le seuil de mars. Les fidèles ont eu peur en apprenant qu’il serait possible que les tabernacles soient ouverts par les agents des domaines. Le maire de Serraval, un franc-maçon aux dires de certains, fait apposer des affiches, où il rappelle qu’en aucun cas, les agents des domaines n’ouvriront le tabernacle524. Après avoir rappelé que cet inventaire « est fait dans l’intérêt des fidèles et des curés, afin qu’aucun objet ne puisse être distrait avant la formation des associations cultuelles »525, le maire souligne qu’il se fait avec la plus grande correction et que « nulle part, [les agents] n’ont fait ouvrir les Tabernacles. [Les] consciences peuvent donc être rassurées »526. Il termine en déclarant que tout acte de résistance serait perçu comme une atteinte au gouvernement et au maire, élu par les suffrages des habitants depuis dix ans et même que toute manifestation hostile pourrait être considérée comme « une fumisterie, dont [il] ne croi[t] pas capables les habitants intelligents de Serraval »527. Ainsi, les opérations s’y déroulent le 8 février sans incident.
À la mi-février, les Inventaires de cent quarante-six établissements publics du culte sont effectués dans environ soixante-cinq à soixante-dix communes, soit le quart des opérations. Au regard de la chronologie, il ressort que c’est bien au cours du mois de février que la résistance s’organise et c’est bien en mars qu’elle atteint un sommet, comme dans le reste du pays d’ailleurs. À la fin février, le préfet reçoit un télégramme du ministère, lui rappelant qu’il serait bon que tout soit terminé pour le 15 mars, afin de ramener « le calme dans les esprits en vue des élections »528. Le télégramme rappelle que le gouvernement aimerait que les opérations soient terminées en temps voulu, ajoutant que le meilleur moyen pour y arriver est le recours « à des forces nombreuses et importantes »529. Voilà ce qui explique l’envoi de la troupe et des gendarmes. Sans doute, la présence de la gendarmerie n’est pas sans rapport avec la montée de la résistance. En effet, ceux qui sont parfois appelés les « pandores » peuvent parfois être à l’origine de l’animosité des populations. Ils représentent la ville et « le vieil antagonisme du paysan contre la ville d’où viennent le percepteur, le gendarme pour dresser l’inventaire, s’est réveillé pour la défense du « bien » de la communauté, cette fois un bien spirituel »530.
Le sous-préfet de Bonneville craint des manifestations dans certaines communes de son arrondissement, telles Le Reposoir (où les Chartreux sont partis en 1901) ou le Mont-Saxonnex. Il prévoit donc l’envoi de quatre brigades de gendarmerie531, alors qu’il en prévoira dix532 pour La Frasse et moitié moins pour Megève533. Le premier incident dans l’arrondissement se passe à Magland, où une foule nombreuse se masse autour de l’église et crie « voleurs ! vive l’armée ! à bas les casseroles »534. Au 22 février, ce sont près de la moitié des établissements qui sont inventoriés, mais la moitié restante va opposer dans quelques paroisses une importante – voire même violente – résistance.
C’est par le plateau des Bornes que débute vraiment la résistance, atteignant son sommet entre les 3 et 7 mars. À Menthonnex-en-Bornes, le maire fait appel à la gendarmerie535. Le 20 février, le préfet s’adressant à son subalterne rappelle qu’il « vaut mieux envoyer deux brigades qu’une et agir énergiquement et rapidement pour ne pas être obligé d’y revenir. Il n’y a pas à se préoccuper de témoins, le commissaire spécial et un gendarme pourraient […] servir au besoin. Mais il serait peut-être prudent de requérir un serrurier ? »536 Les appréhensions des autorités sont justifiées puisque les opérations se passent dans le « vacarme » où s’entremêlent les « voleurs ! lâches ! à bas les casseroles ! à bas la République » et les « Vive Dieu ! vive les curés »537. À Groisy, l’inventaire est reporté suite à une importante manifestation. Le lendemain, l’effet de surprise538, la présence des gendarmes et d’un serrurier, permet le bon déroulement des opérations. Le 26 février, les opérations à Évires sont ajournées devant la résistance des paroissiens539.
En cette fin février, la situation devient de plus en plus tendue et les agents des domaines doivent se retirer devant l’hostilité de la population à Saint-André-de-Boëge, Saint-Jean-d’Aulps, Perrignier, Habère-Poche et Vulbens540. Dans ces communes, avec la présence de la gendarmerie, les opérations sont reprises rapidement et avec succès avant le début mars. Les rapports soulignent que tout s’est passé « sans incident », « sans trop de difficulté »541, ou qu’une « petite manifestation »542 a été opposée.
Si en février les manifestations consistent à des cris ou des huées de la part de la foule, en mars, ce sont des barricades qui se dressent pour empêcher l’accès à l’église. À cette même date, à peine la moitié des Inventaires sont réalisés. Pourtant le préfet, confiant, affirme à ses supérieurs que tout sera fini pour le 10 mars543. C’est sans compter que la plupart des opérations restant à effectuer se trouvent dans des « communes réservées »544, c’est-à-dire des paroisses où une résistance, violente ou non, est possible voire même très probable. Michel Rémy qualifie les événements de mars de « grand événement du printemps 1906 »545.
Si en février, les ajournements sont de courte durée, il n’en est pas de même en mars, puisqu’il faut attendre novembre pour la reprise des opérations. L’hostilité se révèle dans quatre secteurs principaux : autour du Plateau des Bornes, où des incidents ont déjà eu lieu en février ; dans la vallée de Thônes, où a eu lieu le premier incident546 ; dans le Haut-Chablais et dans le Faucigny (dans les paroisses élevées de la cluse de l’Arve). La situation est telle que des renforts de gendarmerie sont demandés au gouverneur militaire de Lyon ainsi qu’à différents préfets. Ceux des Hautes-Alpes, de l’Isère, du Rhône ne peuvent répondre que par la négative, les Inventaires dans leurs départements laissant craindre des résistances. Seul le préfet de Savoie accorde l’envoi de huit brigades pour les opérations de Manigod, en donnant l’ordre de rentrer une fois celles-ci terminées, des Inventaires restant à faire dans son département547. Les maires en charge du maintien de l’ordre ne demandent jamais l’envoi de l’armée, ils préfèrent voir l’intervention des gendarmes. Celui de Fillinges écrit que « comme il peut se trouver quelques vieilles bigottes disposées à injurier l’agent de l’Etat, il serait bon que deux gendarmes de la brigade de Reignier accompagnent [le percepteur] »548. Si les gendarmes sont victimes des injures des villageois, la situation est différente pour l’armée, puisque plusieurs fois les cris sont : « à bas les gendarmes ! vive l’armée ! »549. Cela peut s’expliquer par le recrutement des unités envoyées ; si le 11e Bataillon de Chasseurs Alpins (BCA) a un recrutement assez large parmi les conscrits, ceux du 30e Régiment d’Infanterie sont tous savoyards, ce qui donne au régiment un état d’esprit « 100 % savoyard »550. De plus, dans chaque paroisse, il y a des jeunes sous les drapeaux qui peuvent se retrouver face aux fidèles lors des opérations. Par sa situation frontalière, le diocèse bénéficie de deux commissaires spéciaux à Annemasse et Saint-Julien-en-Genevois ; ils ont un pouvoir judiciaire étendu sur tout le département, ce qui leur permet d’accompagner les agents des domaines dans n’importe quelle paroisse. Cependant, devant le nombre croissant d’incidents, la juridiction est « étendue par décret du 26 février à tous les commissaires centraux et de police »551.
Débutons par les paroisses entourant le plateau des Bornes. Nous savons que des incidents ont déjà eu lieu dans cette zone (Groisy, Évires). Cercier est le théâtre d’une nouvelle opposition, où la manifestation aurait été guidée par le prêtre. Alors que le percepteur tente d’entrer dans l’église, gardée par six hommes, le prêtre lui souligne que la clé n’est pas la bonne, l’hilarité est générale ; la chanson des « frères trois points » est entonnée par un groupe de jeunes gens552. Devant l’impossibilité d’ouverture de la porte, le percepteur se retire et l’inventaire est ajourné ; il ne sera fait qu’en novembre. Une même résistance est opposée à Villy-le-Bouveret, où la population annonce l’arrivée des agents et des gendarmes par le tocsin, alors que les fidèles chantent des cantiques dans l’église barricadée, là encore il y a un ajournement553. Le 10 mars, on tente de mener à bien les opérations, cependant c’est un nouvel échec qui couronne la résistance, l’ajournement s’impose. Les autorités avaient pensé qu’en intervenant à l’improviste, elles éviteraient des manifestations. Cependant c’était sans compter sur la ruse des paroissiens qui annoncent la venue des agents et des gendarmes par le tocsin. L’effet de surprise ne pouvant se produire, les Inventaires de Villy-le-Bouveret et Vovray-en-Bornes sont reportés à plus tard. Pour le reste de l’arrondissement de Saint-Julien-en-Genevois, il n’y a pas d’autres manifestations importantes.
En revanche, la vallée de Thônes est le théâtre de nombreuses manifestations, quelques paroisses ayant même vu les opérations ajournées. Nous avons vu précédemment que la Vallée était fervente et n’avait pas hésité à résister aux troupes révolutionnaires en 1793. En 1906, elle se mobilise contre les mesures imposées par la loi de Séparation. À partir du 5 mars « et pendant toute une semaine, les routes des environs de Thônes furent envahies par une nuée de gendarmes et de soldats »554 : il s’agissait de faire l’inventaire, par force, dans les communes les « plus réactionnaires de ce clérical canton »555.
L’envoi de moyens importants a été demandé pour effectuer les inventaires au Grand-Bornand556. Le 6 mars, ce sont finalement quatre brigades de gendarmerie, une compagnie de lignes (environ cent hommes), le commissaire de police d’Annecy et deux serruriers qui se rendent dans le village. La veille, les paroissiens avaient été avertis, par le « glas funèbre »557, que la troupe allait arriver. Le mardi matin, le « lugubre tocsin »558 annonce le début proche des opérations. Les portes de l’église sont brisées, alors que des fidèles à l’intérieur chantent « Nous voulons Dieu ». L’inventaire se produit alors que le tocsin continue de sonner, d’après La Croix de la Haute-Savoie il n’y aurait pas eu de témoins pour les opérations559.
Les autorités prennent d’importantes mesures pour les inventaires de Manigod, où, selon le receveur, « la mairie sert de lieu de réunion »560 pour la préparation de la résistance. Ce sont trois compagnies du 30e RI (environ trois cents hommes, chacun ayant huit paquets de cartouches), soixante gendarmes – dont trente arrivés de Chambéry la veille –, deux commissaires spéciaux et quatre crocheteurs qui se présentent le 7 mars. Là encore le glas sonne à l’arrivée des troupes. Les portes de l’édifice étant barricadées, elles sont enfoncées et les gendarmes permettent l’entrée aux agents. L’inventaire est réalisé tant bien que mal. Le départ de la troupe – nombreuse – est saluée par les paroissiens qui avaient préparé une guirlande de casseroles à la sortie du village, faisant écho aux « à bas les casseroles » proférées en différents lieux.
Le 8 mars, les événements se passent différemment à La Clusaz561, où de nombreux uniformes562 prennent position. Le percepteur ajourne l’inventaire devant les menaces de la population qui empêche l’entrée « dans son église »563. Cette décision n’est sans doute pas sans rapport avec les nouvelles instructions reçues qui rappellent que les opérations doivent être ajournées là où il est nécessaire d’enfoncer les portes. Le percepteur s’adressant au préfet par un télégramme le 8 mars, écrit : « Ainsi que je vous en ai fait part la troupe et la gendarmerie se sont retirés sur [le] territoire [de] Saint-Jean-de-Sixt [je] me suis présenté à nouveau à la porte [de l’] église le curé et [le] conseil [de] fabrique étaient disposés à laisser inventorier [,] les manifestants apostés aux fenêtres de l’église ont refusé d’ouvrir et je me suis retiré »564. Des membres de l’assistance auraient même crié : « vive l’armée ! à bas les francs-maçons ! du foin pour les crocheteurs ! »565. Aux Villards-sur-Thônes les Inventaires sont également ajournés566. Il semble que « partout les agents furent d’une correction et d’une politesse irréprochable»567, que « le rôle de la troupe s’est réduit à maintenir la foule en occupant les abords des églises. Elle n’a témoigné, en aucun cas, de dispositions hostiles aux catholiques ». Pour les gendarmes, si « bon nombre d’entre eux ont fait preuve de modération et de calme, nous sommes bien aise de le reconnaître »568 d’autres « s’abandonnèrent à des violences et à des excès de zèle qu’un agent exemplaire doit toujours s’interdire »569. Les propos de l’auteur des Inventaires dans la vallée de Thônes, envers les crocheteurs se résument à ceci : « Des crocheteurs nous ne dirons rien, nous ne pouvons que les plaindre »570.
La vallée de Thônes n’est pas la seule à opposer une vive résistance aux Inventaires, il nous faut à présent évoquer « Bellevaux, une “Bretagne savoyarde” »571. Depuis le début des opérations, le préfet sait que cette paroisse est susceptible de poser des problèmes lors de l’inventaire572. C’est le 3 mars que le tocsin retentit à l’arrivée du percepteur, du commissaire de police et de dix-neuf gendarmes. À leur arrivée, ils découvrent une église recouverte « de crêpes et d’oriflammes noires avec des croix blanches au centre » et un clocher « garni de drapeaux »573 ; deux barricades sont dressées devant la porte, des drapeaux tricolores les surmontent. Des fidèles prient et chantent à l’intérieur de l’édifice ; les autorités réussissent à franchir le barrage et accèdent à l’entrée, où se trouvent le Prieur574, l’abbé Jacquier, et deux de ses vicaires. Le commissaire et le percepteur décident de se retirer et d’ajourner les opérations. C’est alors que « les fanatiques, après avoir bu force eau-de-vie, [tentent] de renverser les voitures sur lesquelles ils [projettent] une grêle de pierre et de projectiles de toute sorte »575. Deux manifestants sont arrêtés, mais sous la pression de la foule, ils sont rapidement relâchés ; alors que le conseiller d’arrondissement Hector Piccot et un maréchal des logis sont blessés576. L’écho du Léman, un journal anticlérical, consacre sa une du 10 mars aux événements de Bellevaux, n’hésitant pas à écrire : « À Bellevaux, en 1906, on est, au point de vue progrès et instruction, au niveau des hordes d’Attila »577 . La réponse d’une presse moins « sectaire » ne tarde pas à paraître, c’est dans les lignes de L’union républicaine, que l’on peut lire « Commune, honorée entre toutes, par les injures sans nom de coquin sans aveu ! Grincez des dents, gens de l’Echo ! Mentez, insultez, bavez : le torrent de vos ordures ne remontera pas sur les hauteurs ; il vous emportera, vous et votre Mercier, au milieu du dégoût universel, dans la sentine d’iniquité où s’engloutissent et s’engloutiront, avec vos forces, les Clemenceau après les Combes »578. À Saint-Paul-en-Chablais, les inventaires sont exécutés après une « résistance [de la] population enfermée dans église ». Le télégramme adressé au préfet raconte les événements en ces termes : « porte enfoncée en partie sur promesse qu’aucun délit relevé après [une] demi-heure [de] pourparlers et [la] menace de lancer [un] jet d’eau sur [les] manifestants [.] [C]es derniers sortent [de l’]église [, le] curé lit [la] protestation-illégale [. Un] procès-verbal [est] dressé et transmis [au] parquet[. La] population fanatique injuria [le] serrurrier, [le] commissaire; aucune arrestation-me rends Thonon-les-Bains par [le] train [de] 4 heures, [le] sous inspecteur enregistrement averti de mon télégramme »579. À Orcier, l’inventaire est « fait après [une] sérieuse résistance [et] grâce à l’appui de la force armée »580. Le percepteur ajoute qu’une « arrestation » a eu lieu pour « rébellion » et qu’un « procès-verbal pour outrages a été dressé contre vicaire » et qu’il ne l’a pas arrêter afin d’ « éviter [une] effusion de sang »581.
Comme pour la vallée de Thônes ou le plateau des Bornes, le mouvement de résistance fait tâche d’huile et des manifestations entraînant un renvoi des opérations ont lieu à Draillant et à Larringes où « les Inventaires sont impossibles, [à cause des] manifestations violentes »582 ; le curé y est même arrêté par les gendarmes, mais libéré par des manifestants583. Le sous-préfet de Thonon-les-Bains écrit que l’état d’esprit des « populations des montagnes et de la vallée de Bellevaux […] est de plus en plus mauvaise. Tout est prêt pour la révolte, c’est une vraie “croisade” »584. Là comme ailleurs, les paysans défendent « leur église ». À Novel, les agents doivent se retirer car ils sont reçus « par [une] population hostile, [avec des] sifflets [et des] boules de neige, [le] curé lit protestation [sous le] porche de l’église obstrué; retiré sans procéder inventaire »585. À Massongy également les opérations sont reportées à cause de l’opposition [de] plusieurs centaines de personnes »586. À Abondance, l’église est barricadée et huit cents personnes manifestent587.
Des scènes semblables se déroulent à la même période dans les paroisses « élevées » de la cluse de l’Arve. Il y a même une contre-manifestation qui est organisée dans la paroisse de Marignier, ce qui constitue pour Michel Rémy, « un cas extrêmement rare »588. Au Mont-Saxonnex, les portes de l’église sont fermées de l’intérieur ; dans celle du Reposoir, une arrestation est effectuée, ce qui semble calmer les esprits et permettre le déroulement des opérations. À Megève, « on fait sonner le grand glas, chose unique en Savoie »589.
Suite à la chute du ministère Rouvier et l’arrivée de Clemenceau à l’Intérieur, les Inventaires sont reportés à plus tard, car « d’ici là, d’autres sujets auront polarisé l’attention de l’opinion »590. Clemenceau définit une politique « attentiste »591 ; rappelant dans un télégramme qu’il faut ouvrir les portes et enlever les barricades, là où il n’y a pas « de risques de conflits sérieux »592 et qu’il « faut attendre que la résistance soit lassée »593.
C’est dans ce contexte troublé du printemps 1906 que se tiennent les élections législatives. L’autorité épiscopale relayée par les curés de paroisses n’a de cesse de rappeler que la loi de Séparation et les Inventaires qui en découlent sont le fruit des quatre députés élus en 1902 et qui briguent à nouveau la députation. La presse cléricale rappelle sans cesse que voter est un « devoir politique […] et religieux »594 ; les élus voteront des lois qui intéresseront la religion, notamment celle relative à l’école, qui risque de faire « tomber les enfants dans la débauche, la violence, l’anarchie » parce qu’elle constituera une école « sans Dieu »595. Il est rappelé que « mal voter est un péché mortel »596, mais que l’abstention ne doit pas non plus permettre aux députés sortants d’être réélus. Si les autorités ecclésiastiques s’inquiètent du résultat des élections, celles de la préfecture sont également inquiètes quant à l’issue du scrutin. Elles craignent que la situation ne soit défavorable aux députés sortants. Même si bon nombre de diocésains différencient foi et politique, il n’en reste pas moins qu’ils sont attachés à leur patrimoine bâti, et il est à craindre que les événements récents, qui d’une certaine façon, touchent leurs biens, ne les incitent à voter pour « le parti réactionnaire et clérical »597. C’est ce qu’exprime le sous-préfet de Saint-Julien-en-Genevois lorsqu’il écrit à son supérieur qu’il est à craindre qu’ « un grand nombre d’électeurs qui votaient pour le candidat républicain donn[ent] leurs suffrages au candidat réactionnaire… Ce n’est point le résultat du cléricalisme et du fanatisme seul »598, mais celui de l’exploitation des événements récents. Chez la plupart des diocésains, foi et politique sont deux champs nettement séparés, contrairement à certains diocèses de l’Ouest où le curé joue un rôle dans le choix politique ; ce sont donc les députés de 1902 qui sont réélus599. Il ressort d’un constat général que les communes qui ont donné une majorité à la droite sont celles se trouvant en altitude et composant d’ordinaires les bonnes paroisses. Le canton du Biot est tout à droite, son voisin d’Abondance, n’a que deux communes600 qui ont une majorité à gauche, le canton de Thonon-les-Bains se divise nettement entre la partie élevée qui est à droite et celle de la « plaine » qui est à gauche. La vallée de Thônes, à l’exception de trois communes601, vote majoritairement à droite. Les autres communes donnant une majorité au parti « clérical » sont celles se trouvant en altitude, c’est le cas par exemple dans le canton de Sallanches, où toutes les paroisses élevées, à l’exception de Cordon accordent leurs votes à droite, le même phénomène se produit dans le canton de Thorens, où seules trois paroisses donnent la majorité à gauche. Le canton de Faverges vote majoritairement pour le député Berthet, et seule une commune, Montmin602 vote à droite.
ADHS, 8 V 6-39.
Le fait de dépouiller les autels est un événement qui revient plusieurs fois au cours des Inventaires.
ADA. Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 9.
Ibid.
Il s’agit là de termes qui sont utilisés tout au long des Inventaires.
ADA. Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 9.
Ibid.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 198.
Les Alpes, 4 février 1906.
Les Alpes, 4 février 1906.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 36.
Ibid.
I bid., p. 42.
Par exemple celui de Chavanod. ADHS, 8 V 6.
Voir l’affiche en annexe n° 64.
ADHS, 8 V 31. Affiche du maire Miquet. Il fait le parallèle avec les inventaires réalisés dans les écoles à chaque changement d’instituteurs ou avec les inventaires après décès.
Ibid.
ADHS, 8 V 31.
ADHS, V 4.
Ibid.
f. lebrun, Histoire des catholiques français…, op. cit., p. 376.
ADHS, 8 V 7.
Ibid.
Ibid.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 50.
ADHS, 8 V 7.
ADHS, 2 Z 954.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 52.
Lorsque l’inventaire ne peut être réalisé à la date prévue, il peut être fait d’un jour à l’autre, la préfecture n’adressant pas de nouvelle notification.
ADHS, 8 V 7.
ADHS, 8 V 8.
Ibid. Lettre du maire de Saint-Jean-d’Aulps au préfet.
Ibid.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 90.
Ibid.
Ibid. p. 58.
Les Clefs, 29 janvier 1906.
m. remy, Les inventaires…,op. cit., p. 64.
ADHS, 2 Z 954.
ADHS, 8 V 8.
ch. tapponnier, Historique du 30 e RI, Annecy, Imp. Hérisson, 1935, 16 p.
Décret du 16 février. Bulletin des lois de la République française, t. 72, n° 2711, p.1787-1788.
m. rémy, Les inventaires…, op. cit., p. 60.
ADHS, 8 V 8.
ADA, Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 13. L’auteur écrit également que le canton de Thônes « fut inondé de gendarmes et de soldats » (p. 28), ou encore que le TAT (Tramway Annecy-Thônes) vomi « sur le quai de la gare une quarantaine encore de gendarmes, réquisitionnés dans les brigades de Savoie » (p. 41).
ADA. Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 28.
ADHS, 8 V 7.
ADA. Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 28. Les inventaires sont faits alors qu’une retraite pascale est prêchée dans la paroisse.
Ibid.
La Croix de la Haute-Savoie, 18 mars 1906.
ADHS, 8 V 7.
L’abbé Cohanier, curé depuis 1890, est déjà connu de la préfecture notamment pour la lutte qu’il mène contre l’école laïque.
Il s’agit d’ une compagnie du 30e RI, de quatre brigades de gendarmerie, d’un commissaire spécial d’Annecy, du percepteur de Thônes et de trois crocheteurs et leur fourgon qui se présentent à la population assemblée autour de l’Église.
Des barricades sont dressées derrière les portes de l’église.
ADHS, 8 V 8.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 68.
ADHS, 8 V8.
ADA, Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 44.
ADA, Anonyme, Les inventaires dans la vallée de Thônes…, op. cit., p. 44. L’auteur ajoute même que « des témoins nous ont même certifié que pendant qu’on brisait les bancs dans l’église de Manigod, un gendarme vaincu par l’émotion pleurait ».
Ibid.
Ibid.
m. stehlin, La vie politique dans l’arrondissement de Thonon-les-Bains…, op. cit., p. 80.
Le sous-préfet de Thonon-les-Bains – informé par un correspondant – adresse d’ailleurs ses inquiétudes au préfet, lui déclarant que « si les agents qui sont chargés de ces fonctions arrivent dans la commune de Bellevaux à l’improviste, il n’y aura pas de manifestations, mais dans le cas contraire des manifestations seraient à redouter et surtout elles seraient dirigées par le curé ».
m. stehlin, La vie politique dans l’arrondissement de Thonon-les-Bains…, op. cit., p. 81.
Il est de tradition à Bellevaux d’appeler le curé du titre de Prieur, en souvenir de l’abbaye qui se trouvait sur la paroisse.
L’écho du Léman, 10 mars 1906.
m. stehlin, La vie politique dans l’arrondissement de Thonon-les-Bains…, op. cit., p. 81.
L’écho du Léman, 10 mars 1906.
L’union républicaine, 17 mars 1906.
ADHS, 8 V 8. Télégramme adressé au préfet.
Ibid.
ADHS, 8 V 8. Télégramme adressé au préfet.
Ibid. Télégramme du percepteur au préfet.
m. stehlin, La vie politique dans l’arrondissement de Thonon-les-Bains…, op. cit., p. 82.
ADHS, 8 V 6. Lettre du sous-préfet de Thonon-les-Bains au préfet. Il ajoute également que « des postes sont établis sur la montagne pour signaler l’approche des troupes. … tous les habitants de cette contrée sont sur pied ».
ADHS, 8 V 8. Télégramme adressé au préfet.
Ibid.
Ibid.
m. remy, Les inventaires…, op. cit., p. 72.
Ibid., p. 75.
Ibid., p. 104.
a. rivet, « Les inventaires en Haute-Loire », in Cahiers d’histoire…, op. cit., p. 295.
Ibid.
Télégramme de l’Intérieur, cité par a. rivet, « Les inventaires en Haute-Loire », in Cahiers d’histoire…, op. cit., p. 295.
Revue du Diocèse d’Annecy, n° 15, 13 avril 1906, p. 347.
Ibid.
Ibid.
j. raymond, La Haute-Savoie…, op. cit., t. 2, p. 1068.
I bid .
Berthet pour l’arrondissement d’Annecy, David pour Saint-Julien-en-Genevois, Mercier pour Thonon-les-Bains et Favre à Bonneville.
Il s’agit de Vacheresse et de Châtel. Voir annexe n° 19.
Il s’agit de Serraval, du Bouchet (détaché de Serraval depuis à peine trente ans) et de Saint-Jean-de-Sixt.
Nous avons dit précédemment que par son attitude religieuse et politique cette commune se rapprochait de la vallée de Thônes, ou des Préalpes plus largement.